Avec cœur, mais sans plomb - comment élever votre Volkswagen

Publié en 2011, traduit en français en 2014 par Théophile Sersiron chez Le Nouvel Attila, le premier roman de l’Américain, natif du Massachusetts, Christopher Boucher, compte parmi ces lectures pas si fréquentes qui peuvent à la fois ébranler et enchanter durablement la lectrice ou le lecteur, pour peu qu’elle ou il soit soit ouvert(e) au charme surréaliste d’un univers débridé dans lequel, littéralement, les métaphores prennent vie – et de quelle manière ! – pour tenter de décoder le pouvoir précis de la narration et de l’imagination quant à la possibilité de l’amour et de la relation aux autres.

Calquant très fidèlement la structure du livre du même titre – véritable manuel d’entretien automobile et best-seller mondial de l’auto-édition – écrit en 1969 par l’ingénieur aéronautique John Muir (lui-même descendant de l’autre John Muir, l’écrivain chantre de la nature américaine du début du XXème siècle), qui quitta son travail chez Lockheed Aerospace pour devenir mécanicien automobile à Taos (Nouveau-Mexique) et hippie authentique, « Comment élever votre Volkswagen » met en scène un écrivain, confronté simultanément à la disparition, vraisemblablement mortelle, de son père, capturé par un Arbre à Infarctus qui, après lui avoir fendu le cœur, s’est enfui sans laisser de traces au volant d’une ferme volée, et à la naissance soudaine d’un fils, sous la forme d’une Volkswagen Coccinelle modèle 1971, affligée de multiples défauts et problèmes délicats, se nourrissant principalement de récits, de contes, d’histoires et d’anecdotes, qu’il va s’agir de faire vivre et se développer, contre toutes les vicissitudes qui guettent, dans cet univers de l’Ouest-Massachusetts en changement perpétuel, aux autoroutes si risquées, aux mots vivants et animés (on imagine aisément par instants un furieux télescopage avec les toons du « Qui veut la peau de Rogger Rabbit ? » de Robert Zemeckis), aux situations flottantes et à la terrible pression financière sur chacun, le temps y étant – au sens propre – l’argent.

Pour nous faire partager cette furieuse quête d’existence et de sérénité au pays de la métaphore reconnue réalité, Christopher Boucher a dû inventer un langage très personnel, dans lequel les mots-valises à la puissante charge imaginative et poétique abondent, proposant au passage un défi redoutable au traducteur Théophile Sersiron, qui s’en est magnifiquement sorti (et dont on lira avec bonheur les captivantes sept pages offertes en postface). L’auteur déploie également une telle capacité à nous faire accepter, au fil des pages rythmées par les sous-titres techniques ou décalés du manuel (« Différentiel arrière », « Causerie de carburant », « Ajustement de la soupape », « Grincements et grondements (Boîte de transmission) »,…) son univers profondément surréaliste et émotionnel, qu’il a dû toutefois préciser, pour éviter une inquiétude in fine déplacée, que s’il a bien conduit durant quelques années une Volkswagen Coccinelle, son père est tout ce qu’il y a de plus vivant, et se porte bien. L’imagination apte à questionner chacun aux grandes profondeurs n’a pas toujours besoin de ce soutien de la réalité, heureusement.

Un livre immense, profus, drôle et poignant, dont on ne s’étonnera pas qu’Adam Levin, l’auteur des si admirables « Instructions », ait déclaré : « Aussi émouvant qu’amusant, c’est le prochain livre qu’il faut lire » . J’ai pour ma part, il me semble, bien rarement rencontré de roman érigeant avec autant de maîtrise et d’émotion ses réseaux de métaphores convergentes pour élever une si puissante cathédrale intime, résolument contre un monde de storytelling généralisé.

« Un dimanche matin de l’été 2003, un Arbre à Infarctus attaqua mon Père alors qu’il était assis à notre table préférée de la Ferme d’Atkin à Amherst, Massachusetts (en tout cas, aussi longtemps qu’on s’en souvienne, c’est là que la ferme avait toujours été garée). J’avais vingt-sept ans à l’époque. Journaliste montouillant, j’aidais mon Père à gérer la vieille maison victorienne transformée en appartements qu’il possédait à Northampton. Je m’étais essayé comme livroteur quelques années auparavant, mais il n’est pas vraiment nécessaire d’en parler ici ; pour faire court, j’avais essayé, je m’étais fichu une bonne frayeur et j’avais arrêté. Pendant des années, mon Père et moi nous retrouvions tous les dimanches à Atkin pour nos sessions complaintes du dimanche matin ou, comme mon Père les appelait, nos « Réunions Bloc-Notes du Dimanche » – le seul moment de la semaine où nous pouvions nous retrouver assis autour d’un café et d’un petit-déjeuner et nous raconter ce que nous ne disions à personne d’autre – des conneries, faire des projets, relier le présent au passé. On apportait des listes de sujets à traiter ; je rangeais les miens dans ma propulsion, mon Père notait les siens sur des vieilles enveloppes et des bouts de papier fixés sur un bloc-notes qu’il avait trouvé à la décharge municipale. »

« Même après qu’on m’a annoncé la mort de mon Père, je pensais (et je le pense toujours !) être capable de tout réparer – je pensais qu’en mettant suffisamment de kilomètres au compteur de VW, et qu’en continuant à lui raconter des histoires, malgré les culs-de-sac et les pannes, je pourrais annuler la terrible histoire d’arbre qui débute cette version du récit. Je pensais pouvoir écrire ce qu’il fallait, pouvoir accéder à un meilleur endroit qu’ici, un nouveau Northampton – avec des montagnes renforcées, des préservatifs solides, des feuilles dignes de confiance. J’ai entendu parler, j’ai lu des choses, sur ces autres dimensions, ces autres mondes. Parfois je peux même les entendre. Mais je n’ai jamais vraiment l’impression de pouvoir les atteindre.

Non que je puisse l’espérer avec une propulsion pareille, incomplète (car j’ai été forcé de vendre plusieurs histoires et procédures contre du chronoseille), pleine de trois. Bien sûr, le livre démarre, il s’allume ; ses ventilateurs vrombissent et son livre-moteur crisse. Mais certaines pages sont entièrement vides ; d’autres ne tiennent qu’à un fil. La transmission du livre est aussi flinguée, alors ne soyez pas surpris si le livre passe d’une version à l’autre pendant la lecture. Enfin, comme le thermostat est dékraqué, vous pouvez vous attendre à de brusques changements de température – les pages peuvent refroidir, ou il peut se mettre à neiger entre deux paragraphes, ou bien, au détour d’une page, vous pourrez être frappé au visage par une pluie battante, ou par d’aveuglants rayons de soleil. »

« L’Amour se mesure sur la Jauge Vingt – plus exactement, la pression d’amour (PA) dans les alentours. Il est normal que la jauge indique un résultat entre dix et vingt pour cent. Mais si elle descend en dessous de quatre pour cent, alors vous avez peut-être un problème – la VW peut devenir triste, ralentir ou même s’arrêter complètement. Si ça arrive, il vous faut immédiatement trouver / écrire une histoire capable de le convaincre qu’il reste plus d’amour, d’attention, ou de compassion dans les alentours qu’il ne le pense. Je ne peux pas dire le nombre de fois où nous avons eu ce problème – combien de trajets ont été interrompus parce que j’ai dû me diriger vers la ville la plus proche pour voir si je ne pouvais pas trouver quelques exemples de gentillesse. Parfois il n’y avait rien à sortir et alors je devais m’asseoir et essayer d’écrire quelque chose – taper dans le livre de propulsion, imprimer la feuille, la charger manuellement. Je ne crois pas que cette approche ait déjà réellement augmenté la PA, mais je ne voyais tout simplement pas quoi faire d’autre. »

N’oublions pas de mentionner les somptueuses illustrations de Matthias Lehmann qui parsèment habilement le roman. La belle lecture de Lazare Bruyant dans le Fric Frac Club est ici. L’excellent entretien avec l’auteur, en anglais, mené par Alex Shephard dans Full Stop, est . La belle chronique de Teddy Lonjean dans Un dernier livre avant la fin du monde est là-bas.

Charybde 2