La grande peur africaine des voleurs de sexe - 2

Dans la rue, sur un marché, un inconnu, un « sorcier », vous touche et immédiatement votre sexe disparaît. Il y a juste dix ans cette rumeur terrible traversa l’Afrique de l’Ouest à la vitesse d’un cyclone et fit près de trois cents morts. La peur des « réducteurs de sexe » plongea les États traversés dans un chaos indescriptible. Question : comment une rumeur locale peut-elle devenir l’expression sanglante d’une angoisse globale ? Une enquête de Jean-Jacques Mandel.

La campagne électorale à Bamako

La campagne électorale à Bamako

Lundi 27, fin de matinée. En face du marché du Raïlda

« C’est ici que ça c’est passé » raconte Mamadou Fofana, désignant de l’index l’immense marché sauvage qui, sous nos yeux, longe la voie ferrée en plein centre-ville. Un rassemblement d’étals posés à la sauvette sous des parasols fanés contre les murs même de l’Assemblée nationale, entre le terminus des cars rapides qui desservent la banlieue et la gare des taxis ; en lieu et place de l’ancien marché aux voleurs. De gigantesques « puces » nomades, qui se font et se défont au rythme des descentes de flics. Avec, planté au milieu, un bric-à-brac insensé pour féticheurs : des allées d’ossements d’animaux, de peaux de bêtes, de plumes d’oiseaux et de poudres végétales dont certaines soigneraient... le sida !

Fofana est journaliste free-lance, il a même été patron de son canard voici quelques années au moment du grand boom médiatique. Maintenant, entre deux piges, il travaille comme consultant dans une petite boîte de communication dont le siège se trouve en haut de l’immeuble Toukoto Ly, frêle bâtiment de deux étages toujours en construction avec ses fers à béton qui griffent le ciel. Fofana est encore fier de son scoop : il était là, en mars 1997, quand la rumeur a fait son premier mort à Bamako. Sur ce toit provisoire, squatté en terrasse par les usagers des bureaux pour boire le thé et faire les prières. Nous sommes face au minaret de la grande mosquée.

« Avec les copains, on prenait le thé quand on a entendu un grand charivari, un énorme attroupement venait de se former en bas, sur le marché.

J’ai d’abord cru à une descente de police jusqu’à ce que j’aperçoive un petit homme rattrapé par une foule en colère qui l’abat d’un coup et se referme sur lui. L’homme était à terre, les vêtements arrachés, en slip ; les yeux fermés il implorait le ciel. La foule de badauds n’en finissait pas de grossir autour du cercle de justiciers armés de pierres et de bâtons, mais personne n’osait intervenir de peur d’être pris pour un complice et de subir le même sort. » Une maraîchère, égérie autoproclamée, a proposé alors d’en finir. Sous les hourras, elle a saisi un pneu devant la cahute d’un « rechappeur » tandis qu’un volontaire partait à toute allure chercher un bidon d’essence à la station-service voisine. Quelqu’un a sorti une boîte d’allumettes.

La vindicte populaire venait de décider d’appliquer au supplicié « l’article 320 » ! Elle n’en aura pas le temps, un fourgon de la police routière arrive, disloquant la mêlée. Les flics exfiltrent le blessé. Trop tard. Il mourra deux heures après, à quelques centaines de mètres de là, aux urgences de l’hôpital Gabriel Touré, à côté du Grand Hôtel bourré de touristes et de consultants internationaux.

« L’article 320 » ? C’est l’appellation malienne du supplice du collier : un pneu passé autour du corps, aspergé d’essence, une allumette et crac ! Brûlé vif. Son intitulé complet est : « Article 320 du code de procédure accélérée de la rue. » Il a été inventé par des manifestants assoiffés de vengeance, ce fameux 26 mars 1991, dernier jour du règne du tyran Moussa Traoré. « 300 » c’est, en francs maliens de l’époque, le prix d’un litre d’essence et « 20 », celui d’une boîte d’allumettes. En quelques heures, ce jour-là, l’article mortel va devenir l’arme fatale de la justice expéditive. Contre les édiles de l’ancien régime, les collabos, les flics et les voleurs. Et, avec la remise en vigueur de la loi de Lynch engendrée par la grande frayeur de la rumeur c’est, aujourd’hui, le bras séculier, efficace et anonyme, qui allume le bûcher des rétrécisseurs de sexe, nouvelles sorcières de la Salem africaine.

Mamadou Fofana est un petit vernis. Quand il a des rendez-vous, il n’est pas obligé de se taper des kilomètres à pied comme la plupart de ses confrères : il sillonne la capitale, bien calé au guidon d’une 125 Yamaha flambant neuve. Il l’a gagnée, ainsi qu’un micro-ordinateur, lors d’un concours organisé pour les journalistes par le PNUD, le programme de développement des Nations Unies. Fofana fait partie de ces enseignants-chômeurs qui, profitant de la période de bamboche démocratique qui a suivi le sacre populaire du nouveau président Alpha Oumar Konaré, ont enfanté une nouvelle presse libre et indépendante. En deux ans, entre 1991 et 1993, on a ainsi comptabilisé plus de cent nouvelles publications dans un pays qui, durant les trente années précédentes, n’avait eu pour unique source d’information que la voix officielle du quotidien d’État. Quatre ans après, seule une vingtaine de titres a réussi à surnager au raz-de-marée médiatique, une petite armée hétéroclite de quotidiens, d’hebdos et d’«irrégulomadaires» politiques animée d’une flamme vengeresse.

Vendus à la criée, format tabloïd et manchettes agressives, enfants turbulents du mariage contre nature du gauchisme et de la presse à scandale, ces journaux occupent l’espace encore vacant du débat démocratique. Voilà pourquoi la rumeur fut accueillie comme une manne céleste, et reprise immédiatement, sans l’ombre d’une vérification, sans souci de démenti. Objectif unique ? Le tirage maximum. Effet pervers immédiat : l’appel au meurtre !

Mardi 28, 9 h, quartier de l’hippodrome. A la rédaction de Kabako

Il faut être détective privé pour trouver le siège du « bimensuel malien de faits divers », planqué dans la cour d’une petite concession, au fin fond d’un chemin bananier, à quelques centaines de mètres seulement de l’avenue Nelson Mandela. Quelque part dans le labyrinthe des ruelles transformées en ravines par les torrents de boue qui ont dévasté le quartier ces jours derniers. Un petit deux-pièces, case de passage sombre encombrée de piles de journaux poussiéreux. Seule déco, méchamment épinglée sur un mur, la manchette d’un numéro best-seller : « Incroyable mais vrai à Sikasso : une mangue à la forme d’une tête humaine découverte dans un verger ! »

Oumar Boiré, le rédacteur en chef, reporter-photographe, sténo et maquettiste, est scotché devant l’écran de l’unique ordinateur, en train de peaufiner la saga de la prochaine livraison : l’histoire d’un marabout amateur qui a tué, d’une balle en plein cœur, un client qui doutait de l’efficacité du grigri pare-balles qu’il venait de lui confectionner. Titre provisoire : « Sorcellerie à bout portant ! » Ce professeur d’histoire-géo et poète à ses heures a été lui aussi précipité dans la presse par le chômage. Après un bref passage à la rédaction d’un hebdo politique édité en langue nationale, il a atterri en plein cœur de l’univers impitoyable des faits divers. Depuis, tous les matins, il fait la tournée des commissariats. Assiste aux interrogatoires et tire le portrait des prévenus. N’hésitant pas à foncer, appareil photo en bandoulière, pour une descente surprise, dans un nid de malfrats armés jusqu’aux dents. Les flics l’aiment bien. Les voyous le respectent.

Boiré se défend de tout sensationnalisme, il est d’ailleurs l’un des rares à avoir enquêté lors de la rumeur. Malgré les dérives, il reste persuadé de la mission salvatrice dévolue à la presse de faits divers. Un devoir civique résumé, simplement, par Ali Diarra, cofondateur en 1991 de Kabako, aujourd’hui patron de L’inspecteur : « Ces journaux sont nés de l’article 320, pour que la société traumatisée puisse intégrer la violence. Les gens étaient bouleversés avec ce sang partout, ces cadavres calcinés dans les rues, ces corps mutilés qui s’entassaient dans la morgue des hôpitaux ! Ils n’avaient jamais vu ça. Même du temps de la répression terrible et systématique organisée par Tiékoro Bagayogo, le chef bourreau de la police de Moussa Traoré. Leur montrer toutes ces horreurs, c’était les aider à accepter l’insupportable. Un moyen, aussi, pour chacun, de participer à la liquidation de l’ancien régime. »

A la fin de la période d’anarchie, la démocratisation s’est mise en marche. Lentement mais sûrement. Les magazines de faits divers ont alors commencé à traquer voleurs et assassins, violeurs et sorciers. Une immersion dans les tabous de la société. Façon comme une autre de continuer à faire de la politique. Les journalistes s’en sont pris à la corruption, à la protection dont jouissaient escrocs et truands, dénonçant sans relâche la lenteur de l’appareil judiciaire et la superstition ancestrale, responsables de la vindicte populaire.

La situation malienne est à l’image de celle d’un continent qui vit tout entier à l’heure de la génération spontanée des nouveaux médias et de la mondialisation de l’information. Pendant que la rumeur prenait les transports en commun, les journaux la précédaient informés par les télex, paraboles, téléphones cellulaires et même Internet, qui, heure après heure, déclinaient le compte à rebours de son approche finale. Restait aux lecteurs l’organisation d’un comité d’accueil sans égal. Sur ce chapitre, ils n’ont déçu personne !

La rumeur des rétrécisseurs de sexe n’est pourtant pas nouvelle. Les ethno-psychiatres anglo-saxons la connaissent depuis 1895 et l’ont rangée, sous le vocable « koro », dans la panoplie des « culture-bound syndromes ».

Pour aller vite, disons que c’est une manifestation hystérique liée à des angoisses culturelles et capable de transformer, en l’espace d’une seconde, un Priape reconnu en un androgyne débutant. Originaire d’une île de l’archipel indonésien, elle a élu, dans les années 1930, un camp de base au Nigeria et fait depuis, sporadiquement, de timides incursions dans toute l’Afrique de l’Ouest. Dans la cohorte de celles, plus traditionnelles, qui annoncent l’arrivée de coupeurs de têtes, de voleurs d’organes, le début de sabbats agrémentés de sacrifices humains ou de banquets anthropophagiques. Des rumeurs qui éclosent toujours au moment des crises coloniales, ethniques ou politiques, à la mort de chefs coutumiers ou de héros charismatiques.

Elle pointa son museau dans le sillage des Indépendances et des premières élections libres. Au Mali, elle a fait les gros titres fin 1993, à la veille de la dévaluation.

Habituellement, la bête s’est toujours enfuie à l’amorce du règlement des conflits qui lui avaient donné naissance. En raison de l’absence de support médiatique et, surtout, du fait de sa vocation locale, elle ne concernait alors que des groupes à l’antagonisme atavique ou historique. En un mot elle était endogène. Mondialisation aidant, pour survivre le village africain a dû ouvrir ses lieux de culte aux nouvelles divinités, bricolant ainsi un nouveau panthéon avec le Fonds monétaire international, la Banque Mondiale et les bouquets télévisuels. « Nous avons enfin notre place dans le Village Global, nous sommes devenus la Case Mondiale », ironisent les intellos maliens.

Du coup, ce qui est bon pour un Bamiléké du Cameroun l’est forcément pour un Dogon du Mali !

En moins d’une décennie, cette mutation accélérée a bousculé le rituel et entraîné une « panafricanisation » de la croyance, qui a pris la place, et le corps, du rêve d’unification économique et politique prôné en vain par des générations de leaders africains, créant une autoroute pour la rumeur.

La peur de l’Autre devenant le premier avatar d’une « pensée unique », jusque-là inconnue au Sud du Sahara. Comme une sorte de nationalisme xénophobe alimenté par l’angoisse des génocides, des guerres civiles, du chômage endémique ou encore du sida, ces nouveaux fléaux mortels qui ont relégué définitivement mouche tsé-tsé et autre criquet migrateur au rayon du fantasme colonial.

.« C’est vrai, c’est une erreur, au début nous n’avons pas enquêté », avoue Souleymane Drabo le très professionnel patron de L’Essor, le quotidien national. « Nous étions pressés, nous avions un scoop, notre photo- graphe était par hasard lui aussi sur les lieux et notre agence a revendu les photos à tous les journaux. » Le mal était fait. « Mais, une fois l’agitation passée, nous avons fait une mise au point », souligne Drabo en feuilletant plusieurs éditions de la même semaine. On le sait, l’art du démenti est chose périlleuse en matière de rumeur et cette mise au point viendra se fondre dans les dangereux amalgames que vont véhiculer tous les autres médias.

Comme en témoigne le reportage alarmiste du journal télévisé de 20 h, diffusé en pleine psychose sur la chaîne nationale, qui télescope cri d’alerte, démenti et confusion magico-religieuse. Message enregistré par le téléspectateur ? Oui, la rumeur est fondée, mais il existe un remède simple : il suffit de s’asseoir et de boire un litre d’eau. Et hop ! Le sexe réapparaît ! En moins de quinze minutes. « Où est le problème ? », me demande Fofana qui ne comprend pas mon étonnement. Et de m’achever : « C’est pourtant simple, le journaliste malien est avant tout malien avant d’être journaliste. Entre vérité et croyance, il choisira d’abord la croyance. »

Le grand marché, Bamako

Le grand marché, Bamako

Mercredi 29, 17 h, Missira. A côté du Marché de Médine

C’est l’heure du « grin ». A` la sortie du boulot, on s’affaire dans les ruelles, descendant d’une main les rideaux de fer des échoppes tandis que de l’autre on traîne sur les trottoirs défoncés chaises, tables et petits fourneaux. Le grin, c’est la version malienne du « maquis » africain, un mix de l’association villageoise par classe d’âge et du nouveau réseau urbain. Ni bar, ni club, c’est un lieu de rencontre informel, sorte de table ouverte où l’on vient boire le thé entre potes, collègues et voisins ; jouer à la belote, lire le journal et commenter l’actualité du jour ; tirer des plans sur la comète.

« Sciencer », comme on dit en français de Moussa. Le grin tire son nom de l’allitération de Gringoire, le seul journal colonial que les indigènes en mal de Rêve français pouvaient éplucher en commun pour avoir des nouvelles fraîches de la mère métropole. Un sale canard raciste, torchon d’extrême droite, véritable bible pour docteur Bardamu expatrié, mais un filon d’informations pour tout candidat au départ en quête d’urbanité garante d’un exode réussi vers la civilisation.

Le grin c’est le poste émetteur de radio-trottoir, le haut-parleur du gossip, la potion magique qui peut transformer le moindre bruit de chiottes en info béton. C’est lui qui a donné le feu vert à la folie meurtrière. Un laissez- passer signé par cette assemblée de notables éphémères, véritable tiers état du bitume dans lequel se côtoient chauffeurs de taxis et étudiants, boutiquiers et médecins ; et, bien sûr, flics et journalistes, réunis sous le charme hypnotique qu’a suscité la rumeur. Une séduction, bien connue, qui resserre les liens d’appartenance au groupe et tricote d’une maille serrée le nouveau tissu social. En donnant un sujet de conversation commun, elle a permis à tous de se mettre en valeur et, nommant l’angoisse confuse, elle a réinséré chacun dans l’inconscient collectif, avec une mission salvatrice : en finir avec le Diable.

Aujourd’hui le grin rit jaune : pourquoi le Blanc vient-il leur faire la morale ? Il a tort de se moquer de la croyance. D’ailleurs, depuis qu’il a commencé son enquête, ne se sent-il pas un peu fatigué ? Ne trouve-t-il pas son pénis un peu flageolant ? Et ces pluies qui n’en finissent pas, ne pense-t-il pas que cela a un rapport ? Le démarreur de sa voiture a rendu l’âme ? Il n’y a pas de hasard. On ne joue pas impunément avec les « djné don », les génies du fleuve. Et un petit malin dans l’assemblée de lui rappeler qu’un ethnologue poète français — « Ah c’était votre ami ! Vous voyez ! » — qui a essayé d’en décrire les rites de possession est mort peu après, d’une tumeur au cerveau foudroyante... Minute de silence. Un peu à l’écart, mine de rien, les plus jeunes, lycéens et apprentis font leur éducation, en s’activant au cérémonial du thé et aux commissions des grands frères. Cigarettes, kola et poulet bicyclette.

« Jusqu’à preuve du contraire, j’affirme qu’il est possible de rétrécir un sexe », c’est un jeune toubib qui a pris la parole, « votre CNRS n’a pas encore étudié tous les effets des drogues ! Je connais personnellement un médicament utilisé pour contracter l’utérus des femmes au bord de la fausse-couche. Qui me dit qu’un sorcier haoussa n’en a pas trouvé une variante pour le sexe de l’homme ? » « Vous ne nous croyez pas ? », s’enflamme un étudiant s’adressant à la cantonade : « Je propose qu’on fasse venir un marabout pour qu’il fasse un essai sur le sceptique ! » Un tailleur tente de calmer le jeu : « Les Haoussas utilisent les pouvoirs de rétraction de la tortue : ils la tuent, la font sécher au soleil puis la réduisent en poudre et la mélangent à des cendres. » La diversion a opéré. On se souvient des contrepoisons bien connus des ménages maliens dans lesquels, dit-on, les comptes entre coépouses se régleraient parfois à coup de réduction. Suit l’inventaire de l’arsenal des antidotes, du fameux verre d’eau à l’écorce pilée d’un arbre du sud nigérien, en passant par le port obligatoire d’amulettes et de grigris enfermant de puissantes sourates du Coran. En conclusion : le mal n’est que passager, et le sorcier est, lui aussi, victime du sort qu’il manipule.

Reste une angoissante question qui tarabuste le grin unanime : le sexe rétréci retrouvera-t-il sa plénitude et, surtout, sa vigueur initiale ?

Jeudi 30, 10 h du matin, dans le bar du Grand Hôtel

« C’est incroyable, en peu de temps, ça a pris une telle ampleur ! La psychose du contact est devenue si terrible que moi-même, je ne touchais plus la main de quelqu’un que je ne connaissais pas. Et si par hasard j’avais oublié, j’étais terrorisé à l’idée de la gaffe que je venais de commettre. »

En entrant dans le bar transformé en chambre froide par une « clim » hystérique, je pensais tirer quelques éclaircissements de ma rencontre avec un intello, a priori plus ghostbuster que victime crédule. J’en étais pour mes frais. Felix Koné est philosophe de formation, docteur en anthropologie de l’École des hautes études en sciences sociales de Paris. Au Mali, il a travaillé comme sociologue sur les migrations, le foncier, le sida et actuellement sur la décentralisation. La rumeur l’a pris de court et a bouleversé ses certitudes : « Il y a forcément un grand dérèglement dans notre corps social pour qu’une telle chose puisse se produire. Un immense sentiment de culpabilité qui fait que chacun pense pouvoir être victime de la punition des dieux. »

Coupable de quoi ? Selon Koné, le citadin, victime exemplaire du crime parfait perpétré par la mondialisation économique, est atteint du syndrome de la fatalité : s’il est pauvre, c’est de sa faute. Sinon comment pourrait-il supporter les effets tragiques de la dévaluation de 1994 qui, épargnant quelque peu les campagnes, a frappé la ville de plein fouet ? Il est coupable d’avoir laissé passer sa chance, d’avoir été exclu du nouveau pouvoir alors qu’il a participé à la chute du tyran. Coupable de ne plus respecter le schéma traditionnel, donc, en vrac : de laisser éclater la cellule familiale, de s’adonner à la boisson ou à la luxure, d’enfreindre les tabous alimentaires, de ne plus avoir d’autorité sur les siens et de condamner par là même ses enfants à la délinquance. En résumé, les urbains sont coupables d’une faute impardonnable : ils boudent le rituel. Ils n’honorent plus les ancêtres, se foutent des génies et ne nourrissent plus leurs dieux. Ces dieux, dont le corps est à l’image de celui de l’homme, sont maintenant affamés et courroucés. Tous coupables ! On vous dit. Sans exception.

« C’est comme pour le sida » explique Koné pédagogue, « c’est quelqu’un d’autre qui a fauté mais c’est vous qui supportez le châtiment. Ici, on peut purger la peine pour quelqu’un ou la reporter sur un autre ». Une divine partie de billard à trois bandes dans laquelle celui qui déclenche le courroux des ancêtres en transgressant un interdit n’est pas forcément celui qui sera foudroyé. Nul n’est à l’abri. Chacun, dans le cas présent, pouvant devenir, au choix, rétrécisseur ou victime, monture désignée par la bureaucratie diabolique. D’où la nécessité de trouver, vite fait bien fait, un coupable étranger. Une version sahélienne du vaudou côtier, avec, dans le rôle de Legba, le grand ordonnateur phallique yoruba, le Haoussa en ange exterminateur. A exterminer d’urgence !

« C’est le sexe de l’homme qui est visé car dans nos sociétés natalistes c’est le symbole de la richesse et du pouvoir. Lui voler son sexe c’est prendre son pouvoir. » Pour notre sociologue redevenu cartésien, tout est dit. Un peu vite. Impuissance ? Castration ? Certes il y a en ville un « déficit sexuel », en témoignent les étals des guérisseurs traditionnels qui regorgent de médicaments liés aux pannes et autres orgasmes difficiles ; sans doute les pauvres, victimes expiatoires de la crise économique et politique, se sentent châtrés, impuissants à changer le cours de l’histoire, mais cela n’explique rien. Saufla montée au créneau des intégristes musulmans qui ont trouvé là un nouveau slogan pour remplir les mosquées : « Vous avez eu le sida, vous n’avez pas compris. Dieu vous envoie maintenant les rétrécisseurs. Arrêtez de forniquer ! »

Cette analyse arrange tout le monde. Comme par hasard, la rumeur s’est superposée à une crise majeure qu’a traversée le Mali en 1997. Un processus électoral anarchique et violent qui, de février à fin mai, a fait monter crescendo la tension. Avec, dans l’ordre : disparition des listes électorales, arrestations d’opposants, annulation transformée en report des législatives, négociations pour la présidentielle, nouvelles arrestations... Le tout agrémenté de vilaines manifestations et d’un début de répression de l’opposition.

Étrangement, les premiers jours de février, en plein coup d’envoi de la campagne électorale, avant même qu’on ne signale des cas de disparitions de sexe, un groupe de Bamakois organisé en milice spontanée sous couvert de l’éradication préventive de la rumeur virtuelle a voulu lyncher la quarantaine d’Haoussas qui officient comme coiffeurs et vendeurs de chapelets aux abords de la grande mosquée. Une curée d’une telle violence qu’on fit appel à la brigade anti-émeute.

la suite demain

Jean-Jacques Mandel - Journaliste indépendant