Une politique pas si Cinq étoiles que ça !

Après le succès électoral du Mouvement 5 Étoiles (M5S) de Beppe Grillo, on dirait que les gens de gauche en Italie ont choisi d'occulter le fait que le discours xénophobe et anti-immigrés est l'une des composantes constantes de l'idéologie et de la stratégie grillesques.


Contrairement à ce que croient ceux qui s'apprêtent à monter sur le char des vainqueurs, les gens - hommes et femmes, y compris la soussignée - qui, au fil du temps se sont mesurés à l'analyse critique du Mouvement 5  étoiles, allant souvent au-delà des catégories générales du populisme ou du qualunquismo1, n'ont pas été si rares que ça. Que l'on pense à la contribution des Wu Ming2, juste pour prendre un exemple des plus brillants, lesquels, à propos du discours grillesque, ont évoqué la présence d' "éléments de crypto-fascisme".

D'autre part, se dire «ni droite ni gauche», comme le fait encore le M5S - sauf pour s'asseoir au dernier moment sur les bancs de gauche au conseil municipal à Rome - n'est pas une prémisse permettant d'espérer une évolution dans le sens d'une gauche révolutionnaire ou «de classe», ou bien seulement dans un sens anti-néolibéral et anti-raciste cohérent.

Bien qu'il soit clair que les M5S est également imprégné de culture droitière, du côté de la gauche «alternative», certains prennent ouvertement parti en sa faveur, ou expriment une certaine complaisance, allant jusqu'à proposer une "politique d'alliances" qui l'englobe. Nous savons bien que la gauche politique - je ne parle pas des associations et des mouvements - n'a jamais vraiment donné un rôle stratégique à la bataille contre la discrimination, le racisme et l'Europe-forteresse. Et elle persévère sur cette ligne, même après que la victoire du Brexit et la grave crise de l'UE ont montré combien elle est cruciale et l'ampleur prise par la contre-réaction faite de pulsions souverainistes, nationaliste, populistes, d'extrême-droite.

Après le succès électoral cinqétoiliste, on dirait que le fait que le discours raciste est l'une des composantes constantes, sinon fondatrices, de l'idéologie et de la stratégie grillesques a été gommé. Selon certains, cela serait limité à Grillo lui-même et à une poignée de ses fidèles, alors que tous les autres l'auraient, de fait, désavoué ou dépassé. Pourtant, on ne compte plus les phrases racistoïdes ou ouvertement racistes parmi les adeptes des M5S, mais aussi parmi ses chefs les plus en vue. Il suffit de penser à Luigi Di Maio, qui ne fait que réclamer plus de sévérité, d' expulsions, de contrôles dans les pays de départ, en venant à affirmer, comme un vulgaire ligard du nord, que "sur ces barcasses" voyagent des personnes atteintes d'Ebola et affiliées à ISIS. Sans oublier Alessandro Di Battista qui ne rate pas une occasion de tonner contre les "clandestins '', et ne nous épargne pas la rengaine "aidons-les chez eux".

Ils ont eu un excellent professeur, il n'y a pas à dire. Au risque d'être répétitive et pédante, je rappelle certaines des étapes de la longue et systématique propagande raciste - grossière comme celle de la Ligue du Nord - que Grillo a déversé au fil des ans. En février 2006, il reproduisait dans son blog un long extrait de Mein Kampf contre "les farceurs du parlementarisme", accompagné d'un portrait du Führer avec croix gammée.

Dans la même année, lors d'un spectacle, il  conseillait aux carabiniers "comment donner une "petite leçon" à un Marocain" sans prendre de risques. Au mois d'août suivant, il accusait de démagogie le ministre Paolo Ferrero, pour quelques déclarations de bon sens sur l'immigration. Il n'est pas vrai – objectait-il - que les immigrés exercent des emplois refusés par les Italiens; si tous "les garçons" en quête de travail émigraient en Italie, "combien de CPT3 faudrait-il pour les loger? La maison du ministre est assez grande ?" Il resservait là le typique "Si tu aimes tant les immigrés, amène-les donc chez toi", réinterprété selon la croyance absurde que les camps d'État sont des demeures du niveau de celle d'un ministre.

En octobre 2007, il tonnait contre la "bombe à retardement" des Rroms roumains, dont il proposait d'interdire la libre circulation dans l'UE, afin de lutter contre la violation des "frontières sacrées de la patrie". En 2012, alors que s'effectuait la collecte de signatures pour deux lois d'initiative populaire en faveur du droit de vote et de la réforme de la citoyenneté, Grillo s'y est clairement opposé, se montrant même hostile à la proposition d'accorder la nationalité italienne au moins aux mineurs nés et socialisés en Italie, "bien qu'" enfants d'étrangers. En janvier 2013, le comique pas très marrant a ouvert les bras à CasaPound5 et à cette occasion, a déclaré que l'antifascisme "n'est pas un problème de ma compétence". En mai de la même année, dans un article publié le jour même de sa tournée électorale dans la province de Trévise, bastion de la Ligue du Nord, il dégoisait sur les "centaines ou peut-être les milliers de Kabobo4 d'Italie".

Cinq mois plus tard, lui et Casaleggio (père6) désavouaient "leurs" sénateurs Buccarella et Cioffi, pour avoir présenté un proposition d'abrogation du délit d'entrée et de séjour irréguliers, approuvé par la Commission justice. Si cette proposition avait été faite en période d'élections législatives –écrivaient-ils - "le M5S aurait obtenus des pourcentages d'indicatif téléphonique": ce qui synthétise parfaitement l'opportunisme dont j'ai parlé et la tendance conséquente - structurelle, pourrait-on dire - à caresser dans le sens du poil les «gens ordinaires», en exploitant leur intolérance et le ressentiment à des fins électorales et de pouvoir.

Ce même mois d'octobre, faisant une chakchouka avec Ebola, Isis, migrants et «clandestins», Grillo réitérait son programme sur l'immigration: si crûment prohibitionniste, répressif, intégriste que Francesco Storace7 a tweeté : "Grillo est en train de piller toutes les propositions de La Droite ".

En mai 2014, il saluait l'humour et l'ironie de Nigel Farage, le leader du parti UKIP, excluant catégoriquement qu'on puisse le qualifier de raciste. Cinq mois plus tard, il dégoisait de nouveau sur  Ebola, Isis et «clandestins», ajoutant cette fois la tuberculose. En avril 2015, dans un post intitulé "Qu'est-ce qu'un migrant", indigné par la proposition d'insstaurer une journée à la mémoire des victimes de l'immigration, il stigmatisait "le politically correct avec son onctuosité," les "bien-pensants", le «mythe de l'accueil» et ainsi de suite : le comique pas vraiment marrant ignorait peut-être qu'il venait de proposer une parodie de lexique raciste. Et il poussait la hardiesse jusqu'à s'aventurer sur le terrain de la sociologie des migrations: "Il n'y a pas de migrants, mais seulement des réfugiés politiques ou des clandestins à refouler". Enfin, en mai de cette année, dans une pièce de théâtre, il lâchait une infâme plaisanterie contre le nouveau maire de Londres, Sadiq Khan, un musulman : "Je veux voir puis quand il va se faire sauter à Westminster".

Ce répertoire, même s'il est partiel, des énonciations grillesques (mais partagées, je le répète, par une grande partie de la galaxie cinqétoiliste) configure, jusque dans le lexique, un discours raciste cohérent, même  s'il n'est pas structuré, brut de décoffrage, modelé sur le bavardage ordinaire.

Une partie de la gauche "alternative" ne sait ou ne veut pas le reconnaître comme tel; ou, même si elle y parvient, elle le considère un aspect non pertinent de l'identité et de la politique cinqétoilistes; ou encore, elle le  considère comme négligeable par rapport à une "politique d'alliances": tout cela indique une dérive qui a à voir non seulement avec l'abandon du social (je n'ose dire la «lutte des classes») ; mais aussi avec le refoulement de l'ombre du mauvais passé européen, et aussi des actions, des principes, des valeurs qui  permirent  une fois de la surmonter.

Annamaria Rivera

Traduit par  Fausto Giudice

Anthropologue, Annamaria Rivera est professeur d'ethnologie à l'Université de Bari.
Auteure de nombreux ouvrages et rapports, elle se livre à la critique des catégories et concepts-clés des sciences sociales, s'attachant plus particulièrement aux formes changeantes de l'ethnocentrisme et du racisme dans les sociétés contemporaines. Elle a été l'une des fondatrices et porte-parole du "Réseau antiraciste" et reste engagée dans les combats pour les droits des migrants et le débat international sur les racismes.


NdT

1- Qualunquismo : litt."quelconqu'isme", équivalent italien du poujadisme, adjectif issu dujournal puis du Front/parti de l'hommequelconque, créé en 1944, et qui connut des succès électoraux avant de disparaître corps et biens, la polarisation des années 50 entre démocrates-chrétiens et communistes ne laissant pas de place aux partis se présentant comme "antipolitiques" ou "antisystème", mais de fait conservateurs pur sucre.

2- Wu Ming (« anonyme » ou « cinq personnes »en chinois, selon la prononciation) est le pseudonyme d'un groupe d'écrivains italiens, créé en 2000 à partir d'auteurs actifs dans le projet Luther Blissett, le nom de plume d'une communauté d'écrivain de Bologne. Le groupe est l'auteur de plusieurs romans, dont 54 en 2002. Les cinq membres du groupe sont Roberto Bui (Wu Ming 1), Giovanni Cattabriga (Wu Ming 2), Luca Di Meo (Wu Ming 3), Federico Guglielmi (Wu Ming 4) et Riccardo Pedrini (Wu Ming 5). Wu Ming 3 quitte le groupe en 2008.

3- CPT: Centres de "permanenza temporanea", rebaptisés CIE (Centres d'identification et d'expulsion), équivalent des centres de rétention administrative (France), des centres fermés (Belgique) ou de détention administrative (Suisse)

4- Adam Mada Kabobo,un Ghanéen auteur d'un triple meurtre à Milan en 2013, et condamné à 23 ans d'incarcération, bien que les experts l'aient déclaré "semi-malade mental" (sic)

5- CasaPound est un squatt fasciste à Rome.

6- Gianroberto Casaleggio, mort le 12 avril de cette année, a été le véritable artisan du l'inexorable ascension du M5S. Celui qu'on appelait "le Gourou" était un spécialiste du commerce électronique qui a su vendre le produit Grillo. Son fils Davide lui a succédé comme éminence grise de Grillo.

7- Storace, né en 1959, a commencé sa carrière comme chauffeur de Giorgio Almirante, un fasciste historique fondateur du MSI; de là, ilest passé à Alliance nationale, nouvelle mouture du mouvement néofasciste, avant de laquitter pour fonder son propre groupe, appelé en toute simplicité La Destra (La Droite), qui a conflué dans Forza Italia, la nébuleuse attrape-tout de Berlusconi.


Merci à Tlaxcala
Source: http://ilmanifesto.info/cinque-stelle-di-razza/