Après le Bataclan : penser l'irréparable

afp.com/JEFF PACHOUD

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Ce qui nous dérange profondément, d’un attentat à l’autre, c’est l’émergence en nous d’une conscience, une conscience dont nous ne voulions pas et qui nous dit, de plus en plus clairement, que, désormais, la paix, que nous concevions comme une entité, est devenue une simple donnée soumise à des variables.

Ce qui nous arrache à nous-mêmes, c’est le fait de savoir que la terreur est maintenant l’autre nom de la vie redéfinie par ceux qui la jugent inconvenante.

Ce qui nous abat, c’est de comprendre sans vouloir l’admettre vraiment que ce qui se passe, en Europe comme presque partout ailleurs, ne saurait a priori avoir de fin, ne peut pas finir du jour au lendemain, puisque en changeant la parole en feu, ceux qui frappent ont réduit leur message à sa plus simple expression : en échange de nos morts, ils ne veulent rien. Il n’y aura pas de transaction, pas de pourparlers. Pas d’otage ni de rançon. Le message qui nous est envoyé n’est pas une question. 

Ce qui nous dérobe à nous-mêmes, c’est le visage de notre impuissance, qui pousse des millions de gens à réagir aux attentats par des déclarations de résistance, d’espoir ou d’amour qui sont comme des bulles sourdes dans l’eau sourde. Nous exprimons notre solidarité comme si soudain, dans le sang, par le sang, elle prenait sens, en essayant de ne pas la laisser devenir une pure haine de l’autre.

Le terrorisme est l’idéologie réduite à sa quintessence. Nous avons pris l’habitude de massacrer, de laisser massacrer, de déporter, de laisser déporter, d’humilier, d’abaisser, de coloniser, de laisser coloniser, et ce dans la plus froide conscience d’une invraisemblable impunité, mâtinée de mauvaise conscience, de remords, d’autocritique. Persuadés d’avoir à jamais élu domicile dans le grand paradis perdu du Bien. En face de nous, ceux que nous décrétons barbares n’attendent rien de nous, ni compassion ni compréhension ni définition. Ils frappent, comme nous avons toujours frappé, mais sans s’embarrasser du protocole lié en Occident à la mise en œuvre des exactions, sans les falbalas de la guerre officielle. Nous nous doutions pourtant que la guerre était une vaste opération financière teintée de cynisme, et voilà que d’autres s’arrogent le droit d’en faire ni plus ni moins qu’un mode de vie.

Ce qui nous effraie aujourd’hui, c’est justement la découverte de cet effroi dont on a compris qu’il remplaçait désormais tout discours, qu’il était le nouveau visage du discours, sa défiguration. La peur est devenue un monologue, à peine articulé. Considérés par ceux qui nous frappent comme coupables de toute éternité, nous nous réveillons désormais victimes à chaque souffle, et en déduisons une soudaine innocence qui ne nous sauve de rien, ne nous aide en rien, ne nous fait même pas du bien. Nous sommes scandalisés, choqués, bouleversés — convoqués au banc des dérangés. Mais ceux qui frappent, au Mali, en France, en Belgique, au Maroc, et un peu partout, nous refusent bien sûr cette précieuse présomption d’innocence. Pourtant, pas de déclaration de guerre, pas de défilés, pas de sommations ; pas de Dresde, pas d’Auschwitz, pas d’Hiroshima ; pas de tractation, de trahison, de concession. — Juste des explosions. Des assassins qui s’assassinent en assassinant, se soustrayant ainsi à nos justices. Sous le haut et diffus commandement de puissances qui s’enrichissent à notre insu, avec l’argent du pétrole et de l’esclavage sexuel.

Désorientés, nous confondons tout, terrorisme migrants islam foi barbe faciès allah désert mosquée. Oui, même notre confusion est confondante. Nous essayons d’être Charlie, d’être Bruxelles, d’être Bataclan, nous peinons à être aussi Ouagadougou, Maiduguri, mais nous tâchons, néanmoins, d’être et de rester les survivants des morts.

La première victime, aujourd’hui, semble, à l’ombre des chairs éparpillées, la pensée. Ce n’est pas le Mal que nous devons réapprendre à penser. Ce n’est pas seulement la notion d’ennemi, le concept de religion, les techniques de représailles que nous devons ré-examiner, mais la pensée elle-même. Comment penser l’impensable et l’impensé que génèrent et le monde et notre vision du monde ? Peut-on encore penser soi-même et l’autre quand la seule chose à laquelle nous consentons librement c’est notre asservissement à l’opinion ? quand nous renonçons à tout ce qui est susceptible de nous singulariser pour mieux participer à la grande braderie des affects ? quand pour nous, désormais, penser se résume à dire ? à répéter ce qui se dit ? quand l’appétit d’instantanéité nous permet de faire l’économie de cette médiation entre soi et l’autre qu’est la pensée ?

N’est-il pas impérieux de commencer à penser l’irréparable, cet irréparable qui est comme un horizon maudit et dont nous portons l’empreinte en chaque pli de notre histoire ? Si ces attentats résonnent comme des échos, ne pourrait-on essayer d’entendre, dans nos mémoires, la déflagration initiale ? les percussions antérieures ? Quand avons-nous commencé à tenir à distance de nos mémoires cet irréparable ? Quand avons-nous, collectivement et individuellement, renoncé à entreprendre l’immense et complexe processus de réparation ? Quand nous sommes-nous décrétés innocents afin d’être sûrs, un jour, d’être victimes ? N’aurions-nous pas, un jour, rendu les armes en les vendant, cyniquement, aux plus offrants ?

CLARO


Claro est écrivain, traducteur et éditeur. Vous pouvez le retrouver sur son blog : Le Clavier cannibale.