Robert Paxton & Zeev Sternhell : aimer et critiquer la France
Ils sondent les ténèbres françaises et résident volontiers à Paris. Ils s’estiment même s’ils ne sont d’accord sur rien. Regards croisés.
De la France pétainiste et des prémisses historiques de la Révolution nationale, nous devons aujourd’hui nos connaissances précises aux travaux de deux historiens francophiles venus, l’un des États-Unis — Robert Paxton — et l’autre d’Israël — Zeev Sternhell. Les livres majeurs de Paxton – La France de Vichy, paru en 1973, et Vichy et les juifs, sorti en 1981, réédité cet automne dans une version réactualisée – tout comme celui de Sternhell — Ni droite ni gauche. L’idéologie fasciste en France, paru en 1983 — ont de manière complémentaire renouvelé de fond en comble la compréhension de la nature du régime de Pétain. Sans éviter de susciter quelques vives controverses au sein de la confrérie des historiens, dont certains reprochent aujourd’hui encore à l’un et à l’autre une certaine exagération dans l’analyse du passé collaborationniste de la société française. Pour le dire vite, Paxton serait suspecté d’avoir forcé l’image d’un peuple entièrement soumis à la collaboration d’État, condition à la réalisation de la Révolution nationale, et minimisé les foyers de résistance ; quant à Sternhell, on lui reproche encore d’avoir fait de la France de la fin du XIXe siècle et du début du xxe le foyer originel du fascisme européen.
Leurs œuvres discutées sont pourtant considérées comme des balises décisives dans l’historiographie de la France sous la seconde guerre. Outre leur commune renommée, Paxton et Sternhell partagent ce tropisme d’une écriture dérangeante, déstabilisante aux yeux de ceux qui, par aveuglement et par dédain du chagrin et de la pitié, préfèrent croire en la puissance intacte d’un roman national, à la fois héroïque et mythifié.
La charge de leur travail critique sur la France ne les empêche pas de revenir régulièrement à Paris, ville où ils aiment séjourner et travailler. Le hasard, quasi objectif, veut que leurs pieds à terre parisiens soient proches l’un de l’autre, aux confins du IIIe et du Xe arrondissement, à quelques rues d’intervalle : il suffit de traverser le boulevard du Temple pour se rendre de l’un à l’autre. Ils ne le savent pas eux-mêmes, puisqu’ils ne se croisent jamais dans les rues du Haut Marais, où ils aiment traîner depuis plus de trente ans, loin de New York et de Tel Aviv, leurs villes respectives. S’ils ne se voient pas, c’est aussi parce qu’ils cultivent leur distance critique l’un envers l’autre. Robert Paxton, par exemple, juge parfois sévèrement la thèse centrale de son confrère, et défend plutôt celle de son premier éditeur en France, Michel Winock, pour le coup très dur envers Sternhell. « Je trouve que Sternhell exagère quand il prétend que la France est le berceau du fascisme », nous confie Robert Paxton. « Chaque pays a son fascisme, chaque pays construit son modèle à partir de ses éléments culturels », ajoute-t-il. « Il y a un déterminisme chez lui qui me dérange, même si j’admire l’homme, très courageux. La France a eu son modèle fondé sur un passé glorieux, le déclin, la peur du communisme ; l’antisémitisme y participe, comme le racisme anti-noirs aux États-Unis. Mais il n’y a rien d’inévitable. Je ne pense pas qu’on puisse dire que la France fut le berceau du fascisme. On pourrait aussi bien trouver des racines du fascisme en Russie ou en Amérique, avec l’esclavage. Cela ne commence pas qu’avec l’affaire Dreyfus. »
Si Robert Paxton reproche à Zeev Sternhell sa « rigidité » et son « manichéisme », il lui reconnaît l’immense mérite d’avoir éclairé l’importance de la contribution de la gauche française au déploiement du fascisme, par-delà la nature spécifique d’une droite fasciste, dépassant les fameuses « trois droites » identifiées par son maître René Rémond : la droite légitimiste, issue de la contre-révolution, soucieuse de promouvoir une conception organique, hiérarchique et anti-égalitaire ; la droite orléaniste et libérale ; la droite bonapartiste, vantant le rôle d’un chef et le recours au peuple. À partir de 1885, la confluence idéologique d’une partie de la droite nationaliste et de la gauche autour du thème de l’anti-parlementarisme a conduit, estime Sternhell, à l’élaboration de la « synthèse fasciste », notamment à travers le boulangisme, fondé sur le rejet du libéralisme et du marxisme.
Depuis la parution de son livre en 1983, Sternhell n’a pas apaisé, c’est le moins que l’on puisse dire, sa polémique avec les historiens de sa génération
C’est ce que Sternhell nous expliquait il y a quelques mois, alors que sortait un livre d’entretiens avec le journaliste Nicolas Weil. « Il y avait une exceptionnalité française consistant à dire que la France avait échappé au phénomène fasciste qui avait embrasé l’Europe. Au contraire, ce que j’ai tenté de démontrer dans mes travaux, c’est qu’au début du xxe siècle, il y avait une quatrième droite qui n’était ni légitimiste, ni bonapartiste, ni orléaniste : une droite révolutionnaire, voulant détruire la société libérale. » Mais pourquoi est-ce arrivé en France avant tous les autres pays d’Europe ? « Parce que c’était le pays le plus avancé du continent européen », précise-t-il. « C’est la défaite de 1940 qui a permis à cette idéologie, structurée depuis cinquante ans, de devenir une force politique. En 1940, tout se transforme en une rapidité vraiment étonnante. Les Italiens ont mis quinze ans pour imposer les lois raciales. En France, avec Pétain, ça a pris trois mois. Pourquoi ? Parce qu’un ferment était présent. C’est le dernier clou dans la tombe de la révolution Française. En quelques mois, on a balayé cent cinquante ans d’Histoire ».
Depuis la parution de son livre en 1983, Sternhell n’a pas apaisé, c’est le moins que l’on puisse dire, sa polémique avec les historiens de sa génération, notamment Michel Winock et Serge Bernstein qui ont récemment clarifié leur position dans un livre Fascisme français ? (CNRS éditions). Pour eux, le fascisme ne prit jamais en France l’allure d’un mouvement de masse. Et, s’il y eut bien une « imprégnation fasciste » dans les années 1930, elle fut surtout le fait d’intellectuels dont Zeev Sternhell aurait tendance à exagérer l’influence. Pour l’historien israélien, les nouvelles générations d’historiens regardent au contraire le problème de manière nouvelle. « Ce que j’ai reproché aux historiens de ma génération, c’est de ne pas avoir porté de regard critique sur le travail de leurs aînés, d’avoir par exemple laissé passer le travail d’André Siegfried qui enseignait encore la théorie des races au début des années 1950 à Sciences Po ; c’est quand même extraordinaire ! Aujourd’hui le sens critique est beaucoup plus aiguisé », estime-t-il.
Robert Paxton insiste, lui aussi, sur cette exceptionnalité française. « La France fut un cas unique dans l’Europe de Hitler. Seule parmi les pays occupés occidentaux, la France fut autorisée par un armistice avec l’Allemagne d’avoir une zone non-occupée gérée par un gouvernement national. Seul parmi les États de l’Europe occidentale dans l’orbite d’Hitler, le régime de Vichy a utilisé sa semi-liberté pour essayer de transformer les institutions et les valeurs du pays, sans attendre la paix », dit-il. Et d’ajouter : « L’élément majeur de cette “révolution nationale” fut une réduction radicale de la présence juive dans l’économie, l’administration, et la vie culturelle de la France. Les Allemands était au début relativement indifférents à la politique antisémite de Vichy, cherchant principalement à protéger leurs troupes d’occupation d’une prétendue menace judéo-communiste dans la zone occupée. La zone non-occupée, pour eux, constituait une sorte de dépotoir pour les juifs expulsés des zones directement contrôlées par eux. Mais quand les nazis adoptèrent une nouvelle politique, celle de l’extermination des juifs d’Europe, appliquée à la France à partir du printemps 1942, les mesures prises indépendamment par Vichy – le fichier, par exemple – aidaient les efforts allemands. Donc, malgré les efforts de sauvetage d’une partie de la population française, le bilan a été plus lourd qu’il aurait dû être sans la collaboration du régime de Vichy ».
Dans la nouvelle édition de son livre Vichy et les juifs, coécrit avec Michael Marrus, Paxton a voulu nuancer et approfondir ses premières conclusions. « Les mesures de discrimination de Vichy contre les juifs ont été appliquées autant par l’administration traditionnelle que par les militants du Commissariat général aux questions juives », souligne-t-il. « La participation de la police française aux déportations a compensé le manque de moyens du côté des Allemands. Le maréchal Pétain a joué lui-même un rôle plus important dans la genèse des mesures antisémites de Vichy que nous n’avions pensé », reconnaît-il.
Un appel commun à la Raison
Par-delà la finesse de ce qui les sépare — quelques rues parisiennes et trois années d’écart d’âge à peine, puisque Paxton est né en 1932 et Sternhell en 1935, quelques divergences sur l’amplitude du fascisme à la française… —, les deux historiens partagent le même goût des Lumières et de la raison humaniste, pour affronter leur époque, où flottent encore les spectres de leurs recherches obsessionnelles. Cet appel à la Raison forme autant un motif propre à leur génération que la marque d’historiens éclairés. Sternhell prétend ainsi vouloir « changer le monde par la raison ». « Je pense que notre grand malheur, c’est d’accepter la société telle qu’elle est », nous confie-t-il. « L’aspiration vers une autre société est non seulement naturelle, mais elle est nécessaire. Il n’y a aucune preuve méthodologique qui puisse nous amener à penser que tout ce qui existe est tout ce qui peut exister : il peut exister autre chose. Le fait qu’il n’y ait pas aujourd’hui d’alternative au capitalisme ne signifie qu’il ne peut pas y en avoir, qu’il n’y en aura pas demain ou après-demain. Dire que le capitalisme engendre autant de malheur que de bien être, beaucoup plus de bien être pour peu de gens, et beaucoup plus de malheur pour beaucoup, c’est une vérité simple qui crève les yeux. La grande leçon des Lumières françaises, c’est cette idée que le changement est possible ; ce sont les hommes qui le font, la raison humaine est toujours l’instrument le plus fiable pour rendre le monde meilleur. La liberté, l’égalité, la fraternité, sont des fictions ; cela n’existe nulle part dans la nature, c’est la raison humaine qui les a créées. C’est sur cette fiction que résident nos sociétés, c’est sur cette fiction que sont fondés nos droits. »
« Je pense que notre grand malheur, c’est d’accepter la société telle qu’elle est »
Ce même souci d’un humanisme réactivé traverse le travail de Robert Paxton ; il suffit de le regarder dans les yeux pour y percevoir, par l’éclat vivifiant qui s’y déploie, cette espérance dans la réconciliation des hommes. Il revient de manière posée sur les critiques dont il reste l’objet, pour mieux les neutraliser et les éclairer à la lumière de la connaissance dialectique. « C’est vrai qu’on m’a reproché ma vision trop sombre de la population française, au prétexte que certains juifs ont été hébergés dans des familles. Pierre Laborie a publié un livre incontournable sur l’opinion sous Vichy. Marrus et moi avons utilisé les mêmes sources, les rapports des préfets et des services d’écoutes, et nos conclusions, dans leurs grandes lignes, ne sont pas vraiment très différentes des siennes d’alors. Depuis, il a voulu déconstruire les généralisations familières concernant l’opinion publique, mais ses idées nouvelles, comme la “pensée double”, sont parfois difficiles à préciser. Pierre Laborie m’accuse en plus de sous-estimer le poids répressif des forces de l’ordre allemandes en France. Sur ce point je me réfère aux chiffres des états-majors allemands, et à leurs plaintes constantes de manque de personnel. » Pour Paxton, si 25 % des juifs de France ont été exterminés, c’est parce que les Français ont eu leur part de responsabilité. « Le rôle de la population française constitue un point délicat. Mais, il est vrai qu’il y a eu un changement d’opinion très marqué en été 1942, avec toutes les rafles du Vel d’Hiv et de la zone non occupée, le spectacle des familles séparées, les déclarations de quelques évêques. À partir de ce moment, les Français, selon les rapports des préfets, parlent des juifs comme victimes. C’est à ce moment qu’énormément de Français, y compris des antisémites déclarés, ont reçu des enfants, même s’ils ne savaient pas toujours s’ils étaient juifs. »
En identifiant autant les angles morts que les ambivalences, les fausses vérités que les renversements, les tâches que les éclats de la France durant la seconde guerre, Robert Paxton et Zeev Sternhell restituent, par strates, l’épaisseur d’une histoire, plus complexe que ce que voudraient encore nous faire croire les médiocres idéologues au service d’une lecture romancée et remaniée de notre passé, moins glorieux qu’on le prétend, mais plus riche que ce qu’on lui prête.
mardi 29 mars 2016, par Jean-Marie Durand
Repères :
Une première version de cet article a été publiée dans la revue Panorama des idées n°5 (septembre-novembre 2015)
À lire :
Robert Paxton, La France de Vichy, Paris, Seuil, 1973.
Robert Paxton avec Michaël R. Marrus, Vichy et les juifs, Paris, Calmann Lévy (sortie d’une nouvelle édition en octobre 2015).
Zeev Sternhell, Histoire et Lumières. Changer le monde par la raison. Entretiens avec Nicolas Weill, Paris, Albin Michel, 2014.
Zeev Sternhell, Ni droite ni gauche, l’idéologie fasciste en France, Paris, Seuil, 1983. (Nouvelle édition Folio Gallimard, 2012.)
Cet article de Jean-Marie Durand est d'abord paru dans "Les Influences", l'expression en ligne de la revue "Panorama des Idées", disponible dans les librairies ou par abonnement, avec laquelle L'Autre Quotidien entame une collaboration pour sa nouvelle rubrique Idées. Pourquoi ? Parce que nous savons reconnaître deux choses : la suite dans les nouvelles idées, que cherchent inlassablement, trouvent et évaluent Emmanuel Lemieux et Jean-Marie Durand depuis des années, et nos limites. Les idées, il est mieux de les avoir à plusieurs.