Frottez-vous, par Sébastien Ménard
Et puis enfin sur un plateau de l’est — les herbes soufflées par le vent les arbres
secoués peut-être les mots eux surgissent et résonnent - des bêtes tapies qui nous
matent les mots qu’à peine on dompte ou pas du tout dans la bouche on dit frottez-
vous et on rit. On avait lancé ce truc en le reprenant de la bouche d’un autre. C’est
toujours la même histoire. Ce que nous faisions ce jour-là : on soulevait la nuit. Et
surtout nous répétions ces mots : frottez-vous. Il me semble que c’était une sorte de
nécessité absolue : de la tendresse et des corps.
Nous fêtions peut-être l’hiver — peut-être nos rêves et le désir d’être là — ensemble.
Alors l’un d’entre nous (était-ce bien l’un d’entre nous ?) (quelle sorte d’importance
?) passait des sons depuis sa machine à passer des sons — et toute la pièce sentait
la sueur — la bière — le feu de bois — la pizza chaude — la tendresse et la surprise.
Et donc nous étions au milieu de cette salle — les corps les uns les autres les corps
se frottaient — et très exactement frottez-vous on gueulait comme s’il s’agissait de la
meilleur façon de sauver nos âmes — nos corps — nos désirs et le moment présent.
Car ce jour-là nous nous étions mis d’accord : nos âmes — nos corps — nos désirs
et le moment présent étaient des choses tout à fait tangibles — intensément chaudes
et vivantes. Plus encore nous nous étions mis d’accord : il s’agissait — d’une
quelconque manière — de les sauver.
Il n’avait pas fallu longtemps pour que certains reprennent ces mots et se mettent
— eux aussi — à le murmurer — à le glisser contre la joue d’un autre — à le répéter
à le crier — à se frotter contre leur voisin — quelqu’un qui passait là — un inconnu
avec lequel il n’y avait pas d’autre solution que cette idée toute simple — chamanique
et tendre — humaine et corporelle — tout à la fois sensible et bassement terrestre
— notre infini désir de tendresse.
Combien de temps cela avait-il pu durer ? Aucun souvenir. Mais nous nous étions
réveillés bien plus tard — autour d’un feu au milieu d’un petit bois. Les pieds dans la
boue. De grands sourires sur nos faces toujours prêtes à sourire. Il y avait le souvenir
des rythmes : ce que notre ami passait ce soir-là depuis sa machine à passer des
sons — c’était des sons de l’est — car c’est son affaire de passer des sons de l’est
— et c’est la nôtre de lancer comme ça cette idée de se frotter les uns contre les
autres — tout comme de se frotter effectivement.
Finalement — il suffit de se rendre tout à l’est — il suffit de traverser un continent
avec son corps — je veux dire — avec la force de son corps — pour vérifier cette
idée toute simple que ce qu’il nous faut — nous les bêtes — c’est une bande d’amis
avec qui pouvoir lancer ce genre d’idée dans la nuit — et s’endormir en souriant
— heureux — calmes — et doux — comme des bêtes frottées dansées — et en faire
des histoires à dire — des histoires qui ne racontent rien mais qui font quelque
chose.
Des ampoules dans le noir. Des pluies. Des verres sur les tables. Des gouttes sur les
vitres. Des fumées. Des sons étouffés. Des corps debout. Des poèmes silencieux.
Des je t’aime transpirés.
Sébastien MÉNARD
Cluj Napoca, Roumanie.
Sébastien Ménard écrit en continu sur le site diafragm.net. Vous pouvez également le retrouver sur Twitter @SebMenard. Et découvrir le livre Soleil gasoil aux éditions publie.net