Short-Cuts 19, par Nina Rendulic. Il est où le centre ?


au bout de chaque semaine, ce(ux) que je retiens dans la réalité subjective du monde qui nous entoure

krajem svakog tjedna, ko/čega se sjećam u subjektivnoj stvarnosti svijeta oko nas

semaine du 23 / 5 / 16


Il est où, le centre ?

La surface blanche de l’écran reflète ces mots en devenir. Un texte se construit. Il est 21h47. A droite, une fenêtre. Sale. Les pluies sont abondantes et l’air n’est pas pur. Derrière la fenêtre, à une vingtaine de mètres, un cèdre du Liban et un conifère inconnu. Le ciel a la couleur des poils de Matchka. La nuit n’est pas loin. C’est fascinant. Au-dessus de l’écran, dans la vitrine, des livres (mon autoportrait photomaton comme marque-page dans Freud), des colliers de perles translucides et deux polaroids. Son visage. Mes mains (ses mains ?). Sous la fenêtre, huit orchidées. Elles ne fleurissent jamais. Des papiers par terre, un trépied, les affaires du yoga, les copies à corriger (ils ont fait des efforts, c’est lisible). Une chaise en formica rouge ramassée dans la rue. Un tube de crème pour les mains à moitié vide. J’ai envie d’une cigarette. A gauche, la pile des livres à lire, Détruire dit-elle. Sur la fiche bristol un rappel, écrire à T., et les dates d’arrosage des orchidées. Pieds nus. Cheveux mouillés. Quelques douleurs musculaires. Il est 22h01. Le cèdre est en voie de disparition. Dans un album photo transparent, des autoportraits (je m’apprivoise). Un dessin du 3 avril 1996 scotché sur le mur. Un mot de ma grand-mère, des billets de théâtre, deux tulipes ratés en noir et blanc qui font un diptyque satisfaisant. Trop de détails épuiseront le détail. Fauré dans la tête. Dictionnaire des synonymes. Un tas de tickets de carte bleue (« carte bleue », c’est poétique). Le train partira à 7h59.

Il est où, le centre ?

Les fins mai sont mes préférés. Zagreb sent l’herbe coupée, le pop-corn et le bitume chaud. Les dernières semaines avant les vacances. Sur nos lèvres s’installe la torpeur du soleil et le goût des premières glaces. Zagreb vibre. Le festival des arts de la rue, Cest is d’best, fera déployer dans mes rues et sur mes places des cracheurs de feu, des acrobates, des illusionnistes, des one-man bands, une course des éboueurs, des nuits blanches, des promeneurs, des touristes, des aventures. Zagreb est un souvenir ouvert, un artifice, un feu d’artifice qui fait mal. Concentre-toi sur le centre. Il paraît que désormais on a le droit de passer du temps sur les pelouses en centre-ville. Qu’ils ont ouvert les pelouses au peuple. Moi, les pelouses, il n’y avait que des chiens et des tiques. Sur les contours de la ville haute, une guinguette. On boit du vin dans des verres en plastique, les pieds sur la rambarde les châtaigniers réduisant l’horizon. J’ai envie d’une cigarette. A un moment, les nuits deviendront subitement plus douces et on sortira pieds nus, cou dégagé. Fin mai, le temps n’est pas trompeur, et les pluies ne peuvent être que chaudes, brumeuses, moites. Le cycle annuel est doucement monotone et si la fin s’approche, elle est encore assez loin pour n’être qu’un mot. Tout est encore possible. Tout est encore possible. Attends-moi.

Il est où, le centre ?

Je plagie mon expérience d’exilée. Je suis comme tant d’autres exilés partis vers l’occident, pour l’amour, pour l’argent, pour la reconnaissance, pour rien, et je traîne avec moi ce Zagreb dans la brume du 9 septembre 2009. Ma langue maternelle est atrophiée, figée dans une pensée avant-gardiste qui ne connaît par l’exil. Elle peine à exprimer le changement. Ma langue adoptive manque d’élan que procurent les souvenirs d’un apprentissage de la vie. Elle m’objectivise. Elle me dédouble et je me parle désormais à la deuxième personne.

Il y a trop de je partout et le centre se déplace avec des clichés linguistiques.

Nina Rendulic

 


Nina Rendulic est née à Zagreb en 1985. Aujourd'hui elle habite à 100 km au sud-ouest de Paris. Elle aime les chats et la photographie argentique. Elle vient tout juste de terminer une thèse en linguistique française sur le discours direct et indirect, le monologue intérieur et la "mise en scène de la vie quotidienne" dans les rencontres amicales et les dîners en famille. Vous pouvez la retrouver sur son site : ... & je me dis