Dans ce monde qu'on m'impose des hommes en noir pullulent, par Laëtitia Testard
"Dans le monde qui était le mien, je croyais avec certitude que je serai prête à risquer ma vie pour la liberté, l'intelligence et la joie. Aujourd'hui je ne connais pas l'ennemi, il n'est pas clairement identifié, je me sens traquée. Certains se shootent au captagon pour faire trembler le monde, d'autres dégueulent des cris haineux nationalistes. Qui leur a dit que nous sommes heureux, nous, dans ce monde ? Mais nous avons une force qu'eux n'ont pas, l'imagination, nous nous aimons la vie et nous acceptons de nous battre pour nous réaliser dans ce monde terrible qui nous a volé le nôtre."
Je vis dans un monde qui n'est pas celui-ci. Je vis dans un monde complexe et fascinant qui cherche une structure, un sens. C'est un travail perpétuel, un acharnement de chaque jour, ma propre bataille, souvent éprouvante, parfois promise à des élévations. Dans le monde qui est le mien, j'essaie de construire. Pourtant, depuis plusieurs mois, je sens que mon monde s'éloigne, que je n'ai plus prise sur lui et que lui ne parvient plus à me donner confiance. Un autre monde, peu à peu, a pris la place. Un monde d'angoisse, d'inquiétude, un monde où la poésie devient difficile à transformer en mots, un monde qui manque d'images et de sensations. Ce monde prend de plus en plus de place dans ma vie. C'est un déchirement, un exil contraint.
Dans ce monde qu'on m'impose des hommes en noir pullulent. Ils arpentent des déserts sans être touareg ou berger, ou serrent des mains dans de hauts hémisphères. Je vois de ces corbeaux partout se repaître de nos misères sous des prétextes obscurs. Où puiser quand je suis épuisée par ce monde qui me dicte ses règles sans but ni logique ? Je ne suis même pas larme. Je suis pierre. Car j'ai peur que la moindre goutte versée de mon corps soit capable de me noyer. A cause d'hommes en noir dans leurs hauts hémisphères je n'ai plus, ni fils dans mon foyer, ni salaire, ni, bientôt, maison pour m’abriter, me nourrir et construire. Je dois prendre une route mais je ne sais pas laquelle parce qu'aucune ne se dessine devant moi. Je n'ai même plus mon monde, celui que je trimbale avec moi depuis toujours, mon esprit nomade. Il est parti, à la dérive mais pas encore englouti. Il en faudra de la force pour le sauver du néant. En arabe, chez les musulmans, on appelle cette longue quête vers l'espoir et la dignité par l'effort, le Djihad. Les mots sont importants. Le Djihad est une lutte spirituelle, non pas ce qu'on prétend, un combat dans la haine et le sang.
L'écriture fait partie de ma quête, je n'ai jamais réfléchi à comment ni pourquoi, c'est venu à moi, comme d'autres ont pris un violon ou un pinceau, ou un ballon, ça arrive aussi. Je suis vivante quand j'écris, même dans l'obscurité la plus totale, je tire de la lumière de sous les gravats sous forme de phrases, de pensées, d'images. Quand j'écris le monde pourrait s'écrouler que je m'accrocherai encore à mes signes codés, à mon alphabet matriciel. Comme un pianiste sous les bombes je composerai encore, je témoignerai encore de quelque chose de beau, de vivant, de vibrant.
Je crois que je ferais ça mais je n'en suis pas si sûre. C'est une image romantique qui surgit de la nuit, de l'angoisse totale, d'une peur apocalyptique, qui trouve sa force dans le rêve. Car en réalité je le redis, impossible de l'oublier, j'ai peur. Je ne vois pas l'ennemi. L'ennemi a un visage lambda. L'ennemi peut être partout. L'ennemi n'est pas seulement Daesh, il est aussi la bêtise, la colère, le désespoir, l'exclusion. C'est à notre porte. C'est chez nous. Depuis longtemps. Aujourd'hui les voix grondent, les voix osent, les voix explosent. Des murs invisibles forgent ce nouveau monde. Impossible d'en échapper. Nous sommes pris à l'intérieur comme des papillons dans du tue-mouche. Nous tous avec nos mondes différents, nos rêves intimes, nos ambitions pacifistes, nos désirs de grandir dans un monde meilleur, d'offrir humblement à nos enfants un monde civilisé, fraternel, juste et inventif. J'ai peur que nous ayons trop peu de temps pour prendre conscience, pour nous débattre, pour nous ébattre et nous battre.
Dans le monde qui était le mien, je croyais avec certitude que je serai prête à risquer ma vie pour la liberté, l'intelligence et la joie. Aujourd'hui je ne connais pas l'ennemi, il n'est pas clairement identifié, je me sens traquée. Certains se shootent au captagon pour faire trembler le monde, d'autres dégueulent des cris haineux nationalistes. Qui leur a dit que nous sommes heureux, nous, dans ce monde ? Mais nous avons une force qu'eux n'ont pas, l'imagination, nous nous aimons la vie et nous acceptons de nous battre pour nous réaliser dans ce monde terrible qui nous a volé le nôtre.
Comment résister, comment se sentir fort encore quand marcher dans la rue nous remue, quand des regards rapidement accrochés puis ramenés à terre ne disent pas le mal dont ils souffrent ? Dans ce monde dans lequel nous sommes projetés sans rien nous avoir demandé, la mort peut surgir d'une bouche de métro, d'une cage d'escaliers, d'une rue animée; alors ouvrons nos bouches, nos cages, faisons vivre la rue.
Dans le monde qui était le mien, je croyais avoir du temps. Je me disais que si aujourd'hui je n'ai encore rien édité ce n'est pas si grave, je travaille à mûrir. Ecrire, raconter des histoires et danser dans les mots, je n'ai trouvé que ça pour vivre en grand. Et je voudrais pas crever avant d'avoir vu au moins deux ou trois de mes personnages passer en presse. Nous avons tous un rêve.
Dans ce monde qui est le mien j'aurai aimé avoir du temps, j'aurai aimé ne pas m'être si souvent trompée, je voudrais pouvoir courir pour rattraper mes frasques, mes excès et mes aveuglements; mais seule la littérature a le pouvoir de refaire le passé, nous, pauvres humains, nous ne pouvons pas. Aujourd'hui l'horloge sort l'artillerie lourde, dans ce monde qu'on nous jette, le temps ne sera plus jamais comme avant. Des comptes à rebours sont en marche, des tics tacs incessants hantent ma tête, ça ressemble à des tirs de kalach et les regards sont fixes c'est effrayant. Dans ce monde en noir, les lumières devraient donc se résigner à la clandestinité, les rêves rester tapis.
Pourtant, tandis qu'une rage sourde et irraisonnée s'élève, je veux croire qu'une chaleur est possible. Que d'autres mondes sont possibles. C'est la multiplicité que nous devons réaliser, et non l'unicité. Aux enfants, aux parents, à tout le monde, capable d'entendre et de comprendre, je voudrais dire : Lisez, lisez ! Trouvez la force dans les livres, sur tous les continents. Dans les films, la musique, chez les poètes, les artistes de rue, dans la vie. Parlez, échangez, apprenez des autres. Lisez, écoutez, témoignez. Nous sommes tous des passeurs, riches humains. Nous tenons tous à la vie. C'est ce que nous avons tous à prouver à présent, dans l'urgence, dans les faits, dans les actes. Les rassemblements utiles seront ceux de l'échange et de la construction, pas avec une bougie aux marches d'un bâtiment officiel. Construisons un avenir de nos mondes enfouis, construisons notre monde mosaïque pendant qu'ils se battent dans une fausse joute du bien contre le mal. Faisons preuve de patience et de compassion, car plus que tout, ce sont ces qualités que nous devons aujourd'hui rendre visibles. Je ne crois pas en Dieu, je crois en l'homme. Je ne crois pas aux dogmes, je crois à l'intuition. Je crois à la chance. Et vivre en est une.
Laëtitia Testard, dessins Dominique Spiessert