L'Autre Quotidien a essayé de faire valoir son droit à s’opposer à ce que ses empreintes digitales soient versées au fichier TES : on vous raconte

Méga-couac dans les Yvelines pour le méga-fichier des Français

Le fichier TES est la base de données centralisée qui va accueillir les données personnelles et biométriques de l’ensemble des Français. Le ministre de l’Intérieur a dû faire une concession : les personnes qui font faire une carte d’identité pourront s’opposer à ce que leurs empreintes digitales soient versées à ce gigantesque fichier informatique. Sauf dans les Yvelines, où l’expérimentation est déjà en cours depuis le 8 novembre dernier…

C’est un couac de plus, dans un dossier qui en a déjà vu beaucoup. Le méga-fichier des données administratives, le TES -pour « titres électroniques sécurisés »- accueillera, à terme, les données personnelles et biométriques de plus de 60 millions de Français. C’est-à-dire l’identité, la filiation, l’adresse, la couleur des yeux, la taille, ainsi que les empreintes digitales et la photo d’identité. Le regroupement de ces données sensibles dans une base informatique centralisée évoque le spectre d’un « Big brother » à la française. Regroupant pour l’instant uniquement les données des détenteurs d’un passeport biométrique, ce gigantesque fichier ultra-sensible inclura aussi celles des demandeurs d’une carte d’identité, dont les empreintes et les photos seront désormais numérisées. C’est-à-dire de tout le monde, puisque si la détention d’une carte d’identité n’est pas obligatoire, en pratique, il est difficile de vivre sans. Un tel fichier comporte par nature des risques, comme le rappelle l’Observatoire des libertés et du numérique dans son communiqué du 14 novembre dernier. 

 

Et ce n’est pas la maigre concession arrachée par Axelle Lemaire, la secrétaire d’Etat au numérique, à savoir la possibilité pour tout citoyen français de refuser le transfert de ses empreintes digitales dans le fichier informatique TES - elles devraient dans ce cas être conservées uniquement sous forme papier- qui va changer cet état de fait. Car elle ne concerne pas les habitants des Yvelines, où a débuté depuis le 8 novembre, une expérimentation du fichier en question. Il faut par ailleurs rappeler que cette garantie est déjà un reniement, puisque le communiqué commun de Bernard Cazeneuve et Axelle Lemaire, publié le 10 novembre, faisait état de la possibilité de s’opposer, non seulement à l’enregistrement des empreintes dans le fichier, mais tout simplement à leur recueil ... Une annonce qui aura tenu trois jours.

Le débat engagé au niveau national n’existe pas dans les Yvelines

Pour l’instant, Bernard Cazeneuve reste droit dans ses bottes et se fait pour l’instant discret. Ni le ministre, ni son porte-parole, ni son cabinet n’ont souhaité répondre à nos questions sur le bien-fondé de l’expérimentation dans les Yvelines. Pour seule réponse, nous avons obtenu, par mail, un lien vers un communiqué du ministère, daté du 17 novembre, qui enfonce le clou. Un communiqué qui reprend tout bonnement les arguments développés ces derniers-jours par la place Beauvau, sans répondre vraiment aux arguments des opposants à un fichier centralisé des titres électroniques sécurisés. Bref, rien n’indique que le ministère, et le gouvernement qui tranche au final, aient la moindre intention de suspendre un décret qui semble prendre l’eau de toute part. Et ceci, malgré une passe d’armes avec Axelle Lemaire, la secrétaire d’Etat au numérique, mais aussi les demandes en ce sens du conseil du numérique, de plusieurs parlementaires, dont Philippe Bas, président de la commission des lois du sénat  et les recours déposés par trois organismes, dont la Ligue des droits de l’homme.

Concrètement, dans les Yvelines, c’est comme si le débat parlementaire, arraché au forceps, n’avait jamais eu lieu. Car, si on a beaucoup commenté le décret instituant le fichier TES, publié le 30 octobre 2016 au Journal Officiel, en plein weekend de la Toussaint, l’arrêté du 2 novembre 2016, qui institue l’expérimentation du fichier dans les Yvelines, a beaucoup moins attiré l’attention. Cet arrêté est paru au Journal Officiel du 5 novembre 2016, c’est-à-dire trois jours seulement avant qu’il ne soit mis en application dans ce département d’Île-de-France !

Une fonctionnalité qui ne serait pas prévue dans l’application informatique

Nous avons donc contacté quatre mairies de ce département d’Île-de-France -Trappes, Sartrouville, Versailles et Chatou- et le moins qu’on puisse dire, c’est que les réponses que nous avons obtenues laissent songeurs. Nous nous sommes présentés au téléphone comme une vieille dame souhaitant faire refaire sa carte d’identité périmée, et qui demande que ses empreintes n’atterrissent pas dans le « gros fichier dont tout le monde parle ». Les réponses que nous avons obtenues peuvent sembler curieuses, au regard du débat qui s’est ouvert sur les libertés publiques et la protection de la vie privée, mais elles sont logiques, si on se souvient que le décret est bien entré en vigueur dans les Yvelines. Trois sur quatre de nos interlocuteurs -des fonctionnaires municipaux des services d’état civil- nous ont expliqué comment il était impossible d’accéder à cette requête, « aucune option, aucune case à cocher, ne permettant de s’opposer au transfert des empreintes lors de leur numérisation ». Un élément inquiétant, car si ces fonctionnaires ont raison, l’application informatique ne permet pas de mettre en œuvre les promesses du ministre. On se demande du coup pourquoi le décret n’est pas purement et simplement abrogé, le temps au moins de mettre en œuvre les évolutions informatiques qui permettront de respecter la volonté des citoyens.

Beaucoup de précipitation et d’à peu près

Bref, si votre vieille tante habitant les Yvelines tient absolument à ce que ses empreintes ne soient pas versées au fichier TES, elle ne pourra pas obtenir sa carte d’identité… Seul un de ces agents nous a suggéré de déclarer notre refus lors du rendez-vous prévu pour la remise des pièces et la numérisation des données biométriques, pour finalement nous conseiller de prendre contact avec la préfecture. Ce qui nous a permis de constater que le serveur vocal de la préfecture n’avait pas été actualisé, contrairement au site Internet préfectoral : il annonce un délai de quatre à cinq semaines contre deux à trois pour le site Internet et invite à se tourner vers la mairie de son domicile, alors que seules 34 communes sur les 262 des Yvelines sont équipées de dispositifs de numérisation…

Mais il y a pire. L’un des agents interrogés semble penser, de bonne foi, qu’il y aurait un débat actuellement pour savoir si « les douanes et d’autres ministères pourront avoir accès à ce fichier ». Ce qui n’est pas du tout ce que prévoit le décret… Avant de nous rassurer, « ce n’est pas prévu pour le moment ». Comment expliquer un tel fiasco ? La responsable de la communication interministérielle de la préfecture des Yvelines, Cathy Bounaix, nous l’a expliqué et c’est, malheureusement d’une logique imparable : c’est bien le décret paru le 30 octobre au Journal Officiel, entré en vigueur dès le lendemain, qui s’applique. Or, dans le décret, il n’est pas prévu de procédure permettant au demandeur d’une carte nationale d’identité de refuser le transfert de ses empreintes au fichier ! Voilà donc comment les habitants des Yvelines se retrouvent privés des (maigres) garanties concédées par le ministre de l’Intérieur à la représentation nationale. Ce qui fait tout de même désordre.

« Une rupture d’égalité des citoyens devant l’administration »

Pour la Ligue des droits de l’homme, que nous avons pu interroger ce soir, il s’agit d’une « rupture d’égalité des citoyens devant l’administration » et il faut « demander l’arrêt du test en cours dans les Yvelines ». Maryse Artiguelong, responsable de la commission « Libertés et technologies de l’information et de la communication », dénonce la méthode suivie par le ministère de l’Intérieur dans ce dossier. « Tester un fichier à peine quinze jours après la publication du décret qui l’a créé, ça paraît quand même assez précipité. Surtout quand on connaît l’ampleur du fichier et l’importance des données qui y sont enregistrées, c’est-à-dire les données biométriques ». Maryse Artiguelong dit ne pas comprendre le principe même d’une expérimentation locale dans ce dossier : « soit ça marche, soit ça ne marche pas ». Et de poser la question qui fâche : « que se passera-t-il pour les citoyens dont on aura pris les empreintes et qui souhaiteront ensuite les faire retirer du fichier ? 

Une fois les choix techniques arrêtés, il est difficile de revenir en arrière. Pour Maryse Artiguelong, l’exemple du passeport biométrique, déjà rattaché au fichier TES, devrait inciter à réfléchir : « Le premier décret paru mentionnait la prise de huit empreintes, mais il a été attaqué devant le Conseil d’Etat qui a décidé qu’il n’y en aurait plus que deux. Sauf que, comme les machines et les logiciels avaient déjà été conçus, on continue à vous prendre huit empreintes ». Ce choix de maintenir l’expérimentation dans les Yvelines augure-t-il d’un futur retour en arrière –un de plus- lors duquel la possibilité de ne pas faire transférer ses empreintes au fichier informatique sauterait tout simplement ? L’affaire n’est décidément pas close. On suivra avec intérêt expérimentation prévue en Bretagne à partir du 1er décembre 2016…

Véronique Valentino, pour L'Autre Quotidien, le 18 novembre 2016