Tlaxcala : “Les langues devraient être des ponts, pas des murs“

Jaume Plensa, Spillover II

Jaume Plensa, Spillover II

Le site web russe anglophone Fact International a interviewé Fausto Giudice, un des coordinateurs de Tlaxcala, le réseau international de traducteurs pour la diversité linguistique. C’est à leur énorme travail à la fois de traducteurs et d’éditeurs, qui choisissent leurs sujets, construisent leur vision du monde, que nous devons beaucoup des articles sur l’actualité internationale que nous publions dans L’Autre Quotidien. Hommage soit donc rendu à Tlaxcala. Un tel travail de Titan pour faire circuler l’information et pour le bien de l’humanité le mérite amplement.

Pourriez-vous parler à nos lecteurs du travail de votre site? Pourquoi a-t-il été créé ? Pourquoi ce nom ?

Tlaxcala est un réseau de traducteurs bénévoles qui publient leur travail sur leur propre site web. Il a été créé il y a 10 ans par des activistes de l'Internet qui avaient le même besoin d'organiser et de rationaliser le travail de traduction. Très souvent, le traducteur est isolé et travaille totalement seul. En même temps la meilleure traduction a toujours besoin d'être révisée par un locuteur de langue maternelle. Nous avons donc créé ce réseau tout d'abord pour être en mesure d'organiser la coopération entre traducteurs. Nous étions trois au début, puis cinq, puis 10, et maintenant environ 120, évidemment avec différents niveaux d'implication. Nous publions des textes en 15 langues. En près de dix ans, nous avons publié environ 30 000 articles et documents (textes, images, vidéo et audio).

Très vite, lorsque nous avons commencé à discuter du projet, nous nous sommes entendus sur la nécessité d'établir une base claire pour notre travail, donc nous avons rédigé un manifeste expliquant notre philosophie commune et nos principes de base. Nous demandons à chaque traducteur-trice désirant se joindre à nous de le lire et de nous dire s'il / elle est d'accord avec son contenu. Nous avons choisi le nom Tlaxcala pour véhiculer le message suivant: un peuple ou communauté opprimée par un empire ne doit jamais confiance à un autre empire pour se libérer. Les Tlaxcaltèques étaient un peuple du Mexique qui a aidé les conquérants espagnols à écraser l'Empire aztèque. Après que le travail avait été fait par les "libérateurs" européens, ils  se sont "occupés" des Tlaxcaltèques, qui ont été à leur tour partiellement exterminés.

Notre principal objectif au départ était de lutter contre le monopole impérial de la langue anglaise sur la toile. Ce monopole n'est pas seulement linguistique: il est culturel, il est idéologique, et il est en dernière analyse politique. De fait, la novlangue utilisée par le Ministère de la Vérité dans 1984 d'Orwell, c'est l'anglais! Cette domination impériale est perceptible partout. Juste un exemple: l'ONU a six langues officielles- anglais, français, espagnol, russe, arabe et chinois. Donc, il y a une obligation de publier tous les documents dans ces langues. Mais beaucoup, sinon la plupart de leurs documents sont en anglais seulement et peut-être en français ou en espagnol, mais pas en russe, en arabe ou chinois. Certains rapports très importants sur la Palestine ou la Syrie n'existent même pas en arabe. La même chose se passe dans de nombreuses organisations internationales sous direction occidentale, du FMI à l'UE. Vous commencez par parler leur langue et vous finissez par penser comme eux.

En outre, la plupart des anglophones, à commencer par les 323 millions d'US-Américains, sont monolingues, cela signifie qu'ils ne sont pas capables de lire une autre langue que l'anglais. Cela contribue à leur endoctrinement par ce que les Français appellent la pensée unique. Donc, traduire des textes d'autres langues vers l'anglais doit alors être considéré comme une sorte de travail humanitaire, de thérapie pour personnes soumises au lavage de cerveau, pour les aider à changer leur vision déformée de, disons, la Palestine / Israël, du Venezuela, de pays de l'ex- Union soviétique, en d'autres termes du Reste du Monde.

De toute évidence, nous ne pouvons pas rivaliser avec les médias dominants, qui ont un million de plus de moyens que nous : face à  cette grande industrie, nous ne sommes que des artisans. Ils touchent des millions de personnes et nous des dizaines de milliers. Quoi qu'il en soit, nous appartenons aux médias alternatifs mondiaux, qui ont un impact non négligeable sur les médias dominants et, par conséquent, sur la formation de l'opinion. Les documents que nous publions sont largement republiés  et font leur chemin à travers la jungle Internet. Comme nous sommes tous bénévoles et notre travail totalement non-commercial, cela a des avantages et des inconvénients. Les avantages sont notre liberté totale de toute pression et de tout pouvoir. Les inconvénients sont notre pauvreté extrême, qui ne permet à personne parmi nous de vivre de ce travail, nous devons donc chercher ailleurs pour trouver du travail rémunéré. Cela affecte la capacité de nos membres à faire un travail régulier dans des délais serrés.

Certaines des régions dans lesquelles vos matériaux sont divisés sur votre site se chevauchent. Cela n'est pas gênant ?

Aucun  type de classement n'est parfait. Nous avons fait un mix de classement géographique et thématique, ce qui nous oblige parfois à choisir où mettre un article. Lorsque nous avons par exemple du matériel sur le conflit entre la Russie et la Turquie à propos de la Syrie, où allons-nous le publier? Dans la section intitulée Oumma (les pays arabo-islamiques, auxquelles la Syrie appartient), ou en Europe (dont la Russie fait partie), ou dans les Thèmes universels (vu que plusieurs pays sont impliqués)? Nous décidons au cas par cas. Mais ça n'a pas beaucoup d'importance, vu que les gens sont plus orientés par les libellés/tags que nous mettons sous chaque article que par les  noms des sections. Quoi qu'il en soit, puisque nous privilégions l'analyse sur les "nouvelles fraîches", notre site doit être considéré davantage comme une bibliothèque de référence que comme un journal en ligne. Les articles qui perdent leur actualité après quelques heures ne nous intéressent pas.

L' écrivain radical de gauche russe Tarasov insiste pour que la gauche apprenne à utiliser les langues rares. Il voit cette approche comme un outil d'opposition à l'impérialisme. Comment voyez-vous le lien entre l'anti-impérialisme et le soutien à des langues rares?

Il y a 6 000 langues dans le monde, dont l'une disparaît toutes les deux semaines. Si "l'évolution" continue de cette façon, 90% des langues humaines auront disparu à la fin de ce siècle. En fait ce qui se passe pour la diversité linguistique est similaire à ce qui se passe avec la biodiversité, avec l'extinction des espèces, qui s'accélère à cause du réchauffement climatique. Alors, les gens devraient se battre pour défendre et préserver la diversité linguistique de la même manière qu'ils se battent pour la biodiversité.

Pour lutter contre l'impérialisme de manière efficace, vous devez connaître au moins deux langues, celle de l'Empire et la vôtre, et peut-être une ou deux autres, pour être en mesure de construire des alliances. Nous avons essayé de développer des sections pour les langues dites rares à Tlaxcala, comme l'espéranto (parlé par entre 100.000 et 10 millions) et le tamazight (parlé par 45 millions de locuteurs, mais sans un statut clair dans les pays où il est parlé, du Maroc à l'Égypte), mais ces sections ne sont pas très actives, en raison de nos faibles capacités humaines. Être en mesure de traduire et de publier en autant de langues que possible est un rêve, mais nous devons regarder la réalité en face : il est difficile de mobiliser les gens pour de tels projets sans autres moyens que sa bonne volonté et quelques ordinateurs!

Les mouvements nationalistes préconisent d'imposer une seule langue obligatoire de l'État dans les frontières de leur État. Ce principe est poussé à l'extrême en Turquie; il est constamment défendu par les nationalistes ukrainiens. La tentative d'interdire la langue russe a été un catalyseur pour la révolte contre Maïdan en Ukraine. Voyez-vous une alternative au principe de la langue officielle obligatoire?

La réponse alternative à une idéologie ne peut pas être une autre idéologie, mais la réalité. Dans les questions de langues, qui soulèvent de nombreuses passions, la seule façon est de regarder la réalité et de tirer des conclusions de ce que la réalité vous dit. Les enfants devraient toujours apprendre lire et écrire dans leur langue maternelle réelle et non dans leur langue "officielle", si vous voulez qu'ils deviennent des adultes avec une bonne maîtrise des outils de base. C'est seulement une fois qu'ils ont une bonne maîtrise des outils de base dans leur langue maternelle qu' ils peuvent être introduits dans une seconde, et plus tard une troisième langue. La plupart des pays de l'ancien bloc socialiste sont bilingues ou multilingues, de sorte qu'ils devraient avoir plus d'une langue comme langue officielle et / ou nationale. L'erreur que la plupart des nationalistes partout dans le monde font, c'est de faire des langues des murs alors qu'elles devraient être des ponts. L'écrivain algérien Kateb Yacine a dit une fois:  "Le français est notre butin de guerre", plaidant pour le maintien du français comme langue de l'Algérie à côté de l'arabe (et du tamazight, le "berbère").

Le traducteur automatique en ligne de Google renforce sa capacité. De plus en plus les langues asiatiques et africaines apparaissent dans ses listes. Est-ce que ça n'est pas une menace potentielle pour votre projet?

Je ne rêve que de ça : avoir un outil efficace et fiable de traduction automatique, de sorte que nous pourrions être en mesure de consacrer notre temps et notre énergie à d'autres tâches plus importantes. Mais le chemin est encore long pour y arriver. Comme l'explique Umberto Eco, les traducteurs automatiques sont alimentés avec des dictionnaires, quand ils devraient être alimentés avec des encyclopédies. Ils peuvent plus ou moins traduire des phrases simples et courtes, mais pour les longs textes, plus complexes, c'est un vrai gâchis. Et pour corriger une traduction automatique, il faut presque autant de temps que pour traduire directement. Puisque nous sommes tous volontaires, ne recevant pas d'argent pour notre travail, nous n'avons rien à perdre. Alors, bienvenue à tout robot vraiment intelligente! Добро пожаловать в любой действительно умного робота! Mais en attendant, nous sommes dans le besoin urgent de collaborateurs capables de traduire du et vers le russe [et toutes nos autres langues, NdT], donc bénévoles bienvenu-es! Il suffit de nous écrire à http://www.tlaxcala-int.org/contact.asp

Traduit par  Eve Harguindey