Du nomadisme des concepts et de leur évolution européenne

Traquer les variations historiques, géographiques et politiques du sens des mots à travers 25 concepts européens.

Publié en 2010 chez Métailié, cet ouvrage collectif construit sous la direction d’Olivier Christin, le « Dictionnaire des concepts nomades en sciences humaines » (il s’agit en fait d’un tome 1, car l’entreprise a été poursuivie en mai 2016), témoigne d’un projet ambitieux et largement pionnier : en associant des chercheurs de plusieurs pays européens, traquer la manière dont le sens de certains concepts fluctue à la fois au fil du temps (pointant vers une histoire et une généalogie de la pensée) et selon les pays de son usage (indiquant les voies d’une géographie et d’une sociologie des sciences humaines), l’ensemble témoignant avec une vigueur redoutable des enjeux politiques plus que jamais présents autour des significations et de leurs méandres apparents.

Passant en revue les devenirs incertains et les détours opérés par exemple par les concepts d’absolutisme (Lothar Schilling), d’ancien régime (Olivier Christin), de haut moyen âge (Giorgia Vocino), d’histoire contemporaine (Gilda Zazzara), d’humanisme civique (Laurent Baggioni), de moyenne (Éric Brian), d’occident (Claude Prudhomme) ou encore de parrain (Étienne Couriol), l’ouvrage enchante par sa précision documentée et par sa rigueur scientifique, ouvrant de précieuses perspectives dans le brouhaha des innombrables prestidigitations sémantiques opérées ces dernières années par une réaction insidieuse maîtrisant toujours davantage les grands médias.

On peut signaler certains articles particulièrement roboratifs, illustrant avec brio des phénomènes complexes tels que la montée en puissance et les éclipses de l’administration (Igor Moullier), le foisonnement et l’extension délirante du domaine de l’avant-garde (Anna Boschetti), l’étrange destin et la politisation intermittente du cacique (avec deux articles, par Nadine Béligand et par Guillermo Zermeño Padilla), les retournements de la confession (Naïma Ghermani), l’absence totale d’innocence, serpentant et se mordant la queue, du droit musulman (Oissila Saaidia), l’inconsistance fort poétique de la fortuna (Florence Buttay), la charge socio-politique du grand tour, dont on trouve les puissants échos inattendus dans le magnifique « Le poids de son regard » de Tim Powers (Gilles Bertrand), les heurs et malheurs de l’humanitaire (Irène Herrmann), les traces parallèles ou divergentes de la laïcité, en Turquie et en France (Samim Akgönül), les interpolations et les détours du mouvement ouvrier (Michele Nani), l’enveloppement patient de la narratio et du récit (Alfonso Mendiola), ou encore les pièges savants de l’opinion publique (Sandro Landi).

Ce livre est un dictionnaire et, de fait, une forme de dictionnaire européen des sciences sociales et historiques. Pourtant, il ne poursuit aucune sorte d’exhaustivité, ne décrit en rien des écoles, ne propose pas de traductions systématiques des termes et des concepts des différentes langues. Il ne prétend en rien dessiner un panorama des sciences sociales et de leurs protagonistes, si tant est qu’un tel projet aurait pu avoir du sens. Son objet est tout autre : saisir ce que les sciences humaines et sociales font de la langue ou plus exactement des langues européennes, comprendre ce qu’elles doivent à leurs singularités, expliquer pourquoi souvent d’une culture à l’autre on ne se comprend pas alors qu’on pense parler de la même chose, et par exemple de laïcité, d’Occident, ou d’opinion publique. Pour exposer ce qu’est l’objet de ce dictionnaire, il faut sans doute s’imposer un court détour, en trois temps, sur les dictionnaires eux-mêmes et leurs illusions, sur l’historicité de la langue ensuite, sur les enjeux des opérations de traduction enfin. (Olivier Christin, « Introduction »

J’accorderais des mentions toutes spéciales, et très personnelles bien entendu, aux travaux présentés ici sur la frontière (Laurent Jeanpierre), qui dévoilent superbement les contenus particulièrement politiques des écoles géographiques et historiques tissant leur toile autour de ce concept, sur l’intelligentsia (Simone A. Bellezza), dont les variations de sens et les délitements entre ses origines russes et ses acceptions française et italienne semblent particulièrement significatives, sur le junker (Thierry Jacob), exemple achevé d’une instrumentalisation circonstancielle d’un vocabulaire ad hoc, et enfin sur le travail – et sur les proprement monstrueux effets de champ  qu’ouvrent les différences entre travail, labor / work et Arbeit, notamment – (Bénédicte Zimmermann).

Ce réseau a mis en pratique, à sa façon, l’idée de « l’intellectuel collectif » que Bourdieu appelait de ses vœux et ouvert un grand chantier de recherche et de réflexion critique, invitant d’autres groupes à poursuivre. La démarche méthodique présentée ici avec beaucoup de maîtrise ouvre la voie à un renouvellement du comparatisme interculturel par des approches qualitatives et compréhensives, qui trop longtemps se sont trouvées dominées par l’usage d’indicateurs statistiques abstraits et artificiels, comparant des « chiffres » sans les « lettres » indispensables à leur compréhension et à une interprétation adéquate. Par là, ce type de travail de recherche pourrait s’avérer essentiel pour la construction d’un espace des sciences sociales européennes sans frontières. (Frantz Schultheis, « Avant-propos »)

Voici donc un ouvrage beaucoup plus essentiel qu’il n’y semble d’abord, à de nombreux égards, y compris et peut-être surtout pour la lectrice ou le lecteur curieux et non spécialistes, nous démontrant avec un éclat particulier que les mots, ceux en tout cas voulant désigner des idées, comptent, plus que jamais, que la construction de leur usage peut être l’effet de calcul ou parfois d’inadvertance, mais que leur maniement, quoi qu’il en soit, est fort rarement innocent.

Dictionnaire des concepts nomades en sciences humaines sous la direction d'Olivier Christin, éditions Métailié
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