Venezuela, pierre de folie, par Thierry Deronne
Il est extrêmement dur de parler du Venezuela aujourd'hui sans tomber dans la caricature. On ne peut nier que la gauche a multiplié les erreurs dans sa gestion du pays, comptant uniquement sur la manne pétrolière pour financer ses mesures sociales, pour se retrouver fort dépourvue quand le prix du barril de pétrole s'est effondré. Maduro n'est pas non plus Chavez. Avec le temps passé au pouvoir vient aussi, partout, celui de la bureaucratie et de la corruption : le Venezuela n'y a pas échappé. Il y a donc beaucoup de raisons pour lesquelles une partie semble-t-il de plus en plus grande des Vénézuéliens souhaiterait changer de gouvernement. D'un autre côté, quand on connait la brutalité et la soif de revanche des droites d'Amérique latine, qui n'ont jamais pu accepter que des pauvres aient le droit à la parole, puissent les gouverner, se sentir enfin partie prenante de leur pays, et l'interventionnisme séculaire des USA dans la région, on est en droit de douter de la réalité de l'amour de la démocratie et de la liberté proclamé aujourd'hui dans tous les média mondiaux par ceux qui n'ont jamais accepté le résultat de la dizaine d'élections qui ont confirmé la gauche au pouvoir au Venezuela, et multiplient contre elle les manifestations les plus menaçantes. Alors, nous prendrons le risque aujourd'hui de donner la parole à quelqu'un qui connait bien le pays et la région, y vit depuis longtemps, et défend les acquis des héritiers d'Hugo Chavez. Ce qui, au moins vous permettra d'entendre un autre son de cloches que celui asséné dans tous les média en ce moment.
Comme la Constitution le lui permet, la coordination de la droite (MUD) a remis au Centre National Électoral (CNE) les signatures nécessaires pour que celui-ci organise un référendum révocatoire contre le président Maduro. Garant de processus électoraux validés depuis 17 ans par les organisations internationales (UE, OEA, UNASUR..), le CNE est en train de vérifier l’authenticité de ces listes (1). La présence d’identités usurpées ou de personnes décédées fait croire à certains que la droite a autosaboté sa collecte pour mieux crier à la dictature en cas de rejet : une grande puissance y trouverait le prétexte à une intervention. Quoi qu’il en soit, si le nombre requis de signature est validé et si l’on compte les délais de chaque phase du processus, le référendum pourra être organisé au début de 2017, après les élections des gouverneurs.
Le 14 mai, l’ex-président colombien Alvaro Uribe, dont on attend encore la comparution devant la Justice pour crimes contre l’humanité, a déclaré depuis Miami que l’opposition vénézuélienne devrait avoir “une armée pour la défendre” et qu’il fallait répliquer contre Maduro la technique utilisée contre Dilma Roussef (2). Le 18 mai, ses apprentis paramilitaires, regroupés au sein de l’Aube Dorée vénézuélienne, partent à l’assaut du Centre national Électoral, déjà victime de plusieurs agressions, pour exiger la « tenue immédiate » du référendum, blessant gravement plusieurs fonctionnaires de police, s’acharnant sur une femme policière (3).
Que dit France 2 de tout cela? Que “le gouvernement rejette le référendum” et que ”la police réprime des manifestants”.
Voilà ce que la grande majorité des téléspectateurs voit, entend et croit, jour après jour, année après année. Images fabriquées sur commande durant quelques minutes sur quelques mètres carrés de la capitale, destinées à alimenter le storytelling des médias. L’objectif est de provoquer la violence pour dénoncer devant les organisations internationales les soi-disant violations des droits de l’homme. Alors que le hors-champ réel montrerait la population indifférente ou lassée des provocations, une voix off de journaliste le substitue, loin du Vénézuéla, pour évoquer une « guerre civile ». Mais qui le devinera ? Retour à la case départ, aux visages des archives de Marc Ferro. Au bout de 17 ans de révolution, le mot “Venezuela” active automatiquement dans notre cortex l’image “répression”. Plus de contre-champ, plus de hors-champ, plus de temps, plus de suivi. La quantité devient qualité. Dire le réel devient impossible. A moins d’être pris pour un fou et de perdre ses amis.
Le cas de Podemos (Espagne) est exemplaire, qui a dû se forger un programme consensuel et rompre ses liens avec la révolution bolivarienne. Son dirigeant Pablo Iglesias a souhaité la libération de Leopoldo Lopez (leader d’extrême-droite condamné pour sa responsabilité directe dans les violences et la mort de 43 personnes en 2014) et déclaré que le “pays est au bord de la guerre civile” (6). Il sait que c’est faux car il connaît la réalité. Mais pourquoi ne pas sacrifier un réel lointain si cela permet d’améliorer son image dans les médias et de gagner des voix?
Ce besoin de protéger l’image de marque s’exprime en général dans la position « sciences-po » : une critique « d’intellectuel vigilant » avec pour argument « attention, restons prudents, il y a des expériences dans le passé qui ont mal fini ». Il y a pourtant une alternative: écouter les mouvements sociaux vénézuéliens, la critique faite de l’intérieur et en connaissance de cause par les acteurs d’un processus aussi difficile que la construction d’un pouvoir citoyen, parfois frustrés, souvent impatients face aux lenteurs de l’Etat, déterminés à construire une démocratie participative.
En 17 ans de révolution bolivarienne, j’ai observé mille fois la réaction des visiteurs qui prenaient la peine de sortir de l’hôtel, sidérés par l’abîme entre l’image créée par les médias et la réalité qu’ils découvraient. Tel Jon Jeter, chef du Bureau Amérique du Sud du Washington Post s’exclamant en 2004 : « mais je ne comprends pas ! Ce n’est pas une dictature ! » ou les enquêteurs du prestigieux institut chilien Latinobarometro concluant en 2013 que « le Venezuela est le pays où on observe la plus grande différence entre ce que pensent ses citoyens de leur démocratie et l’image qui circule dans la communauté internationale”. Ironie de l’Histoire, c’est un… socialiste espagnol (et non un membre de Podemos), l’ex-premier ministre Rodriguez Zapatero, observateur officiel d’élections législatives remportées par la droite en décembre 2015, qui «partage des impressions très positives sur le déroulement du processus électoral, contrairement à l’image que donnent les médias internationaux».
Comment oublier l’expérience du Nicaragua, ou j’ai vécu dans les années 80: le même bombardement médiatique cherchait à rendre “totalitaire” la révolution sandiniste qui avait mis fin aux 50 ans de la dictature des Somoza. Affaiblis par l’étau économique et militaire des Etats-Unis reaganiens, les sandinistes perdirent les élections de 1990. Ils reconnurent aussitôt leur défaite. En 2006 les urnes les ramenèrent au pouvoir, après 16 ans de néolibéralisme et de paupérisation massive. Leurs politiques sociales recueillent aujourd’hui, selon les instituts privés de sondage, une forte popularité.
La majorité ne peut voyager, prisonnière de la Caverne de Platon. Sur l’international, les réseaux “sociaux” sont l’ombre portée des médias dominants. Des coups d’Etat menés par une droite majoritaire médiatiquement (Paraguay, Brésil, Venezuela…) sont justifiés par des journalistes « de gauche » (4). Lorsqu’en 2009 le président du très pauvre Honduras, Mel Zelaya, fut victime d’un coup d’État notamment parce qu’il avait cherché auprès de l’ALBA l’appui économique refusé par les Etats-Unis, Gérard Thomas de Libération lui reprocha d’avoir “joué avec le feu” (5). Le pays bat depuis lors les records en nombre de journalistes et de militants sociaux assassinés mais Mr. Thomas semble l’avoir oublié.
En laissant la propriété des médias se concentrer aux mains des transnationales, en poussant le service public à imiter le privé au lieu de renforcer sa spécificité et de former ses journalistes comme historiens du présent, en méprisant la création de médias associatifs ou d’autres modes de production de l’information, la gauche occidentale s’est coupée du monde, de ses alliés potentiels. Elle s’est livrée elle-même à l’excision de la pierre de folie par les “journalistes” de la pensée unique.
Thierry Deronne
Notes
(1) Lire sur le site du CNE : http://www.cne.gob.ve/web/sala_prensa/noticia_detallada.php?id=3451 Fait curieux, pour organiser ce référendum, la droite a demandé l’appui du Conseil National Électoral alors qu’à chacune de ses défaites, elle accuse ce dernier de “fraude”. Le Venezuela bolivarien a organisé un nombre record de scrutins (une vingtaine) en 17 ans, reconnus comme transparents par les observateurs de l’Union Européenne, de l’Organisation des États Américains ou de l’Association des Juristes Latino-américains. Selon l’ex-président du Brésil Lula da Silva, il s’agit d’un “excès de démocratie”. Pour Jimmy Carter qui a observé 98 élections dans le monde, le Venezuela possède le meilleur système électoral du monde. En mai 2011 le rapport de la canadienne Fondation pour l’Avancée de la Démocratie (FDA) a placé le système électoral du Venezuela à la première place mondiale pour le respect des normes fondamentales de démocratie. L’ONG chilienne LatinoBarometro a établi dans son rapport 2013 que le Venezuela bat les records de confiance citoyenne dans la démocratie en Amérique Latine (87 %) suivi de l’Équateur (62 %) et du Mexique (21 %).
(3) http://www.telesurtv.net/news/Manifestantes-de-oposicion-atacan-a-policias-en-Venezuela-20160518-0058.html Dans ces manifestations, les étudiants – de droite- sont minoritaires. Voir « Brévissime leçon de journalisme pour qui ceux croient encore ça l’information » :https://venezuelainfos.wordpress.com/2014/02/22/brevissime-cours-de-journalisme-pour-ceux-qui-croient-encore-a-linformation/
(4) Maurice Lemoine, « A la « gauche » française et européenne…” , http://www.medelu.org/A-la-gauche-francaise-et
(5) http://www.acrimed.org/Sous-information-et-desinformation-loin-du-Honduras
Merci à Venezuela infos
Source: https://venezuelainfos.wordpress.com/2016/05/24/venezuela-pierre-de-folie/
Date de parution de l'article original: 24/05/2016
URL de cette page: http://www.tlaxcala-int.org/article.asp?reference=17946