Déchéance des droits : près d'un quart des citoyens noirs de Floride ne peut pas voter
Les vestiges de l’ouragan Patricia envahissaient Orlando en Floride et Eddie Walker était trempé. C’était un mercredi matin, à la fin du mois d’octobre et Walker, le pasteur de la paroisse In God’s Time Tabernacle, située dans le quartier de Parramore, en centre-ville, avait passé une partie de la matinée à réparer la fenêtre bloquée de son van Chevrolet blanc modèle 2001. Un véhicule qu’il utilise pour transporter les dons de nourriture des épiceries et des fast-foods à travers la ville et à destination de ses paroissiens dont beaucoup sont des sans-abri ou d’anciens drogués.
Quand j’ai trouvé Walker derrière son église, il me fit signe de le rejoindre à l’abri de la pluie, dans la cabine de son van. Walker est un homme de taille moyenne, au torse puissant et il a une grosse voix de pasteur, qui résonne même lorsqu’il parle doucement. J’étais venu pour écouter l’histoire de la vie de Walker, mais dès le début son téléphone ne cessait d’interrompre notre conversation. Les volontaires l’appelaient pour résoudre les problèmes de logistique. « Tout ce que vous pouvez obtenir gratuitement », implorait Walker au téléphone, « commandez autant que vous pouvez, car nous pourrons tout utiliser. »
Au bout de cinq minutes, il me fit signe de monter à l’arrière du van, côté marchandise, où je m’assis sur une grosse boîte à outils en plastique au milieu d’une pile de caisses de bananes et de sacs de toile vides sur lesquels était écrit « sac de transport pour l’aide alimentaire ». Une dame prénommée Rhonda monta à l’avant du van. Elle avait besoin d’être amenée dans une clinique de santé locale qui fournit des soins à bas prix aux habitants du quartier et comptait sur Walker pour l’accompagner.
« C’était censé être mon jour de repos », me dit Walker après avoir déposé Rhonda à la clinique, située à l’intérieur d’un centre commercial. « Mais je ne sais plus vraiment ce que cela veut dire. »
Parramore, l’un des quartiers les plus pauvres d’Orlando, est un lieu où les difficultés sont fortes et ceux qui portent majoritairement ce fardeau sont les gens comme Walker qui travaille au rythme effréné d’un homme essayant de réparer une digue défectueuse. Le ministère de Walker fournit la garantie de nourrir tout individu qui vient le voir, afin qu’il puisse aller au bout de sa journée et sans jamais poser de questions. Être à court de provisions pourrait signifier affamer des dizaines d’individus de sa congrégation.
Walker n’a pas toujours été dans le droit chemin. Au milieu des années 90, après avoir passé une décennie à l’étranger à servir comme officier de police militaire, il est revenu chez lui et est tombé dans un trafic de cocaïne à Orlando. De petits deals menèrent à de plus grands et, en 1995, Walker accepta de négocier presque trois onces de cocaïne contre une Honda Accord. Ce deal fut son dernier : le propriétaire de la voiture était un indicateur dont le témoignage envoya Walker en prison pour le reste de la décennie.
Depuis sa libération en 2001, Walker s’est consacré essentiellement à nourrir les nécessiteux, il a eu de nombreux emplois et subsiste désormais grâce aux aides sociales et à sa pension militaire. Pourtant l’État de Floride continue de le punir pour les condamnations liées à la drogue dont il a fait l’objet vingt ans auparavant. Tant que Walker vivra en Floride, il n’aura pas le droit de voter. Et il n’est pas seul dans ce cas.
Aucun autre État n’a un nombre de citoyens privés de leurs droits aussi grand que la Floride, où plus de 1,5 million de personnes ne sont plus autorisées à déposer leur bulletin dans l’urne les jours d’élection, selon le Sentencing Project, une association à but non lucratif pour une réforme du système carcéral.
Le taux de personnes privées de droits civiques est élevé parmi la population noire de Floride, avec près d’un quart des Afro-Américains interdits de vote.
A l’échelle nationale, près de six millions d’Américains sont interdits de vote suite à des condamnations pour crime. Bien que la plupart des États restreignent le droit de vote pour les criminels emprisonnés, l’Iowa est le seul à rejoindre la Floride avec la privation à vie du droit de vote pour les ex-criminels. Le Kentucky était dans le même cas jusqu’il y a trois semaines, mais le jeudi avant Thanksgiving le gouverneur démocrate sortant a signé un arrêté restaurant le droit de vote pour 140 000 ex-criminels non-violents. Le gouverneur républicain entrant a signalé qu’il allait maintenir l’arrêté.
Pendant ce temps en Floride, le problème semble prendre de l’ampleur. Le chiffre de 1,5 million date de 2010; quand le gouverneur républicain Rick Scott prit ses fonctions en 2011, il annula immédiatement une décision de son prédécesseur, Charlie Crist, qui avait restitué leurs droits à de nombreux criminels ayant accompli leur sentence. Scott introduisit de nouvelles règles stipulant que des personnes reconnues coupables de crimes non-violents attendraient cinq ans avant de pouvoir faire une demande de restitution de leurs droits civils; ceux condamnés pour des crimes violents et des infractions majeures devaient attendre sept ans.
Sous le mandat de Crist, c’est par dizaines de milliers en moyenne que des criminels retrouvèrent chaque année leur droit de vote. Jusqu’à présent, le gouverneur Scott n’a restitué leurs droits à tout juste 1 866 ex-criminels alors que des dizaines de milliers d’anciens prisonniers sont libérés tous les ans, déchus de leur droit de vote. Alors que l’administration Scott a bouché l’unique voie destinée aux anciens détenus en quête de leur droit de vote, certains indices portent à croire que les délais d’attente s’éternisent pour ceux qui sollicitent du gouverneur la restitution de leurs droits civils. Walker, par exemple, a fait sa demande en 2005 et malgré de nombreux suivis, il n’a jamais reçu de réponse substantielle de la part de l’État. « C’est comme un crachat au visage », m’a déclaré Walker.
Plus de 50 ans après l’adoption par le Congrès de la loi sur le droit de vote en 1965, la Floride demeure un endroit où dans un lieu public typique — un supermarché ou un pâté de maisons — vous serez entouré d’une portion non négligeable de citoyens susceptibles de subir de la part de l’État, une privation à vie de leurs droits. Dans les quartiers comme celui de Parramore dont la population est à majorité noire, un nombre encore plus grand d’habitants ne vont pas pouvoir voter. Et Walker indique que dans sa congrégation ceux qui ne peuvent pas voter sont plus nombreux que ceux qui le peuvent.
« Nous avons des clients plus âgés qui nous appellent pour nous dire : je veux pouvoir voter à nouveau avant de mourir », raconte Mathew Higbee, l’associé fondateur de Higbee & Associates, un cabinet d’avocats qui assiste les anciens repris de justice dans la restitution de leurs droits civils. « Et nous leur disons : « A l’heure actuelle, il faut compter entre 6 à 10 ans avant même qu’ils n’y jettent un œil » et les gens nous répondent : « Je ne suis même pas sûr de vivre jusque-là, alors pourquoi essayer ? » »
L’administration Scott a fait valoir que le gouverneur se servait du droit de vote comme d’une incitation pour encourager les anciens contrevenants à rester dans le droit chemin. « Le gouverneur Scott est convaincu que des criminels ayant été condamnés ont besoin d’une occasion leur permettant de montrer qu’ils peuvent être des membres de la société respectueux des lois avant que ces droits ne leurs soient rendus », avait déclaré un porte-parole pendant la période électorale de 2012. Et pourtant d’anciens repris de justice qui ne sont pas tombés sous le coup de la loi pendant plus d’une décennie m’ont affirmé que leurs requêtes auprès du comité des amnisties de l’État de Floride sont restées lettres mortes. Ou se sont retrouvées empêtrées dans les dédales d’une bureaucratie gangrenée par un arriéré de près de 11 000 demandes de restitution de droits civils en attente. À ce jour, l’État n’a approuvé que 315 demandes. Les anciens condamnés auxquels j’ai parlé ne croient guère à la procédure de clémence. Et peut-être que, par-dessus tout, ils expriment le sentiment d’avoir été oubliés par presque tous les composants de la vie politique en Amérique. (Le bureau du gouverneur Scott n’a pas répondu à une série de questions envoyées par courriel.)
« Franchement, on dirait que personne ne se préoccupe de ce que j’aie le droit de voter ou non », dit Sam Nimmo, un homme de travaux d’entretien de 38 ans qui a soumis sans succès trois requêtes au comité de clémence de l’État. Nimmo avait été arrêté pour cambriolage et possession de marijuana à l’âge de 17 ans et, comme plusieurs personnes que j’ai interviewées, n’a jamais été autorisé à mettre un bulletin dans une urne depuis. « J’ai l’impression d’être à moitié citoyen. »
Comme beaucoup de lois similaires aux États-Unis, l’interdiction de vote pour les repris de justice en Floride avait coïncidé avec la fin de la Guerre civile et l’adoption qui s’ensuivit des amendements 14 et 15 qui garantissaient à tous la même protection par la loi et étendaient le droit de vote à la population non-blanche. Face à la menace d’un glissement de l’équilibre du pouvoir, les États ont promptement promulgué des lois limitant le droit de vote, incluant des restrictions sur le droit de vote des ex-criminels qui ont eu des conséquences disproportionnées pour les minorités.
Bien que les nouvelles protections constitutionnelles aient obligé les législateurs à présenter des justifications sans connotation raciale pour les lois sur le vote, immanquablement un racisme explicite s’infiltrait dans les textes au cours de l’élaboration frénétique des dispositions juridiques concernant les criminels. « Le crime de violence sur épouse à lui seul disqualifiait 60 pour cent des Noirs », rapportait John Field Bunting, un participant à la Convention constitutionnelle de 1901, faisant référence au décret qu’il avait présenté, relatif à la privation de droits applicable aux criminels. Et, même un long siècle après les remarques de Bunting, les partisans de la privation de droits pour les repris de justice ont encore laissé glisser, dans les discussions sur les lois, un langage racial odieux. « S’il s’agit de Noirs perdant leur droit de vote, ils n’ont qu’à arrêter de commettre des crimes », a déclaré un représentant de l’État de Caroline du Sud en 2001, au cours d’un débat portant sur les changements dans la loi étatique de privation de droits civils.
Alors que les mécanismes de suppression du vote, plus emblématiques à l’époque de la Reconstruction — des tactiques telles que les taxes électorales et les tests d’alphabétisation — ont été supprimés par les tribunaux et le Congrès au cours du siècle dernier, les clauses concernant le droit de vote des criminels sont restées un vestige tenace d’une pression vieille de 150 ans visant à bloquer l’accès des urnes à certains groupes. Dans les communautés noires de Floride, les effets de cette loi étatique sont devenus un élément du paysage local.
Pendant que Walker réparait la vitre de son van, un homme de 43 ans du nom de Keith Ivey triait des papiers, assis à son bureau situé dans une concession automobile qu’il dirige dans la banlieue de Jacksonville, à quelques 250 kilomètres de Parramore. En 2012, à sa sortie de prison, où il avait réussi à convaincre l’administration pénitentiaire de le laisser suivre des cours de gestion, il avait tout de suite obtenu un travail au salaire minimum au garage Jiffy Lube à Jacksonville et a commencé à travailler pour ouvrir son parc de voitures d’occasion. L’interdiction perpétuelle du vote — ce qu’il appelle « le nuage noir » — vient gâcher l’estime qu’il a de son rapide succès.
Pourtant Ivey se sent peu isolé à cet égard : tandis que je lui parlais, un ami nommé Jerrod Hardwick est passé. Un ancien détenu, interdit de vote lui aussi. « Vous pouvez voir que je ne fais rien de mal », a dit Hardwick. « Pourquoi ne pas me donner une chance ? »
Chaque fois que Ivey paie des impôts au gouvernement de son État et au gouvernement fédéral, cela lui rappelle amèrement son exclusion du processus politique. « C’est comme, ben, j’ai toujours pas mon mot à dire quel que soit l’élu », m’a dit Ivey. « Ils font la sourde oreille, parce que je ne suis pas quelqu’un qui influe sur leur travail, j’suis pas considéré, j’suis pas capable de voter. »
Situé sur une avenue commerçante, le parc de voitures d’occasion appartenant à Ivey, l’Ivey League Auto Sales, est constitué d’un petit bâtiment d’un étage aux vitrines fortement teintées et zébrées de banderoles aux couleurs vives affichant « ACHETEZ ICI ». Le parc peut facilement passer inaperçu au milieu des commerces encombrés de la périphérie urbaine de Jacksonville. A l’intérieur, le bureau d’Ivey affiche un sens de l’ordre rigoriste, le bourdonnement étouffé de n’importe quel établissement de cols blancs performant.
Comme tous les repris de justice que j’ai interviewés, Ivey a pleinement conscience du fragile rempart de circonstances et de chance qui le sépare de ces autres anciens délinquants qui débarquent affamés dans l’église de Walker. L’année dernière, son affaire a presque fait faillite après une série d’erreurs, dont l’achat, pour 2 000 dollars, d’une Sedan Hyundai dont il découvrit plus tard que la transmission était foutue. « On peut vite perdre espoir par ici », m’a confié Ivey. « Deux ou trois déceptions, deux ou trois échecs et vous pouvez vite fait vous retrouver à la rue. »
Si l’on en croit la politique du gouverneur Scott, Ivey doit attendre au moins 2019 avant de pouvoir faire sa demande d’amnistie. Mais, aussi improbable que cela paraisse, Ivey est convaincu que sa meilleure chance de revoter réside dans le changement, un jour ou l’autre, de cette loi étatique de privation du droit de vote pour les repris de justice. Malgré son travail qui lui prend souvent toute sa journée et déborde sur ses obligations familiales, Ivey trouve le temps de voir s’il y a du nouveau au sujet de la loi sur l’incapacité électorale auprès de son ami Devin Coleman, un militant pour les droits civils de Jacksonville. En retour, Coleman a exhorté Ivey de s’impliquer dans ses efforts pour mettre un terme à cette interdiction. « Mais je suis coincé dans ce truc 24 heures sur 24, 7 jours sur 7— j’ai une famille à nourrir », dit Ivey. « Nous avons eu des joutes verbales car, dit-il, je ne veux pas représenter ça à moi seul. »
Les gens comme Coleman sont pour ainsi dire seuls dans leur combat. C’est en Floride que l’on trouve le plus grand nombre de personnes déchues de leurs droits civils et pourtant pas un seul organisme au niveau national ou local ne travaille à résoudre ce problème. A la suite de la décision de la Cour suprême lors du procès du comté de Shelby contre Holder, qui invalidait une mesure clé de la loi sur le droit électoral de 1965, on a observé un regain d’intérêt pour les lois étatiques qui rendent le vote plus compliqué à certains. Toutefois, à part quelques occasionnelles mentions dans la presse, le million ou plus de personnes que représentent en Floride les bannis du suffrage a bel et bien été oublié. « C’est comme pousser un wagon en haut d’une côte », dit Ivey, « et vous n’avez qu’un ou deux gars qui la poussent. »
Dans un IHop d'Orlando [International House of Pancakes, chaîne de pancake], je me suis assis pour un petit déjeuner de fin d’après-midi avec un repris de justice nommé Desmond Meade, qui est devenu la figure de proue de ce qui constitue le mouvement pour le droit de vote en Floride. Toutes les personnes avec lesquelles j’ai parlé s’accordent : Meade est le mouvement au niveau de l’État. Presque toute les organisations politiques que l’ai interrogées sur la privation du droit de vote en Floride m’ont simplement renvoyé à Meade qui dirige la Florida Rights Restoration Coalition, un groupe à but non lucratif sans budget d’exploitation ni un seul salarié. Meade travaille la journée et s’occupe de la FRRC seulement pendant son temps libre qu’il doit aussi partager avec ses cinq enfants. « Cela a des répercussions sur ma santé », m’a dit Meade à propos des tensions subies à essayer de faire vivre l’organisation. « Cela a des répercussions sur ma privée et sur ma famille. Il y a des moments où je n’ai qu’une envie : laisser tomber », a-t-il poursuivi.
Meade dit que depuis que le financement par l’Union américaine pour les libertés civiles s’est tari il y a quelques années, la FRRC a continué sur sa lancée : « Vous savez, les fondations doivent choisir un domaine, indépendamment de ce qui est attrayant à tel ou tel moment. Nous avons été terriblement éprouvés. »
L’année dernière Meade a lancé une campagne demandant un référendum pour le scrutin de 2016 sur la restitution des droits électoraux des repris de justice et la branche locale de la Ligue des électrices s’est rapidement jointe à la partie pour offrir son soutien logistique. Les perspectives de cette mesure semblaient brillantes puisque les sondages conduits par le parti Floridians for a Fair Democracy avaient suggéré que les électeurs appuieraient un référendum pour que leur droit de vote soit rendu à la majorité des repris de justice, exception faite des condamnés pour meurtre ou délit sexuel. À l’époque où nous nous sommes rencontrés, la campagne de Meade disposait de peu d’argent et ne pouvait faire les frais d’un administrateur expérimenté à plein temps, du coup la Ligue avait décidé de limiter ses pertes et de se retirer. A l’heure où nous parlions, Meade avait obtenu 60 000 signatures, loin des 700 000 escomptées nécessaires pour que la proposition aille au scrutin. Il estime que les chances d’atteindre ce but sont « minces à inexistantes ».
Un grand nombre des volontaires de Meade sont eux-mêmes d’anciens détenus, le genre de personnes qui disposent rarement des ressources nécessaires en temps, en énergie et en argent. « Même si voter peut paraître essentiel à vous comme à moi », a reconnu Meade, « c’est la dernière chose à laquelle les gens pensent en sortant de prison — ils pensent : Vais-je pouvoir bosser ? Où vais-je pouvoir me poser ? Nous savons donc qu’il y a des besoins immédiats à satisfaire avant que nous puissions offrir une participation véritable à ces citoyens qui reviennent. »
De IHOP, j’ai roulé en ville jusqu’à un centre communautaire progressiste appelé Speak Up Florida où une ancienne détenue du nom de LaShanna Tyson avait rassemblé en gros une dizaine de ses compagnons déchus de leur droit de vote en Floride pour élaborer une stratégie qui leur apporterait une reconnaissance politique. Libérée de prison en 2011 pour avoir été la pilote de la voiture en fuite dans le cadre du cambriolage mortel d’une station-service, Tyson, à l’âge de 45 ans, suit maintenant une formation en droit sur deux ans dans une université près de Sanford et s’est exprimée dans les médias locaux sur les questions électorales. À Speak Up, Tyson a cherché à recevoir du soutien pour sa théorie selon laquelle les anciens détenus — avec leurfrustration refoulée et leurs histoires poignantes de bannissement politique — occupent une position unique pour augmenter la participation de ceux qui peuvent encore voter dans leur communauté. Elle est convaincue que c’est le meilleur moyen de faire sortir de l’ombre la question de la destitution des droits civils.
« J’ai observé chacun des autres groupes se mettre en place et créer leur mouvement », assura Tyson aux participants assis dans la petite salle sur des rangées de chaises pliantes et de canapés. « Si nous faisons cela et si nous le faisons bien, nous allons devenir efficaces. »
Mais au bout de 40 minutes, il y eut un bref moment de chaos et la réunion prit fin brusquement lorsqu’un homme blanc d’un certain âge portant catogan, se mit à interrompre constamment Tyson, critiquant son projet de travailler dans les limites des politiques de l’establishment plutôt que de suivre la voie qu’il privilégiait de former un parti révolutionnaire.
En enlevant un important moyen d’influence à un groupe déjà en grand manque de ressources, les règles concernant la destitution des criminels de leurs droits civils parviennent à se protéger de toute contestation sérieuse. Cette dynamique se manifeste dans les diverses difficultés rencontrées par la proposition de Tyson et la dernière campagne de Meade.
D’anciens détenus avec qui je me suis entretenu s’étonnèrent que je puisse même leur parler de voter ; ils devaient faire face à tant d’autres problèmes urgents. Certains de ceux que j’avais interviewés non seulement se trouvaient dans l’impossibilité de trouver un emploi stable à cause des mentions sur leur casier judiciaire mais rencontraient les plus grandes difficultés avec ce que la plupart des Américains tiennent pour acquis — comme d’être autorisé à louer un appartement. Deux anciens détenus m’ont avoué vivre avec des membres de leur famille, dans la peur constante d’être découverts et expulsés par les propriétaires. Lorsque j’ai connu Miguel Adams — dont le casier comporte plusieurs délits liés à la drogue — il dormait sur un canapé au centre Speak Up, non pas parce qu’il n’avait pas les moyens de s’offrir un appartement mais parce que ces mentions sur son casier l’empêchaient d’être accepté pour un logement.
« A New York, ils voulaient faire une vérification de ressources », dit Adams. « Ici, tout ce qui les intéresse c’est une vérification de casier judiciaire. J’ai l’argent nécessaire pour louer un logement mais personne ne me le permettra. »
Quand Sam Nimmo est arrivé au Wendy du coin à Crestview, une ville située dans la partie ouest de l’enclave de la Floride, lui et ses deux enfants dans son sillage étaient parés de leurs shorts de foot, maillots couverts de boue et crampons touffus d’herbe. Rasé de près et coupe en brosse, Nimmo, même dans sa tenue d’entraîneur, avait indéniablement l’air d’être un soldat en permission.
Si les lois sur la destitution des droits civils ont un impact disproportionné sur les minorités de l’État, une grande partie de ceux ayant été déchus de leurs droits est blanche. Nimmo, qui se considère Républicain, ne cadre pas avec le récit habituel d’élimination des votants et se trouve un parmi des centaines de milliers de Blancs interdits de vote par l’État.
En 1995, alors que Nimmo avait 17 ans et passait sa première année au lycée, lui et plusieurs de ses amis quittèrent une fête particulièrement tapageuse en emportant de la maison un certain nombre d’objets de valeur. « Ce n’est pas comme si nous défoncions la porte des gens ou un truc du genre », me rapporta Nimmo sur son inculpation pour vol remontant à l’adolescence. Au beau milieu de la fête, les parents de son camarade de classe rentrèrent à la maison. Les adolescents s’égayèrent, démarrèrent en embarquant certains affaires appartenant à l’hôte, dont un T-shirt et des bijoux. Quand Nimmo fut contrôlé, alors qu’il conduisait, par un enquêteur des semaines plus tard, le policier trouva de la marijuana dans sa voiture. Il fut accusé de vol en réunion, de cambriolage et de recel à des fins de vente — tous des crimes, sans exception. Nimmo fut inculpé en tant qu’adulte et plaida rapidement coupable pour les trois chefs d’accusation. Il était conscient qu’une condamnation pour crime était grave mais n’aurait jamais deviné à quel point avoir plaidé coupable changerait le cours de son existence.
Ayant grandi dans l’enclave de la Floride, Nimmo n’imaginait pas d’autre carrière que dans les forces armées. Et ce manque d’options n’était pas contraignant pour lui : sa famille avait servi dans l’armée pendant des générations et devenir soldat représentait tout ce que Nimmo avait toujours voulu dans la vie. Or l’armée évite généralement de recruter d’anciens criminels. Il avait une vingtaine d’années quand il prit le temps de constituer un dossier, compilant recommandations et faits marquants accomplis après sa libération, afin de le soumettre aux autorités militaires. Mais il n’eut aucune réponse. Au cours des années qui ont suivi sa libération, Nimmo s’est construit une vie confortable en tant que civil, en travaillant d’abord chez un concessionnaire automobile dans la ville voisine de Fort Walton et plus récemment comme artisan en réparations indépendant. À mesure que sa vie de famille lui procurait équilibre et stabilité, ses déceptions professionnelles allaient décroissant tandis que la destitution de ses droits civils faisait croître son amertume.
Contrairement à Walker et Ivey, l’incapacité à voter fait naître chez Nimmo un sens de honte et d’isolement social. « Un jour mes enfants sont rentrés de l’école et ont commencé à parler de George Washington et vu qu’en classe ils font des trucs comme un simulacre d’élections, ils me dirent : J’ai voté pour Obama. Pour qui as-tu voté, Papa ? » m’a confié Nimmo. « Je ne pouvais que les regarder et dire : Vous savez quoi, je n’ai pas encore décidé. J’ai inventé des excuses, du genre : J’ai besoin de m’intéresser un peu plus à la politique et de faire un peu plus de recherches. J’étais trop gêné pour leur avouer que je ne peux pas voter. »
La première demande de Nimmo pour obtenir le rétablissement intégral de ses droits, en 2005, fut rejetée deux ans plus tard ; le comité d’amnistie lui a dit qu’il devait un montant indéterminé d’argent en rapport avec sa condamnation dans le comté de Santa Rosa où avait eu lieu son arrestation. Mais lorsqu’il contacta le comté, on lui dit ne rien savoir de cette dette. En dépit de cela, l’État persista à maintenir qu’il devait de l’argent pour son crime. En 2011, Nimmo requit les services d’un archiviste pour extraire son dossier, qui avait été mis sur microfilm, des archives du comté et il découvrit qu’il devait près de 3000 dollars en frais de dédommagements et redevances, dettes qu’en fait le comté ne cherche pas à recouvrer activement. La greffière du comté lui déclara qu’en ce qui la concernait, il n’avait pas besoin de payer. Mais, voyant cela comme sa seule chance de récupérer ses droits civils, Nimmo régla la somme sur le champ et en avertit l’État immédiatement.
Si jamais Nimmo obtient une audition devant le comité d’amnistie, il devra faire un trajet de deux heures pour se rendre à Tallahassee afin d’être publiquement interrogé par le gouverneur de Floride, le procureur général de l’État et deux représentants du gouvernement. Plusieurs repris de justice avec lesquels j’ai parlé étaient bien conscients du niveau de détail pointilleux visé par les fonctionnaires dans l’examen de la vie des requérants, comprenant des questions auxquelles un non-condamné ne devrait pratiquement jamais répondre devant le gouverneur d’un État : des choses comme les habitudes de consommation d’alcool, les contraventions pour excès de vitesse et les sentiments de remords envers les transgressions passées.
Par conséquent, Nimmo ressent de l’anxiété à propos d’infractions passées sur lesquelles beaucoup auraient depuis longtemps tourné la page. Par exemple, il a toujours peur que, dans l’examen de son éligibilité au droit de vote, l’État puisse se saisir de deux infractions qu’il a commises peu de temps après sa sortie de la prison — un vol à l’étalage et un chèque sans provision.
« J’ai été mis en prison à l’âge de 18 ans, vous savez, je ne savais pas faire un chèque, équilibrer un compte, économiser, parce que j’avais été incarcéré », m’a dit Nimmo. « Quand je suis sorti et me suis retrouvé tout seul, je ne savais pas quoi faire, je ne savais pas gérer ma vie quotidienne. » Nimmo dit qu’il s’est écoulé au moins dix ans depuis la dernière fois qu’il à été accusé ne serait-ce que d’un simple méfait. « J’ai l’impression que c’est la seule chose dans la vie que je n’ai pas consolidée, sur laquelle je n’ai pas tourné la page », m’a dit Nimmo. « Je me sens incomplet. » Quatre ans plus tard, il attend toujours.
Source: Spencer Woodman pourTheintercept.com 9/12/15