Le traître, par Kenny Ozier-Lafontaine

© Claire Morel

© Claire Morel

Il avait changé d'être, oui, comme il arrivait parfois à d'autres de changer d'apparence suite à un accident qui dans chair et dans os taillait tout à coup toute autre présence, toute autre manière, toute autre couture. De loin certains pensaient le reconnaître, oui, mais c'était un autre qui s'approchait, et s'approchant s'avançait sous d'autres néons jusqu'à paraître habillé d'une âme qu'on ne lui avait pas connue, enfin pas connue à ce jour, ni même jamais soupçonnée. D'ailleurs il n'avançait pas vraiment, non, il trimbalait avec lui, devant lui, oui, des litres de viande épaisse, comme une bouillie de nuances rougeâtres, et puis, de là à affirmer qu'il avançait, non, il n'avançait pas vraiment, non, il trébuchait plus qu'autre chose, oui, il trébuchait entre des flaques issues de lui-même et comme goudronnées de cerises. Six veines rose-orange courraient sur son front en pagaille, signe d'un déploiement de force surhumain, signe d'un épuisement presque total, non, signe d'un épuisement bientôt définitif.

De certains d'entre nous, nous avions hérité d'étranges informations, et d'aucuns prétendaient que son âme était au diable depuis peu, et qu'ainsi ce n'était pas ou plus lui_même, mais un autre identique au premier, ou presque. Il avait peut être changé d'être ou d'âme, peut-être, d'apparence ou de silence, il avait peut-être troqué son ancienne couture, sa première manière d'être ou d'avoir, de loin on le reconnaissait sans doute, mais de près on l'oubliait aussitôt, il marchait, non, il approchait... non plus, il trébuchait... peut-être, ou était-ce justement l'inverse ? Il avait changé, ou alors était-ce exactement le même, mais voilé de telle sorte qu'on ne pourrait de façon définitive savoir : si oui ou non il s'agissait de lui, ou d'un autre identique ou presque au premier, ou encore de lui-même altéré de telle sorte qu'il ne pourrait finalement s'agir que d'un autre, de même nous n'étions parvenu à aucune conclusion concernant les points suivants, à savoir, comment et pourquoi, nous ne pouvions rien parvenir à savoir, ou pouvoir savoir de certain à son sujet, et qu'ainsi toute connaissance le concernant de près ou de loin était par avance condamnée à glisser aussitôt dans une étrange boue d'incertitude.

Il aurait mieux fallu qu'il soit mort, oui mieux mort qu'ainsi maudit, oui mieux mort, oui, mieux mort et crevé. Il aurait mieux fallu pour tous, et pour lui, oui, pour lui, qu'il fût traîné en place publique, oui qu'il fût pendu, crevé, arraché et battu et épuisé jusqu'à plus d'souffle, qu'il fût battu et arraché jusqu'à plus d'forme, alors seulement il aurait pu, alors seulement il aurait su, oui, bien battu, bien crevé, oui, enfin libéré.

Kenny OZIER-LAFONTAINE

© Vincent Lefèbvre & Kenny Ozier-Lafontaine

© Vincent Lefèbvre & Kenny Ozier-Lafontaine


  • Kenny OZIER-LAFONTAINE (parfois Paul Poule) est poète, plasticien, vidéaste, né pour la première fois à Fort-de-France, Martinique.
  • Claire MOREL, plasticienne, travaille sur le lien entre soi et les autres, soi et les autres soi, soi et son soi-même. Retrouvez son blog ici.
  • Vincent LEFÈBVRE n'existe pas. Son site, oui.