Les grands singes sont des hommes comme les autres
En ouvrant une réflexion sur les droits des grands singes, les parlementaires espagnols ont également réveillé bien des questions troublantes sur le statut de l’être humain. Par Rémi Sussan.
En juin 2008, une résolution, apparemment étrange, fut adoptée par le comité environnemental du parlement espagnol. Il s’agissait d’un projet de loi qui accorderait aux grands singes des droits légaux, les protégeant notamment contre la torture et le meurtre.
La nouvelle enthousiasma les adeptes de la protection animale, quelques-uns furent moins enchantés. Certains se demandèrent pourquoi l’Espagne, qui ne possédait guère de grands singes sur son territoire, souhaitait faire passer une loi sur ces primates. D’autres soulignèrent qu’il serait peut-être plus urgent de protéger les taureaux de la corrida. Et bien sûr, moult voix contestèrent une décision jugée futile en comparaison des problèmes économiques traversés par le pays.
Cet événement est en tout cas la première manifestation au plan politique d’une nouvelle conception du statut privilégié de l’être humain au sein de la nature. Une remise en question qui ne va pas sans inquiéter. Au centre du débat, une organisation militante, le « Great Ape Project » (Projet grands singes).
Cette association demande : « L’extension de la communauté des égaux à tous les grands singes : humains, chimpanzés, bonobos, gorilles et orangs-outans. La communauté des égaux est la communauté morale au sein de laquelle nous reconnaissons certains principes moraux fondamentaux, ou droits, gouvernant nos relations et susceptibles d’être inscrits dans la loi. Parmi ces principes ou droits on trouve : le droit à la vie […], la protection de la liberté individuelle […], la protection contre la torture […]. »
Fondée en 1993 le Great Ape Project a reçu le soutien de nombreux penseurs reconnus, au premier rang desquels, la primatologiste Jane Goodal et le biologiste Richard Dawkins. Un livre éponyme, dirigé par les philosophes Peter Singer et Paola Cavalieri qui fit connaître ses thèses à un large public.
De tous ces chercheurs et intellectuels, c’est sans doute Peter Singer qui s’est le plus investi dans ce projet et qui apparaît comme son porte-parole. Il s’est singularisé en publiant Une gauche darwinienne, essai prônant la réconciliation entre les théories de la gauche politique et les thèses de la psychologie évolutionniste. Celle-ci considère que nos principes moraux et nos structures sociales sont issus de stratégies adaptatives datant de notre héritage mammifère et non de pures constructions culturelles produites par notre raison et séparées de notre nature animale.
95 à 99 % de l’ADN humain
Les singes méritent-ils un traitement particulier ? Pourquoi eux, et pas, comme l’ont souligné nombre d’Espagnols, les taureaux, par exemple ?
C’est vrai, les singes nous ressemblent. Mais ce n’est pas simplement une question d’apparence physique. Il existe un important faisceau de faits militant en faveur d’une proximité entre singes et humains.
La première évidence est d’ordre génétique. Les singes partagent environ 95 à 99 % de l’ADN humain. Cela en fait de très très proches cousins. On peut cependant remettre en cause cette similarité en arguant du fait qu’il suffit d’une poignée de gènes influençant les conditions de la gestation, par exemple, pour faire apparaître une espèce radicalement différente.
C’est particulièrement vrai pour les chimpanzés, qui, d’un point de vue taxonomique, sont si proches de nous qu’ils pourraient être classifiés dans le genre homo. L’historien Jared Diamond désigne d’ailleurs l’être humain comme « le troisième chimpanzé » (il n’en existe officiellement que deux espèces).
Mais on ne s’entend pas bien sur la signification de cette proximité génétique. Peut-être des différences génétiques légères peuvent-elles entraîner de réelles divergences au niveau macroscopique ? Jonathan Marks, anthropologue auteur de What it means to be 98 % chimpanzee, note que notre ADN est similaire à 35 % à celui de la jonquille. En fait, nous partageons 25 % de notre code génétique avec n’importe quelle créature vivante, qu’elle quelle soit. Dans ces conditions, remarque-t-il, il n’est pas étonnant, mais pas non plus très significatif, que nous partagions 98 % de notre héritage avec le chimpanzé.
Mais la génétique n’est pas le seul argument. Il y a aussi le fameux « test du miroir » censé détecter la conscience de soi. Le principe est simple. On fait passer l’animal devant un miroir. S’il comprend qu’il a affaire à sa propre image, on peut en déduire qu’il possède (peut-être) une conscience de soi. Ce test, peu d’animaux l’ont passé avec succès : les dauphins, les éléphants, les chimpanzés et les bonobos font partie du lot. Mais est-il fiable ? Il semblerait bien, par exemple, que les pigeons soient aussi capables de le réussir. On pensait que les gorilles n’y arrivaient pas, mais on est en train de changer d’avis, et il existe au moins l’un d’entre eux, Koko, qui l’a fait. C’est intéressant, car Koko est un gorille qui apprit à « parler » à l’aide du langage des sourds-muets.
Troisième argument : les singes qui parlent, justement. En 2007, mourait Washoe, première femelle chimpanzé à avoir appris le langage des sourds-muets. D’autres méthodes ont été employées pour permettre aux singes de s’exprimer, par exemple l’usage d’un clavier spécial. Ces singes ont-ils vraiment développé le langage, sont-ils capables de manier la syntaxe ou se contentent-ils de faire quelques associations très simples entre des gestes spécifiques ou des touches et certains objets ? Pour ceux qui ont travaillé avec eux, pas de doute, ils parlent. Mais le consensus n’est pas encore réalisé au sein de la communauté scientifique. Des linguistes comme Noam Chomsky ou Stephen Pinker, par exemple, mettent le phénomène en doute. Pinker affirme dans son livre l’instinct du langage que les expressions ne comportent aucune grammaire digne de ce nom, qu’il s’agit le plus souvent de deux signes accolés l’un à l’autre, et que jamais les phrases émises par Washoe et les siens n’ont gagné en complexité.
Au-delà des critiques purement scientifiques, il y a bien sûr les interrogations philosophiques. Pour Jonathan Marks, la question de la proximité génétique ouvre un ensemble de contradictions qui pourraient s’avérer dangereuses. Octroie-t-on aux humains des droits différents selon leur proximité génétique? Aller au bout d’une telle proposition pourrait aboutir à des conclusions odieuses, souligne-t-il. Selon lui, le Projet grands singes est né d’un « mariage de raison » entre les spécialistes des grands singes et des militants des droits des animaux, pour qui ces créatures ne seraient qu’un cheval de Troie, un moyen de faire entrer dans les mœurs la notion de droit animal afin que toutes les espèces en bénéficient, y compris les taureaux espagnols. Pour l’autre groupe de militants, au contraire, la proximité des grands singes avec l’être humain est un élément fondamental.
Les singes en incapacité de droit
L’autre idée, fréquemment émise, consiste à dire que des droits ne peuvent être attribués qu’à des êtres susceptibles de les exiger, autrement dit des êtres humains. Les singes en sont incapables. Leur statut est entièrement dépendant de notre bon vouloir. Pour Peter Singer, cet argument ne tient pas : nous accordons également des droits aux individus sévèrement handicapés mentalement, ou aux bébés, explique-t-il, et eux aussi ne sont pas susceptibles de réclamer ces droits.
Reste enfin la critique la plus sévère : celle qui s’inquiète du fait que l’entrée des grands singes dans la communauté des égaux en vienne à faire perdre à l’être humain sa place privilégiée, ouvrant la porte à tous les abus. À ceux-là, on pourrait répondre qu’en général, c’est en déniant le statut d’être humain aux membres de certaines communautés qu’on a ouvert la porte aux atrocités, pas l’inverse. Pourtant, quelques points de vue très controversés de Peter Singer, principal porte-parole du Projet grands singes, ne contribuent pas à calmer les inquiétudes.
Ce philosophe a déclaré que provoquer la mort de nourrissons atteints de handicaps plus ou moins graves ne constituerait pas un grand crime en termes d’éthique, puisque la victime n’est pas en mesure de ressentir la moindre souffrance ou anxiété vis-à-vis de son destin, et ne peut être considérée comme une « personne ». En effet, pour Singer, n’est une personne qu’un être ayant la perception de l’existence d’un futur. Certes, on peut séparer le militantisme pro-animal de Singer des considérations de son éthique « conséquentialiste » (qui juge la valeur d’un acte en fonction des conséquences qu’il aura), mais tout de même, ça fait tache.
Pour le biologiste Richard Dawkins, la proximité des humains et des grands singes est telle qu’on pourrait bientôt assister à une hybridation. À la question posée comme chaque année par la revue en ligne The Edge pour 2009, « Qu’est-ce qui pourrait tout changer ? », Dawkins répond : « la chute de la barrière entre les espèces. » Il imagine la possibilité de créer un croisement entre le chimpanzé et l’humain et va même plus loin. Ne serait-il pas possible de remonter, par comparaison des génomes, jusqu’à la séparation entre les proto-humains et nos cousins chimpanzés, et recréer le chaînon manquant en laboratoire, une créature que Richard Dawkins baptise Lucy 2 ?
Voilà des expériences qui, selon Dawkins, changeraient tout. « Je n’ai pas dit que je souhaiterais qu’elles soient réalisées, précise-t-il. Il faudrait y réfléchir longuement. Mais je ne puis m’empêcher de ressentir un frisson de plaisir lorsqu’on questionne ce qui, jusqu’ici, n’a jamais été remis en question. »
Rémi Sussan
* Cet article a d'abord été publié par la revue Panorama des Idées, avec qui nous collaborons dans le domaine des idées, de la recherche et des sciences humaines. En vente en librairies et par abonnement, Panorama des Idées paraît tous les deux mois.