Les passeurs, représentations et réalités
Sans fermeture des frontières, pas de passeurs. Au moment de l'arrestation du premier passeur français, un marin-pêcheur, pas exactement un trafiquant d'hommes, c'est le moment de le rappeler.
La figure du « passeur » est un élément clé du discours des autorités sur ce qui se passe aux frontières. Une figure qui permet de déplacer le problème. Ce seraient les passeurs qui attireraient les migrants en Europe, et non la situation dans le pays de départ (guerre, dictature, situation de crise), la différence de niveau de richesse ou la recherche de meilleures opportunités ou d’une vie meilleure. La situation qui est faite aux personnes bloquées aux frontières seraient due aux passeurs plutôt qu’aux politiques de répression ou de dissuasion. Les dangers du passage seraient dus aux passeurs, et non aux obstacles visant à empêcher les personnes de franchir la frontière. La lutte contre les passeurs sert concrètement d’excuse à la violence contre les exilé-e-s ou à la répression contre les personnes solidaires.
La répression à l’encontre des passeurs fait aussi partie des objectifs affichés de la politique gouvernementale, ce qui donne lieu à la production de chiffres, et à la médiatisation de cas pouvant servir d’exemple ou d’illustration du message que les autorités veulent faire passer.
Un exemple tout récent dans les médias régionaux :
Si on essaye de se représenter les choses concrètement : une personne qui connaît bien la mer et la navigation trouve un moyen de gagner rapidement des sommes conséquentes d’argent. Entre le transporteur et les personnes qui veulent aller au Royaume-uni et ne peuvent y aller légalement, il faut des intermédiaires, qui trouvent les clients, collectent les paiements et calent les rendez-vous. Ces intermédiaires sont des exilés, vietnamiens et albanais. Ce sont en tout cas les faits présumés. On ne sait pas si c’est le marin qui a eu l’idée de gagner de l’argent en faisant passer des exilé-e-s et qui a cherché des client-e-s, ou s’il a été démarché par des intermédiaires qui cherchaient des moyens de faire passer la frontière à leurs client-e-s.
A priori on a affaire à quelques chose de très local, artisanal : un transporteur, des intermédiaires, des clients. Assez peu compatible avec ce qu’affiche l’article : « Âgé d’une vingtaine d’années, il est soupçonné de faire partie d’unvaste réseau organisant des traversées de la Manche pour migrants. » Il s’agit a priori d’un pêcheur qui a fauté en voulant s’enrichir en faisant passer la frontière illégalement à des gens. Dans une région où la contrebande est une activité immémoriale, avec la Belgique ou avec l’Angleterre. Les opérations de contrebande qui ont amené à Calais les machines à dentelle britanniques ainsi que les techniciens capables de les faire marcher et de les entretenir, au 19e siècle, et qui ont permis l’essor industriel de la ville, étaient d’une autre ampleur.
Le ministre de l’intérieur s’en mêle, et après avoir précisé que « c‘est une affaire que je ne commenterai pas car nous venons de procéder il y a quelques heures aux arrestations« , il développe néanmoins « Nous avons depuis le début de l’année démantelé un très grand nombre de filières (…) En France c’est près de 200 filières qui ont été démantelées représentant 3 000 individus et dans le Calaisis c’est une trentaine de filières, qui représentent 700 individus« . Comme ordre de grandeur, on peut voir que 3000 « individus » représentent presque 5% de la population carcérale en France (voir ici et là), pour la seule violation de l’article 622-1 du Code de l’Entrée et du Séjour des Étrangers et du Droit d’Asile, doublée de la violation de l’article 622-5(« filière » donc « en bande organisée »). Intuitivement ça fait beaucoup, et les chiffres mériteraient d’être questionnés.
L’AFP (Agence France Presse) conclut sa dépêche par son mantra concernant les exilé-e-s, au moins dans le Nord – Pas-de-Calais, reproduit de dépêche en dépêche par copier – coller : « De très nombreux migrants, venus essentiellement d’Afrique de l’Est, du Moyen-Orient et d’Afghanistan, essayent de rallier Calais, avant de tenter de passer en Grande-Bretagne, qu’ils considèrent comme un eldorado. » Outre la question de l’opportunité (dans le cas présent, il s’agit d’exilés qui passent au Royaume-uni à partir de Dunkerque – des campements de Téteghem ou Grande-Synthe – sans essayer « de rallier Calais »), ces personnes issues des classes moyennes ou supérieures ont de plus en plus accès à internet par leur téléphone portable, et ont accès aux informations dans leur langue et souvent en Anglais sur ce qui se passe en Angleterre.
Mais au-delà et pour ce qui nous concerne, les lecteurs de Fantomas ou des Mystères de Londres en feuilleton dans les journaux savaient au moins qu’il s’agissait d’une fiction et non d’information. Alors qu’aujourd’hui le conte des idiots aveuglés par leur quête d’Eldorado et transportés tels des marionnettes par la mafias tentaculaire des passeurs d’un pays à l’autre, tandis que l’État tel un grand frère veille sur notre sécurité, ce conte nous est servi comme une réalité.