La grande peur des voleurs de sexe, par Jean-Jacques Mandel (texte intégral)
Dans la rue, sur un marché, un inconnu, un « sorcier », vous touche et immédiatement votre sexe disparaît. Il y a juste dix ans cette rumeur terrible traversa l’Afrique de l’Ouest à la vitesse d’un cyclone et fit près de trois cents morts. La peur des «réducteurs de sexe » plongea les États traversés dans un chaos indescriptible. Question : comment une rumeur locale peut-elle devenir l’expression sanglante d’une angoisse globale ? Un grand reportage de Jean-Jacques Mandel.
Dimanche 26 octobre 1997, 19 h
Il pleut sur Bamako. En cette toute fin du mois d’octobre les pluies devraient avoir cessé depuis longtemps. Ce qui pourrait être une aubaine pour l’éternel assoiffé qu’est le paysan sahélien se transforme alors en son pire cauchemar : l’eau miraculeuse vient trop tard et menace les récoltes. Les citadins ne sont pas mieux lotis car, en l’absence d’égouts et de véritable système d’adduction d’eau, c’est l’enfer. Avec raz-de-marée de liquide putride, qui inonde les habitations et les cours des concessions, polluant les nappes phréatiques et transformant la ville en piscine olympique pour anophèles rageurs.
Pour l’heure, les trombes se fracassent contre les baies vitrées de l’aéroport et maquillent en étang le tarmac sur lequel sont déjà échouées les épaves des bimoteurs à hélices lynchés par des décennies de tempêtes de sable. Et, baleine à moitié dépecée, le cadavre d’un Jumbo hier flambant neuf, aujourd’hui victime expiatoire d’un retour trop musclé de clandestin chartérisés par les lois Pasqua-Debré. J’ai tout juste le temps d’acheter, d’arracher, L’inspecteur, mon magazine préféré de faits divers, à un petit crieur avant d’être happé par une foule épileptique et précipité à l’extérieur comme si je marchais sur un tapis roulant devenu fou.
Dehors, dans la nuit tombée et la visibilité nulle, la Toyota essaie de se frayer un chemin entre les charrettes et les cars « rapides » qui obstruent les trois voies recouvertes des vagues boueuses du récent goudron qui relie Bamako-Sénou au centre-ville. Le long de la route, telle une myriade de lucioles, les reflets distordus des lampes à pétrole font danser les ombres des mères courage, petites vendeuses de poissons frits, beignets et noix de kola qui s’abritent, accroupies dans les flaques, sous des mètres carrés de toile cirée multicolore, délavée, et de sacs-poubelles en plastique bleu azur hâtivement bricolés en imperméables. « Les seuls qui vont être contents ce soir sont les voleurs », ricane Adama mon compagnon d’infortune et temporairement chauffeur, jeune journaliste malien. « Cette ville, c’est le nouveau western ! Avec le boucan que fait cette pluie sur les tôles ondulées on n’entend pas entrer les cambrioleurs. Et il ne faut pas compter sur les flics. » Comme pour le contredire, la pluie cesse comme elle est venue, d’un coup. Le sol détrempé se met à fumer de vapeurs fantomatiques. Les flots se sont retirés de l’asphalte à la vitesse d’une marée d’équinoxe laissant un fatras de caillasses, de branches d’arbustes et de monticules de terre qui grimacent comme des nids de taupes dans la lueur faiblarde des phares du 4X4 réformé. Encore une fois, le climat vient de jouer dans le camp de la désertification accélérée chaque jour par l’arrachage systématique et incontrôlé de toute végétation, transformée séance tenante en charbon de bois.
D’ici une demi-heure, tout sera sec. J’aspire les premières goulées d’air chaud chargé d’effluves lourdes de piments âcres, de poisson fumé, de tamarin acide, de bananes plantain blettes et de mouton braisé.
Depuis le vieux pont de Badalabougou qui enjambe majestueusement le fleuve, on aperçoit son jumeau, « le nouveau », financé par les Saoudiens, désert mais illuminé comme un sapin de Noël asthmatique avec ses lampadaires à bout de souffle. Entre les deux, la ville semble s’assoupir, paisiblement. Je risque une question : « Tu veux dire quoi avec ton nouveau western ? » Silence. Réponse laconique : « Jette donc un coup d’œil au canard qui sèche sur tes genoux ! » « Les coupeurs de têtes sont de retour ! », le titre, sur cinq colonnes, partage la Une avec une nouvelle guerre des sorciers dans l’est du pays et une enquête sur le sport national des nouveaux délinquants, le vol à main armée des motos de 100 cm3.
Rien de nouveau dans le western spaghetti qui a toujours fait le charme un peu désuet de Bamako. Une sorte de Il était une fois l’Afrique, filmée caméra au poing, par un cinéaste mandingue émule de Sergio Leone. En noir et blanc, comme les images posées des pionniers de la photographie malienne, Malick Sidibé et Seydou Keita. Cette ville, je l’ai vue passer de moins de cent mille habitants à plus d’un million, en trente ans et en douceur, sans gigantisme architectural mais dans un splendide anarchisme urbain. La petite métropole coloniale verdoyante, sous-préfecture francophone avec quartiers indigènes en argile, bâtiments administratifs néo-soudanais et boutiques à l’enseigne du « chic » parisien, est devenue l’em-bryon d’une mégalopole dont rien ne freine les rêves d’expansion. Jouxtant les quartiers traditionnels et les parcelles fraîchement assainies, banques- buildings, verre fumé, acier et marbre côtoient désormais palais des Mille et une nuits façon nouveau riche, hommage revanchard aux « folies » des armateurs de l’ex-métropole, enrichis par le pillage tiers-mondiste, dont les vestiges décatis trônent encore sur les hauteurs des corniches des ports de la traite.
Coincés entre les collines de Koulouba, contreforts des monts Manding, et le fleuve Niger, le boom immobilier et flots d’argent détourné obligent, les vieux quartiers se sont allongés, camouflage uniforme vert brun des manguiers, des bougainvilliers, patine sang séché du torchis ocre et de la tôle ondulée rouillée sans cesse recouverts de poussière de latérite à l’instar des libations déposées sur les autels domestiques des cultes bambara, étirant la ville, nord-est/sud-ouest. Comme un gigantesque serpent lové dans les méandres du fleuve. De la route de Koulikouro à celle de Guinée.
La vieille cité africaine a depuis longtemps cessé de lutter contre le flot ininterrompu de piétons, vélos, cyclomoteurs et motos, grossi ces dernières années d’une armada invincible de cylindrées flambant neuves et de rutilants semi-remorques géants. Dès le lever du jour, la circulation fait trembler la ville comme un gigantesque shaker agité au rythme lancinant des « douroudourouni » déglingués et des Sotrama vert bouteille, ces taxis collectifs, véritables frégates pirates qui prennent d’assaut le macadam, comme jadis elles éperonnaient les navires négriers, sans hésitations ni remords, violemment, dans un fracas de klaxons, d’injures et de tôle froissée.
« Continue », me dit Adama, pupilles écarquillées et visage rivé sur le pare-brise, « tu finiras par comprendre ». Je feuillette et décline à voix haute les dernières nouvelles. Page trois, je sens que je brûle : « Lynché par la foule pour le vol d’une antenne TV5, le jeune voleur est mort de ses blessures à son arrivée à l’hôpital Gabriel Touré. » Je viens de percuter. « Tu veux parler du lynchage ? » Il m’encourage du regard. En bas, sur la même page, je vois enfin : « Hier, à l’autogare, un Haoussa accusé d’être un rétrécisseur de sexe échappe de justesse à la mort grâce à l’intervention de la police qui disperse la foule qui le lapidait. » Je tombe de haut ! J’étais persuadé que cette affaire était terminée. Depuis le mois d’août exactement, quand elle avait été signalée à Nouakchott en Mauritanie, sur un marché, au pied des premières dunes du Sahara. Mieux, par mandingophilie excessive, je pensais que le Malien aurait dû échapper à cette fièvre qui enflamma, durant un an, la moitié du continent. Une centaine de morts et l’angoisse semée dans la plupart des grandes villes.
C’est au début d’août 1996 qu’est née officiellement la rumeur des « rétrécisseurs de sexe », dans le berceau fétichiste et indépendantiste de la province anglophone du sud-ouest camerounais, dans les faubourgs de Limbé, une bourgade pétrolière située à la frontière du Nigeria. Au départ des bruits, colportés, amplifiés sur les marchés et les gares routières par radio-trottoir, récits angoissés de voyageurs annonçant l’arrivée imminente par les plages, illuminées jour et nuit par les torchères des champs de pétrole, d’individus aux pouvoirs maléfiques venus du Nigeria voisin, ceux qui font « disparaître » les organes génitaux de ceux qu’ils effleurent ; par le simple contact d’une poignée de main. Ces « sorciers » seraient des Haoussas, les colporteurs renommés de l’Ouest africain, pour la magie des médicaments qu’ils fabriquent, notamment de fantastiques aphrodisiaques.
A la mi-août, le Cameroon Post, hebdomadaire de langue anglaise, fait pour la première fois état d’émeutes suivies de lynchages dans les bourgades de Limbé, Tiko, Muea et Batoké, toutes situées au pied des monts Cameroun, à un vol de busard de la frontière. Devant l’ampleur du phénomène, les forces de sécurité sont mises en alerte et opèrent rapidement de nombreuses arrestations dans la communauté nigériane de la bourgade pétrolière de Limbé, changée en cocotte-minute par la rumeur qui, selon l’hebdo Le Messager, couvait depuis le Noël précédent. Toute personne suspectée de sortilège sera désormais mise en garde à vue ; une façon comme une autre de protéger les suspects du lynchage en passe de devenir le sport local quotidien.
Ce qui n’empêche pas les émeutes de se multiplier. Trois morts et une dizaine de blessés en l’espace d’une seule semaine. Dès lors, chacun connaissant au moins quelqu’un qui a vu ou connaît quelqu’un qui a vu quelqu’un dont le sexe a été rétréci par un Nigérian, la psychose gagne à une vitesse fulgurante. Elle emprunte les transports en commun, gagne les villes voisines jusqu’aux environs de Douala et remonte vers le centre du pays. « Tous les hommes se promènent les mains bien enfoncées dans les poches et refusent d’échanger des poignées de mains », s’inquiète l’AFP dans une dépêche du 20 août 1996 émise de la capitale, Yaoundé, où la rumeur qui est annoncée fait craindre l’embrasement de la ville. Le risque est réel car la cité ne s’est jamais vraiment remise de cette terrible année 1978 où pareille rumeur, imputée à une vieille sorcière irascible, avait obligé les habitants à protéger de palmes le seuil de leurs maisons, seul remède magique capable de détourner le courroux démoniaque. Cette même année, les Camerounais s’en souviennent encore avec effroi, dans le Sud, non loin de Limbé comme par hasard, « les jours de marchés des malfrats faisaient disparaître le sexe des hommes et déplaçaient sur le front celui des femmes ! ».
La trame de cette rumeur naissante n’est pas le fruit d’un délire collectif mais la projection imaginaire des conséquences d’un fait avéré : une escroquerie montée par de faux colporteurs de médicaments mais vrais charlatans ambulants. Le scénario de l’arnaque, pratiquée par un duo de compères haoussas gonflés, sera invariable dans les pays que la rumeur va traverser.
Toujours le même film. Sur un marché, une gare routière, à un carrefour, un étranger demande des renseignements à l’autochtone, il lui serre la main ou lui tape sur l’épaule. Puis il poursuit son chemin. Alors tout va très vite : la personne touchée par l’inconnu éprouve un frisson glacial ou bien une chaleur intense, des picotements ou encore de vives démangeaisons. Autant de signes qui annoncent la disparition imminente du sexe qui aussitôt se recroqueville, pire qui disparaît au plus profond du corps. Comme par miracle, un complice s’approche de la victime désemparée : il assure posséder les médicaments permettant au sexe de recouvrer sa taille initiale. Il peut même les lui vendre contre une coquette somme. Une sorte de rançon qui varie, selon les lieux et la qualité des victimes, de cinq mille francs CFA (environ 7,50 €) à sept ou huit cent mille francs CFA !
Une telle crédulité sur fond de magie pourrait a priori faire sourire si elle n’entraînait mort d’homme. Mais c’est ainsi que sont les superstitions ancestrales dont l’origine mythique se situe, dit-on, au cœur des ténèbres de l’Afrique centrale. C’est la remise à jour d’un châtiment millénaire inventé par les dieux pour punir les hommes adultères ou, plus prosaïque, les fainéants qui culbutaient les paysannes dans les champs au lieu de récolter les moissons. Dans le lit de la croyance populaire rurale, une simple affaire d’escroquerie va devenir en quelques mois la première rumeur panafricaine de l’histoire du continent.
Traversant successivement, à la vitesse d’une traînée de poudre, le Bénin, le Togo, la Côte-d’Ivoire, le Burkina Faso, le Mali, le Sénégal et la Mauritanie ; relayée par les médias, enrichie par des centaines de témoignages, elle se nourrit de l’angoisse engendrée par la crise politico-économique pour s’infiltrer dans tous les foyers, et réveille les peurs villageoises enfouies au plus profond des ruelles des cités indigènes.
Mi-octobre, la rumeur repasse la frontière du Nigeria, puis celle du Bénin qu’elle parcourt comme un missile téléguidé avant d’arriver à Lomé, Togo. Elle se répand sur tout le pays. Dans son sillage, la vindicte populaire.
Le carnage continue jusqu’à la fin de l’année. Seul changement notable, les nouveaux boucs émissaires sont désormais des Ghanéens, traditionnels bras de la main-d’œuvre immigrée. Bien entendu, ceux-là sont plus nombreux que les Haoussas.
Le Togo n’est séparé du Ghana que par quelques kilomètres de plages qui commencent au centre de Lomé. A` pied, en pirogue, en bus, en taxi, en car rapide comme en camion, le bruit des exactions commises contre les Ghanéens brûlés vifs ou lapidés précède la rumeur et arrive à la douane. Le 17 janvier 1997 « Satan s’empare d’Accra ! » annonce, en Une, le Ghanaian Times. « Des hommes aux pouvoirs maléfiques frappent dans la rue », surenchérit la manchette du Daily Grafic. Sept personnes sont lynchées à mort.
On assiste alors à un étrange ballet dans les rues : la plupart des hommes se déplacent une main dans leur poche, l’autre devant l’entrejambe. On ne compte plus les blessés. Treize personnes dont deux Nigérians sont arrêtés et placés en détention pour être préservés de la colère de la foule. Le 20 janvier, la presse comptabilise onze cadavres ! Un fantastique dispositif policier est mis en place autour des principales villes, il s’agit de protéger les victimes putatives, des Nigérians essentiellement : Yorubas, Haoussas ou Ibos, promis au lynchage, aux bastonnades mortelles ou tout simplement à être brûlés vifs par le supplice du collier.
Elle court, elle court la rumeur, et n’en finit pas de gonfler. Elle court le long de la route côtière. Pénètre en Côte-d’Ivoire par l’est. Le journal abidjanais Soir Info annonce l’arrivée des «envoûteurs de sexe ». Aussitôt, les premiers cas de disparitions d’organes génitaux sont signalés près de la frontière ghanéenne. La rumeur fond sur Abidjan début février. Elle va s’installer pour de longs mois, dans les quartiers chics ou les cités populaires, à Cocody comme à Treichville, en Zone 4 et à Abobo gare ou Adjamé... On l’entend même près des pistes de l’aéroport essayant de s’envoler pour essaimer bien plus loin. Dans les quartiers périphériques des meutes déchaînées, armées de gourdins, de barres de fer et de machettes, terrorisent les « étrangers ». Un matin, on craint même un pogrom dans le quartier Koumassi, place Inch’Allah, quand les sanguinaires émeutiers entonnent leur nouveau cri de guerre : « Il faut braiser les Haoussas ! »
Appel au meurtre qui va résonner dans toute la ville. Résultat ? Dès la première semaine, une dizaine d’innocents seront brûlés vifs ou lynchés. Parfois les deux. Les journaux font leur Une des photographies de cadavres de suspects calcinés, on publie les témoignages hallucinés des victimes. Plus personne n’ose sortir, on ne se salue plus. L’Autre est devenu le Diable.
Seuls la confrérie des « trado-thérapeutes » et autres marabouts charlatans se frottent les mains. C’est bon pour le business : sur les marchés aux fétiches, la vente des grigris, poudres magiques et autres amulettes de protection connaît un véritable boom.
Les commissariats de police sont assiégés par les plaignants. Par peur de se faire eux-mêmes lapider, les flics hésitent désormais à intervenir pour protéger les victimes des foules hystériques. Pendant qu’Abidjan est à feu et à sang, la rumeur court toujours, mais ne peut aller plus loin à l’ouest sur la côte car elle est incapable de rivaliser avec les atrocités bien réelles de la guerre civile qui n’en finit pas de déchirer le Liberia frontalier. Deuxième quinzaine de mars, elle bifurque donc et poursuit son chemin vers le nord, par le chemin de fer cette fois. Direction le Burkina Faso, qu’elle traverse pour atteindre, au nord-ouest, le Mali.
Le 28 mars, on apprend que « deux escrocs nigérians auraient fait disparaître le pénis d’un innocent de passage » en plein Sikasso, non loin de la frontière. Les deux ont été tabassés par la foule puis, en piteux état, ils ont été interpellés par la police malienne ; le 3 avril, un prétendu Haoussa est bastonné à mort dans la ronde des taxis de la gare routière. Pendant que la fièvre gagne Bamako, la rumeur flambe à l’est du Burkina et pénètre dans Ouagadougou le 9 avril, vieille cité calme et douce. Il ne lui faudra qu’un mois à peine avant d’atteindre la paranoïa.
Le 13 mai, la goutte d’eau qui fait déborder le canari : une foule en délire est prête à lapider des Ibos dans un quartier populaire de la capitale burkinabè. La police intervient. On ramasse les corps martyrisés de nombreuses victimes. Des cas de disparition de sexe seront signalés chaque jour aux quatre coins de la ville en proie à la psychose. Les autorités organisent une réunion au sommet et publient un appel au calme. Le 20 mai, un communiqué du ministère de l’Administration territoriale et de la Sécurité lance un deuxième appel au calme et rappelle que la loi sera appliquée dans le cas d’actes de violence. « Les fauteurs de troubles seront sanctionnés sans faiblesse » titre le quotidien Sidawaya, daté du 22 mai. En pages intérieures, on lit qu’il est urgent de « procéder à une campagne de sensibilisation au niveau des églises, temples, mosquées et organisations de la jeunesse. Il faut organiser des patrouilles, sécuriser les étrangers, et utiliser la répression contre les fauteurs de troubles ». Riposte visiblement efficace car la rumeur abandonne le Burkina du jour au lendemain !
Peut-on encore parler de rumeur ? Une énorme pieuvre étend désormais ses tentacules sur les pays avoisinants. Elle tente le passage en Guinée, la remontée vers le Niger. Elle est à nouveau secouée de soubresauts au sud du Cameroun et arrive, un rien essoufflée, au Gabon. Le 13 juin, un lycéen aura le sexe réduit au beau milieu de la cour du bahut, au cœur de Libreville.
Puis la fièvre retombe dans la forêt gabonaise, les exploits des rétrécisseurs n’intéressent plus personne. Tout se passe comme si la malédiction ne pouvait survivre loin des contrées islamiques propices à sa naissance et à sa propagation. Elle stoppe net aux lisières de cette même forêt qui, jadis, arrêta l’expansion hégémonique de l’islam. Tous les djihad, même les plus guerriers tels que ceux menés par les fantastiques armées peules au XIXe siècle, ont capitulé devant la puissance des génies des bois sacrés de la sylve primaire équatoriale. Peu importe, le monstre a du boulot ailleurs. Le Mali n’en finit pas de se contorsionner. Une demi-douzaine de morts et plusieurs dizaines de blessés. Puis, le céphalopode meurtrier prend le train en gare de Bamako, emprunte la voie ferrée, pénètre dans Kita, met le feu à Kayes, et plonge sur le Sénégal. Lançant ses ventouses vers les faubourgs de Dakar, Ziguinchor et Saint-Louis où il est signalé le 17 juillet. Le lendemain c’est la Casamance.
« A mort les étrangers, tuons tous les “niaks”, ce sont tous des sorciers ! » hurlent les justiciers populaires. Le Sénégal vit un cauchemar : on veut poignarder, lyncher, lapider, brûler viftout ce qui porte un faciès d’étranger, tous les Haoussas en puissance : Guinéens, Ivoiriens, Zaïrois ou même Sénégalais au look un peu trop broussard, les colporteurs de médecines contre les maux de reins et les asthénies sexuelles. Bilan d’une semaine d’émeutes : sept morts dont un homme dévoré par le feu et un wagon de victimes de la « tragique méprise ». Et ce, rien que dans l’agglomération dakaroise ! Flics, psychologues et juges interviennent dans les colonnes des quotidiens, Le Matin ou Le Soleil. Ils dénoncent ce « fantasme collectif à thème de castration » qui reçoit un fantastique écho dans un pays où les marabouts-sorciers ont le pouvoir d’éteindre la virilité des hommes.
Au Sénégal on appelle cela faire un xala. A` la fin des années 1970, le cinéaste Sembene Ousmane s’en est inspiré pour un film éponyme qui fit longtemps un tabac dans les cinés en plein air des quartiers populaires.
« Aujourd’hui avec le règne de la stigmatisation, de la vindicte populaire, de la dénonciation dans un climat de suspicion, d’anonymat, de sentiment de danger, les individus sont fragilisés », enfonce un éditorialiste. « Et, puisque l’opinion publique n’a pas besoin de preuves, parce qu’elle est déjà préparée et ne demande qu’à être conviée au lynchage, la boucle est bouclée. » Un constat. Lucide et sans appel. Qui renvoie à la folie sanguinaire qui a traversé le Sénégal en avril 1989. Quand la chasse au « Nar », au Maure en wolof, a été ouverte dans le pays. Quand les placides Sénégalais coupèrent, pour de vrai, les couilles des Mauritaniens, après les avoir mas-
sacrés à coup de machettes, au terme d’horribles chasses à l’homme. Comme par hasard, c’est vers la Mauritanie que se dirige la rumeur maintenant. Le 31 juillet, elle passe le bac sur le fleuve Sénégal à Rosso, et fait sa première victime en terre mauritanienne. Le « coupable », présumé sorcier haoussa, s’avère être malien...
Durant le mois d’août, on n’entend plus parler de rien ; radio-trottoir s’est même murée dans le silence. La nouvelle des condamnations des justiciers coupables de coups et blessures, dénonciation calomnieuse, incitation à la violence, assorties de peines de prison ferme, au Sénégal et au Mali a eu son effet au-delà les frontières. Tout le monde l’espère. Jusqu’au début septembre. Le 2 c’est un coup de tonnerre relayé par l’hebdo Mauritanie-
Nouvelles : « La grande frayeur » n’est pas terminée. La rumeur, que tout le monde avait un peu trop rapidement enterrée, vient de sortir de sa tombe.
Deux Sénégalais sont à nouveau impliqués dans des affaires de disparition d’organes génitaux à Nouakchott... Puis la capitale maure s’est rendormie dans la torpeur des premiers vents de sable.
Début octobre, l’Afrique de l’Ouest qui a retenu longtemps son souffle, panse les plaies de ses milliers de blessés. Et inhume pieusement ses trois cents morts. Martyrs de la rumeur sorcière...
Bamako, dimanche 26 octobre, 21 h
Nous avons fini par atteindre Quinzambougou, dans le troisième arrondissement, l’un des plus vieux quartiers de la ville. « Bougou » veut dire village en bambara et rappelle qu’il n’y a pas si longtemps la savane s’étendait jusqu’ici. La lune est cachée par de gros nuages, c’est la nuit noire. Dans les ruelles étroites et sombres, tirées au cordeau le long des villas de la middle-class malienne, les innombrables nids de poules remplis d’eau sont autant de pièges pour les éléphants mécaniques : difficile de ne pas y laisser un carter, un cardan, un pot d’échappement ou un essieu. Adama roule au pas en morigénant : « Cette affaire de rétrécisseurs ne sera jamais finie. Tout le monde y croit. Même moi, le journaliste de l’an 2000 ! Et, gare à ceux qui doutent de son bien-fondé. Ce sont des victimes toutes désignées. Demande donc à Diarra, le domestique de ton logeur, il en sait quelque chose. Il a failli être lynché ! »
Diarra vient juste de fêter ses trente ans. Il n’a pas la gueule d’un rétrécisseur de sexe, encore moins celle d’un Haoussa. D’origine bobo du Burkina Faso, il ressemble plus au cultivateur déraciné qu’au tueur en série. Il bosse depuis plusieurs années dans cette maison, bien qu’il habite à l’autre bout de la ville et doive se lever bien tôt pour prendre son service, chaque matin à sept heures. Ce qui ne l’empêche pas de sortir, de temps à autre, en fin de soirée, pour visiter une amie. Comme cette fameuse nuit de juillet où il aurait mieux fait de rester chez lui :
« Je revenais de chez une copine quand, non loin de chez moi, j’ai vu un attroupement autour de quelqu’un qui était à terre. On l’avait violemment battu. Il était épuisé, moribond. J’ai tout de suite pensé que c’était une affaire de rétrécisseur car la ville ne parlait que de ça. »
Bon chrétien, Diarra ne croit pas à ces histoires de sorcellerie. Pour lui ce n’est qu’une simple rumeur répandue par des gens qui veulent se venger de quelqu’un ou « des vagabonds et des petits voleurs » qui profitent des lynchages pour dépouiller les malheureux et, dans la panique, les badauds.
« Je sais bien qu’il n’est pas possible de faire disparaître un sexe, mais, depuis le temps que j’entendais raconter cette chose incroyable, j’avais envie de vérifier par moi-même. » Poussé par la curiosité, il s’approche du groupe.
« J’ai seulement dit aux lyncheurs, qu’avant de vouloir tuer quelqu’un ils feraient mieux de déshabiller la victime pour authentifier ses dires. » Aussi- tôt quelqu’un se met à hurler : « C’est son complice ! » La meute se précipite sur lui. Heureusement la police, alertée par le voisinage, est intervenue, embarquant tout le monde. Au commissariat du septième arrondissement, on jette le tout venant dans une cellule sans interrogatoire. Diarra y passera la nuit. « Au poste de police, j’ai eu le temps de demander au plaignant de se déshabiller pour qu’on puisse voir. Son sexe était toujours là ! Un peu penaud, il a dit qu’il était revenu immédiatement. » Prévenu par le commissaire, l’employeur de Diarra viendra le tirer de là au petit matin. Le blessé aura moins de chance : c’était un Peul de Mopti, un berger du nord du Mali au gabarit longiligne, teint clair et grand boubou, celui-ci pouvait raisonnablement passer pour un Haoussa. C’est donc son faciès qui avait déclenché l’ire des agresseurs. Malgré ses blessures, il restera au trou. Complément d’enquête...
Lundi 27, fin de matinée. En face du marché du Raïlda
« C’est ici que ça c’est passé » raconte Mamadou Fofana, désignant de l’index l’immense marché sauvage qui, sous nos yeux, longe la voie ferrée en plein centre-ville. Un rassemblement d’étals posés à la sauvette sous des parasols fanés contre les murs même de l’Assemblée nationale, entre le terminus des cars rapides qui desservent la banlieue et la gare des taxis ; en lieu et place de l’ancien marché aux voleurs. De gigantesques « puces » nomades, qui se font et se défont au rythme des descentes de flics. Avec, planté au milieu, un bric-à-brac insensé pour féticheurs : des allées d’ossements d’animaux, de peaux de bêtes, de plumes d’oiseaux et de poudres végétales dont certaines soigneraient... le sida !
Fofana est journaliste free-lance, il a même été patron de son canard voici quelques années au moment du grand boom médiatique. Maintenant, entre deux piges, il travaille comme consultant dans une petite boîte de communication dont le siège se trouve en haut de l’immeuble Toukoto Ly, frêle bâtiment de deux étages toujours en construction avec ses fers à béton qui griffent le ciel. Fofana est encore fier de son scoop : il était là, en mars 1997, quand la rumeur a fait son premier mort à Bamako. Sur ce toit provisoire, squatté en terrasse par les usagers des bureaux pour boire le thé et faire les prières. Nous sommes face au minaret de la grande mosquée.
« Avec les copains, on prenait le thé quand on a entendu un grand charivari, un énorme attroupement venait de se former en bas, sur le marché.
J’ai d’abord cru à une descente de police jusqu’à ce que j’aperçoive un petit homme rattrapé par une foule en colère qui l’abat d’un coup et se referme sur lui. L’homme était à terre, les vêtements arrachés, en slip ; les yeux fermés il implorait le ciel. La foule de badauds n’en finissait pas de grossir autour du cercle de justiciers armés de pierres et de bâtons, mais personne n’osait intervenir de peur d’être pris pour un complice et de subir le même sort. » Une maraîchère, égérie autoproclamée, a proposé alors d’en finir. Sous les hourras, elle a saisi un pneu devant la cahute d’un « rechappeur » tandis qu’un volontaire partait à toute allure chercher un bidon d’essence à la station-service voisine. Quelqu’un a sorti une boîte d’allumettes.
La vindicte populaire venait de décider d’appliquer au supplicié « l’article 320 » ! Elle n’en aura pas le temps, un fourgon de la police routière arrive, disloquant la mêlée. Les flics exfiltrent le blessé. Trop tard. Il mourra deux heures après, à quelques centaines de mètres de là, aux urgences de l’hôpital Gabriel Touré, à côté du Grand Hôtel bourré de touristes et de consultants internationaux.
« L’article 320 » ? C’est l’appellation malienne du supplice du collier : un pneu passé autour du corps, aspergé d’essence, une allumette et crac ! Brûlé vif. Son intitulé complet est : « Article 320 du code de procédure accélérée de la rue. » Il a été inventé par des manifestants assoiffés de vengeance, ce fameux 26 mars 1991, dernier jour du règne du tyran Moussa Traoré. « 300 » c’est, en francs maliens de l’époque, le prix d’un litre d’essence et « 20 », celui d’une boîte d’allumettes. En quelques heures, ce jour-là, l’article mortel va devenir l’arme fatale de la justice expéditive. Contre les édiles de l’ancien régime, les collabos, les flics et les voleurs. Et, avec la remise en vigueur de la loi de Lynch engendrée par la grande frayeur de la rumeur c’est, aujourd’hui, le bras séculier, efficace et anonyme, qui allume le bûcher des rétrécisseurs de sexe, nouvelles sorcières de la Salem africaine.
Mamadou Fofana est un petit vernis. Quand il a des rendez-vous, il n’est pas obligé de se taper des kilomètres à pied comme la plupart de ses confrères : il sillonne la capitale, bien calé au guidon d’une 125 Yamaha flambant neuve. Il l’a gagnée, ainsi qu’un micro-ordinateur, lors d’un concours organisé pour les journalistes par le PNUD, le programme de développement des Nations Unies. Fofana fait partie de ces enseignants-chômeurs qui, profitant de la période de bamboche démocratique qui a suivi le sacre populaire du nouveau président Alpha Oumar Konaré, ont enfanté une nouvelle presse libre et indépendante. En deux ans, entre 1991 et 1993, on a ainsi comptabilisé plus de cent nouvelles publications dans un pays qui, durant les trente années précédentes, n’avait eu pour unique source d’information que la voix officielle du quotidien d’État. Quatre ans après, seule une vingtaine de titres a réussi à surnager au raz-de-marée médiatique, une petite armée hétéroclite de quotidiens, d’hebdos et d’«irrégulomadaires» politiques animée d’une flamme vengeresse.
Vendus à la criée, format tabloïd et manchettes agressives, enfants turbulents du mariage contre nature du gauchisme et de la presse à scandale, ces journaux occupent l’espace encore vacant du débat démocratique. Voilà pourquoi la rumeur fut accueillie comme une manne céleste, et reprise immédiatement, sans l’ombre d’une vérification, sans souci de démenti. Objectif unique ? Le tirage maximum. Effet pervers immédiat : l’appel au meurtre !
Mardi 28, 9 h, quartier de l’hippodrome. A la rédaction de Kabako
Il faut être détective privé pour trouver le siège du « bimensuel malien de faits divers », planqué dans la cour d’une petite concession, au fin fond d’un chemin bananier, à quelques centaines de mètres seulement de l’avenue Nelson Mandela. Quelque part dans le labyrinthe des ruelles transformées en ravines par les torrents de boue qui ont dévasté le quartier ces jours derniers. Un petit deux-pièces, case de passage sombre encombrée de piles de journaux poussiéreux. Seule déco, méchamment épinglée sur un mur, la manchette d’un numéro best-seller : « Incroyable mais vrai à Sikasso : une mangue à la forme d’une tête humaine découverte dans un verger ! »
Oumar Boiré, le rédacteur en chef, reporter-photographe, sténo et maquettiste, est scotché devant l’écran de l’unique ordinateur, en train de peaufiner la saga de la prochaine livraison : l’histoire d’un marabout amateur qui a tué, d’une balle en plein cœur, un client qui doutait de l’efficacité du grigri pare-balles qu’il venait de lui confectionner. Titre provisoire : « Sorcellerie à bout portant ! » Ce professeur d’histoire-géo et poète à ses heures a été lui aussi précipité dans la presse par le chômage. Après un bref passage à la rédaction d’un hebdo politique édité en langue nationale, il a atterri en plein cœur de l’univers impitoyable des faits divers. Depuis, tous les matins, il fait la tournée des commissariats. Assiste aux interrogatoires et tire le portrait des prévenus. N’hésitant pas à foncer, appareil photo en bandoulière, pour une descente surprise, dans un nid de malfrats armés jusqu’aux dents. Les flics l’aiment bien. Les voyous le respectent.
Boiré se défend de tout sensationnalisme, il est d’ailleurs l’un des rares à avoir enquêté lors de la rumeur. Malgré les dérives, il reste persuadé de la mission salvatrice dévolue à la presse de faits divers. Un devoir civique résumé, simplement, par Ali Diarra, cofondateur en 1991 de Kabako, aujourd’hui patron de L’inspecteur : « Ces journaux sont nés de l’article 320, pour que la société traumatisée puisse intégrer la violence. Les gens étaient bouleversés avec ce sang partout, ces cadavres calcinés dans les rues, ces corps mutilés qui s’entassaient dans la morgue des hôpitaux ! Ils n’avaient jamais vu ça. Même du temps de la répression terrible et systématique organisée par Tiékoro Bagayogo, le chef bourreau de la police de Moussa Traoré. Leur montrer toutes ces horreurs, c’était les aider à accepter l’insupportable. Un moyen, aussi, pour chacun, de participer à la liquidation de l’ancien régime. »
A la fin de la période d’anarchie, la démocratisation s’est mise en marche. Lentement mais sûrement. Les magazines de faits divers ont alors commencé à traquer voleurs et assassins, violeurs et sorciers. Une immersion dans les tabous de la société. Façon comme une autre de continuer à faire de la politique. Les journalistes s’en sont pris à la corruption, à la protection dont jouissaient escrocs et truands, dénonçant sans relâche la lenteur de l’appareil judiciaire et la superstition ancestrale, responsables de la vindicte populaire.
La situation malienne est à l’image de celle d’un continent qui vit tout entier à l’heure de la génération spontanée des nouveaux médias et de la mondialisation de l’information. Pendant que la rumeur prenait les transports en commun, les journaux la précédaient informés par les télex, paraboles, téléphones cellulaires et même Internet, qui, heure après heure, déclinaient le compte à rebours de son approche finale. Restait aux lecteurs l’organisation d’un comité d’accueil sans égal. Sur ce chapitre, ils n’ont déçu personne !
La rumeur des rétrécisseurs de sexe n’est pourtant pas nouvelle. Les ethno-psychiatres anglo-saxons la connaissent depuis 1895 et l’ont rangée, sous le vocable « koro », dans la panoplie des « culture-bound syndromes ».
Pour aller vite, disons que c’est une manifestation hystérique liée à des angoisses culturelles et capable de transformer, en l’espace d’une seconde, un Priape reconnu en un androgyne débutant. Originaire d’une île de l’archipel indonésien, elle a élu, dans les années 1930, un camp de base au Nigeria et fait depuis, sporadiquement, de timides incursions dans toute l’Afrique de l’Ouest. Dans la cohorte de celles, plus traditionnelles, qui annoncent l’arrivée de coupeurs de têtes, de voleurs d’organes, le début de sabbats agrémentés de sacrifices humains ou de banquets anthropophagiques. Des rumeurs qui éclosent toujours au moment des crises coloniales, ethniques ou politiques, à la mort de chefs coutumiers ou de héros charismatiques.
Elle pointa son museau dans le sillage des Indépendances et des premières élections libres. Au Mali, elle a fait les gros titres fin 1993, à la veille de la dévaluation.
Habituellement, la bête s’est toujours enfuie à l’amorce du règlement des conflits qui lui avaient donné naissance. En raison de l’absence de support médiatique et, surtout, du fait de sa vocation locale, elle ne concernait alors que des groupes à l’antagonisme atavique ou historique. En un mot elle était endogène. Mondialisation aidant, pour survivre le village africain a dû ouvrir ses lieux de culte aux nouvelles divinités, bricolant ainsi un nouveau panthéon avec le Fonds monétaire international, la Banque Mondiale et les bouquets télévisuels. « Nous avons enfin notre place dans le Village Global, nous sommes devenus la Case Mondiale », ironisent les intellos maliens.
Du coup, ce qui est bon pour un Bamiléké du Cameroun l’est forcément pour un Dogon du Mali !
En moins d’une décennie, cette mutation accélérée a bousculé le rituel et entraîné une « panafricanisation » de la croyance, qui a pris la place, et le corps, du rêve d’unification économique et politique prôné en vain par des générations de leaders africains, créant une autoroute pour la rumeur.
La peur de l’Autre devenant le premier avatar d’une « pensée unique », jusque-là inconnue au Sud du Sahara. Comme une sorte de nationalisme xénophobe alimenté par l’angoisse des génocides, des guerres civiles, du chômage endémique ou encore du sida, ces nouveaux fléaux mortels qui ont relégué définitivement mouche tsé-tsé et autre criquet migrateur au rayon du fantasme colonial.
.« C’est vrai, c’est une erreur, au début nous n’avons pas enquêté », avoue Souleymane Drabo le très professionnel patron de L’Essor, le quotidien national. « Nous étions pressés, nous avions un scoop, notre photo- graphe était par hasard lui aussi sur les lieux et notre agence a revendu les photos à tous les journaux. » Le mal était fait. « Mais, une fois l’agitation passée, nous avons fait une mise au point », souligne Drabo en feuilletant plusieurs éditions de la même semaine. On le sait, l’art du démenti est chose périlleuse en matière de rumeur et cette mise au point viendra se fondre dans les dangereux amalgames que vont véhiculer tous les autres médias.
Comme en témoigne le reportage alarmiste du journal télévisé de 20 h, diffusé en pleine psychose sur la chaîne nationale, qui télescope cri d’alerte, démenti et confusion magico-religieuse. Message enregistré par le téléspectateur ? Oui, la rumeur est fondée, mais il existe un remède simple : il suffit de s’asseoir et de boire un litre d’eau. Et hop ! Le sexe réapparaît ! En moins de quinze minutes. « Où est le problème ? », me demande Fofana qui ne comprend pas mon étonnement. Et de m’achever : « C’est pourtant simple, le journaliste malien est avant tout malien avant d’être journaliste. Entre vérité et croyance, il choisira d’abord la croyance. »
Mercredi 29, 17 h, Missira. A côté du Marché de Médine
C’est l’heure du « grin ». A` la sortie du boulot, on s’affaire dans les ruelles, descendant d’une main les rideaux de fer des échoppes tandis que de l’autre on traîne sur les trottoirs défoncés chaises, tables et petits fourneaux. Le grin, c’est la version malienne du « maquis » africain, un mix de l’association villageoise par classe d’âge et du nouveau réseau urbain. Ni bar, ni club, c’est un lieu de rencontre informel, sorte de table ouverte où l’on vient boire le thé entre potes, collègues et voisins ; jouer à la belote, lire le journal et commenter l’actualité du jour ; tirer des plans sur la comète.
« Sciencer », comme on dit en français de Moussa. Le grin tire son nom de l’allitération de Gringoire, le seul journal colonial que les indigènes en mal de Rêve français pouvaient éplucher en commun pour avoir des nouvelles fraîches de la mère métropole. Un sale canard raciste, torchon d’extrême droite, véritable bible pour docteur Bardamu expatrié, mais un filon d’informations pour tout candidat au départ en quête d’urbanité garante d’un exode réussi vers la civilisation.
Le grin c’est le poste émetteur de radio-trottoir, le haut-parleur du gossip, la potion magique qui peut transformer le moindre bruit de chiottes en info béton. C’est lui qui a donné le feu vert à la folie meurtrière. Un laissez- passer signé par cette assemblée de notables éphémères, véritable tiers état du bitume dans lequel se côtoient chauffeurs de taxis et étudiants, bouti-
quiers et médecins ; et, bien sûr, flics et journalistes, réunis sous le charme hypnotique qu’a suscité la rumeur. Une séduction, bien connue, qui resserre les liens d’appartenance au groupe et tricote d’une maille serrée le nouveau tissu social. En donnant un sujet de conversation commun, elle a permis à tous de se mettre en valeur et, nommant l’angoisse confuse, elle a réinséré chacun dans l’inconscient collectif, avec une mission salvatrice : en finir avec le Diable.
Aujourd’hui le grin rit jaune : pourquoi le Blanc vient-il leur faire la morale ? Il a tort de se moquer de la croyance. D’ailleurs, depuis qu’il a commencé son enquête, ne se sent-il pas un peu fatigué ? Ne trouve-t-il pas son pénis un peu flageolant ? Et ces pluies qui n’en finissent pas, ne pense-t-il pas que cela a un rapport ? Le démarreur de sa voiture a rendu l’âme ? Il n’y a pas de hasard. On ne joue pas impunément avec les « djné don », les génies du fleuve. Et un petit malin dans l’assemblée de lui rappeler qu’un ethnologue poète français — « Ah c’était votre ami ! Vous voyez ! » — qui a essayé d’en décrire les rites de possession est mort peu après, d’une tumeur au cerveau foudroyante... Minute de silence. Un peu à l’écart, mine de rien, les plus jeunes, lycéens et apprentis font leur éducation, en s’activant au cérémonial du thé et aux commissions des grands frères. Cigarettes, kola et poulet bicyclette.
« Jusqu’à preuve du contraire, j’affirme qu’il est possible de rétrécir un sexe », c’est un jeune toubib qui a pris la parole, « votre CNRS n’a pas encore étudié tous les effets des drogues ! Je connais personnellement un médicament utilisé pour contracter l’utérus des femmes au bord de la fausse-couche. Qui me dit qu’un sorcier haoussa n’en a pas trouvé une variante pour le sexe de l’homme ? » « Vous ne nous croyez pas ? », s’enflamme un étudiant s’adressant à la cantonade : « Je propose qu’on fasse venir un marabout pour qu’il fasse un essai sur le sceptique ! » Un tailleur tente de calmer le jeu : « Les Haoussas utilisent les pouvoirs de rétraction de la tortue : ils la tuent, la font sécher au soleil puis la réduisent en poudre et la mélangent à des cendres. » La diversion a opéré. On se souvient des contrepoisons bien connus des ménages maliens dans lesquels, dit-on, les comptes entre coépouses se régleraient parfois à coup de réduction. Suit l’inventaire de l’arsenal des antidotes, du fameux verre d’eau à l’écorce pilée d’un arbre du sud nigérien, en passant par le port obligatoire d’amulettes et de grigris enfermant de puissantes sourates du Coran. En conclusion : le mal n’est que passager, et le sorcier est, lui aussi, victime du sort qu’il manipule.
Reste une angoissante question qui tarabuste le grin unanime : le sexe rétréci retrouvera-t-il sa plénitude et, surtout, sa vigueur initiale ?
Jeudi 30, 10 h du matin, dans le bar du Grand Hôtel
« C’est incroyable, en peu de temps, ça a pris une telle ampleur ! La psychose du contact est devenue si terrible que moi-même, je ne touchais plus la main de quelqu’un que je ne connaissais pas. Et si par hasard j’avais oublié, j’étais terrorisé à l’idée de la gaffe que je venais de commettre. »
En entrant dans le bar transformé en chambre froide par une « clim » hystérique, je pensais tirer quelques éclaircissements de ma rencontre avec un intello, a priori plus ghostbuster que victime crédule. J’en étais pour mes frais. Felix Koné est philosophe de formation, docteur en anthropologie de l’École des hautes études en sciences sociales de Paris. Au Mali, il a tra-
vaillé comme sociologue sur les migrations, le foncier, le sida et actuellement sur la décentralisation. La rumeur l’a pris de court et a bouleversé ses certitudes : « Il y a forcément un grand dérèglement dans notre corps social pour qu’une telle chose puisse se produire. Un immense sentiment de culpabilité qui fait que chacun pense pouvoir être victime de la punition des dieux. »
Coupable de quoi ? Selon Koné, le citadin, victime exemplaire du crime parfait perpétré par la mondialisation économique, est atteint du syndrome de la fatalité : s’il est pauvre, c’est de sa faute. Sinon comment pourrait-il supporter les effets tragiques de la dévaluation de 1994 qui, épargnant quelque peu les campagnes, a frappé la ville de plein fouet ? Il est coupable d’avoir laissé passer sa chance, d’avoir été exclu du nouveau pouvoir alors qu’il a participé à la chute du tyran. Coupable de ne plus respecter le schéma traditionnel, donc, en vrac : de laisser éclater la cellule familiale, de s’adonner à la boisson ou à la luxure, d’enfreindre les tabous alimentaires, de ne plus avoir d’autorité sur les siens et de condamner par là même ses enfants à la délinquance. En résumé, les urbains sont coupables d’une faute impardonnable : ils boudent le rituel. Ils n’honorent plus les ancêtres, se foutent des génies et ne nourrissent plus leurs dieux. Ces dieux, dont le corps est à l’image de celui de l’homme, sont maintenant affamés et courroucés. Tous coupables ! On vous dit. Sans exception.
« C’est comme pour le sida » explique Koné pédagogue, « c’est quelqu’un d’autre qui a fauté mais c’est vous qui supportez le châtiment. Ici, on peut purger la peine pour quelqu’un ou la reporter sur un autre ». Une divine partie de billard à trois bandes dans laquelle celui qui déclenche le courroux des ancêtres en transgressant un interdit n’est pas forcément celui qui sera foudroyé. Nul n’est à l’abri. Chacun, dans le cas présent, pouvant devenir, au choix, rétrécisseur ou victime, monture désignée par la bureaucratie diabolique. D’où la nécessité de trouver, vite fait bien fait, un coupable étranger. Une version sahélienne du vaudou côtier, avec, dans le rôle de Legba, le grand ordonnateur phallique yoruba, le Haoussa en ange exter-
minateur. A exterminer d’urgence !
« C’est le sexe de l’homme qui est visé car dans nos sociétés natalistes c’est le symbole de la richesse et du pouvoir. Lui voler son sexe c’est prendre son pouvoir. » Pour notre sociologue redevenu cartésien, tout est dit. Un peu vite. Impuissance ? Castration ? Certes il y a en ville un « déficit sexuel », en témoignent les étals des guérisseurs traditionnels qui regorgent de médicaments liés aux pannes et autres orgasmes difficiles ; sans doute les pauvres, victimes expiatoires de la crise économique et politique, se sentent châtrés, impuissants à changer le cours de l’histoire, mais cela n’explique rien. Saufla montée au créneau des intégristes musulmans qui ont trouvé là un nouveau slogan pour remplir les mosquées : « Vous avez eu le sida, vous n’avez pas compris. Dieu vous envoie maintenant les rétrécisseurs. Arrêtez de forniquer ! »
Cette analyse arrange tout le monde. Comme par hasard, la rumeur s’est superposée à une crise majeure qu’a traversée le Mali en 1997. Un processus électoral anarchique et violent qui, de février à fin mai, a fait monter crescendo la tension. Avec, dans l’ordre : disparition des listes électorales, arrestations d’opposants, annulation transformée en report des législatives, négociations pour la présidentielle, nouvelles arrestations... Le tout agrémenté de vilaines manifestations et d’un début de répression de l’opposition.
Étrangement, les premiers jours de février, en plein coup d’envoi de la campagne électorale, avant même qu’on ne signale des cas de disparitions de sexe, un groupe de Bamakois organisé en milice spontanée sous couvert de l’éradication préventive de la rumeur virtuelle a voulu lyncher la quarantaine d’Haoussas qui officient comme coiffeurs et vendeurs de chapelets aux abords de la grande mosquée. Une curée d’une telle violence qu’on fit appel à la brigade anti-émeute.
Vendredi 31, 9 h du matin, Quinzambougou.
Commissariat du troisième arrondissement
Un cube de béton et parpaing, couleur paille brûlée par le soleil qui vire jaune d’or au premier seau de pluie. Planté face à des feux tricolores, en contrebas de l’accotement depuis longtemps déstabilisé d’un carrefour perpétuellement au bord de l’apoplexie, ce poste de police tropical est digne de figurer dans une aventure de Spirou et Fantasio, façon Le nid du Marsupilami.
Devant, à coté d’un panier à salade bleu nuit portant les stigmates d’une récente lapidation, une théorie de mobylettes ciel et orange, de Honda 100 et 125, grosses mouches vertes et bleues métallisées, de Yamaha couvertes d’autocollants fluos glorifiant Allah ou les stars du reggae. War Inna Babylon !
En entrant, après une volée de marches, des murs fatigués chaulés d’un turquoise délavé donnent sur une courette impluvium, béton brut de décoffrage, abritant un manguier poussiéreux et un bananier malade. A côté de fichiers métalliques réformés vert olive, du plus pur style Navarro, c’est le règne de l’esthétique informelle : des tables de bois brut recouvertes, comme dans les gargotes, d’une symphonie de toiles cirées ornées d’hyperréalistes aubergines, poivrons et autres pétunias sur lesquelles trônent d’antiques et monstrueuses machines à écrire ; des méchants bancs en fer, imputrescibles, ou en bois blanc, rendus acajou brillant par des générations de fondements de suspects, et enfin, piège mortel pour les lombaires, des sièges bas tressés, comme dans les night-clubs, de scoubidous de plastique multicolore délité.
Dans le passage qui mène à l’arrière-cour, servant de garage et abritant un préau transformé en lieu de culte avec nattes de prières et bouilloires en PVC pour les ablutions, se trouve l’antichambre du bureau du commissaire principal Aboubacar Diouf. Une antichambre-secrétariat-salon de thé. Là, 24 heures sur 24, un « teaman », rémunéré par les policiers qui cantinent, confectionne à la chaîne, sur un petit fourneau à charbon de bois, les intermi-
nables séries de trois tours du traditionnel thé vert à la menthe. Le commissaire a été formé en France et son bureau lui ressemble, calme et professionnel, miraculeusement épargné du kitsch environnant.
Sur le cadastre, le troisième arrondissement est un immense rectangle qui s’étend des bords du Niger à l’hippodrome accroché à flanc des collines de Koulouba ; de l’Assemblée nationale à la zone industrielle, du marché de Médine au Raïlda. Un gigantesque chaudron de chômeurs, de zonards et de jeunes délinquants, dont la température monte lentement tout au long de la semaine ; arrivant à ébullition quand les foules surchauffées se transvasent directement de la grande mosquée aux gradins du stade omnisports ; à l’heure où, irrésistiblement aimantés, bergers et maquignons quittent le marché aux bestiaux et les abattoirs. Direction, les machines à sous flambant neuves du casino corse niché contre le parking du légendaire Hôtel de l’Amitié, en face de la télévision nationale. Le décor idéal pour un soap- opera brésilien dont les téléspectateurs maliens sont si friands. Zébus contre bandits manchots !
« C’est d’ici que tout part. Les manifs comme les rumeurs. » Le commissaire Diouf égraine la longue liste d’affaires qu’il a à traiter tous les jours. Et les multiples casquettes qu’il doit endosser. Le commissariat c’est le village dans la ville. Le souvenir de l’arbre à palabres. On y règle, le plus souvent à l’amiable, les problèmes du quartier : querelles de voisinage, accidents domestiques, de la circulation, petite délinquance, braquages nocturnes comme homicides amoureux. Entre le briefing du matin, la main courante, les interrogatoires des suspects, la réception des plaignants, les prières et les descentes surprises, c’est en permanence un joyeux capharnaüm ponctué par un ballet de jolies filles coquettes et avenantes, compagnes des policiers venues leur apporter la gamelle, vendeuses de bananes ou colporteuses de pagnes.
Le commissaire c’est le chef du village. A` la fois juge de paix, conciliateur, substitut du chef de famille et officier de police judiciaire. Il a la lourde tâche de faire la police du visible et celle de l’invisible. De mettre de l’ordre sur la voie publique aussi bien que dans une affaire de sorcellerie. Normal pour un flic malien. Pas besoin d’être Superman : « Chez nous, la sorcellerie est une infraction de droit commun classique, inscrite à l’article 209 dans le code de procédure pénal de 1961, toujours en usage. » Cet article réprime « ceux qui se livrent à des pratiques de sorcellerie, charlatanisme et magie, susceptibles de troubler l’ordre public ou de porter atteinte aux personnes et aux biens ». En clair : on constate, on rassemble les preuves et on arrête l’auteur de l’infraction, déféré auprès du procureur de la République. Simple, à un bémol près. Avec l’arrivée de la rumeur, les commissariats se sont retrouvés dans l’œil du cyclone, projetés à l’épicentre du séisme. Comme dans toutes les villes qu’elle a traversées, les flics de Bamako ont dû revoir leur manuel, et les juges accélérer le débat sur le code pénal du troisième millénaire.
Pour mesurer l’ampleur de la folie collective, il suffit de parcourir un mois de main courante au commissariat du troisième arrondissement ainsi que les procès-verbaux rédigés, entre fin mars et fin avril 1997, à l’apogée de la fureur. Sur une dizaine de procès-verbaux pour sorcellerie, sept sont liés directement à une affaire de réduction de sexe. Fait étrange, on ne trouve nulle part trace du moindre Haoussa, les plaignants comme les accusés sont tous de bons Maliens. Pourtant le bilan est féroce : un mort et une dizaine de blessés. Pour un seul commissariat.
« Au tout début, on y croyait tous », concède Daba Djiré le procureur de la République auprès duquel sont déférés les prévenus du troisième arrondissement. « Les magistrats ne se sont pas donné la peine de faire vérifier les faits par un médecin. La mentalité était plus forte que la loi et, je vous assure, les magistrats eux-mêmes ne sont pas à l’abri de la croyance ambiante. Puis, au fil du temps, on a commencé à faire très attention car cela devenait très difficile à poursuivre, à instruire et à juger. » Un casse-tête terrible pour Dioufet son adjoint Maïga :
« Cette histoire n’est pas réelle, elle est dans la tête des gens, elle ne peut se prêter à vérification. Vous mettez le plaignant dans un coin et lui demandez de se dévêtir, il le fait en vous disant qu’il a recouvré sa virilité ! Et puis, un sexe dont vous n’avez pas vu la taille au départ... vous ne maîtrisez rien. » Forts de leur impunité, les justiciers populaires profitent de la panique pour gangrener la ville, sous la protection de la foule. Chaque opération pour tirer un suspect des griffes des lyncheurs se transforme en commando-suicide. Les policiers sont désormais pris à partie, lapidés et parfois blessés par des hordes armées de pierres et de bâtons qui poursuivent les paniers à salade jusque sur les marches des commissariats. Celui du troisième est assiégé, transformé en Fort Alamo.
Pour sortir de l’imbroglio et calmer les émeutes, flics et magistrats adoptent alors une position commune : « De la police à la Cour Suprême, on s’est dit que notre travail était vain », commente le procureur, « nous avons commencé à abandonner les poursuites. Partant du principe que l’accusation de sorcellerie engendre des agressions, nous avons donné priorité à la répression de ces agressions. En cherchant à établir les actes de vengeance ou de vol sur le suspect ». Seront donc déférés et poursuivis ceux qui auront causé des blessures, provoqué des morts. Condamnations pour meurtre, coups et blessures, incitation à la violence et trouble de l’ordre public. Aussitôt la rumeur va s’éteindre et quitter Bamako. Et la vindicte populaire, toujours insatiable, devra trouver de nouvelles cibles. Gare à ceux qui s’en prennent à la modernité. Haro sur les multiplicateurs de dollars, les voleurs de pompes de piscine ! A mort les kidnappeurs d’antennes TV5 !
Samedi 1er novembre, 14 h. Point G. Faculté de médecine
En ce début de week-end, enfin sec et ensoleillé, je traverse un centre-ville, déserté, baigné d’une lumière blanche éblouissante. Direction : le Point G, perché sur les fraîches collines de Koulouba. A` un carrefour, où j’étais passé au moins cent fois sans le remarquer, j’enregistre un slogan vengeur bombé dans un sabir intégriste : « Allahou Ackbar, dit non aux films pornos ! »
Puis, à cent mètres de là, coup sur coup, comme par magie, deux affiches de cinéma torrides : Humidités secrètes pour mouilleuses perverses, au Club, et Les Culbuteuses, en matinée, au Soudan. Après une semaine passée à poursuivre l’ombre des rétrécisseurs, je ne pense plus qu’à ça ! Me voici transformé en obsédé sexuel. Pour preuve, quelques instants plus tard, je pile en voyant un fondamentalisme sortir d’un vidéoclub, barbu en turban, planquant, un regard inquiet à gauche et à droite, un lot de cassettes sous le boubou immaculé. Je suis pris d’un fou rire en me remémorant la discussion de la veille avec les journalistes de L’inspecteur. De mon étonnement quand ils parlèrent du « karaté whaabiste ». Une expression qui désigne le double langage de certains traditionalistes, quand au sortir du prêche, ils se précipitent dans les vidéoclubs, et camouflent, pour passer la caisse, des cassettes pornographiques emballées sous des couvertures de karaté ou de western !
La révélation vint ! Fatigué d’arpenter la ville jour et nuit à la recherche d’interprétations, je me demandais tout à trac si la rumeur ne disait pas que ce qu’elle avait à dire, n’avouait pas autre chose que la réalité. En évoquant une mythique réduction de sexe, ne faisait-elle pas tout simplement référence à la castration ? Non pas d’une énième métaphore du pouvoir et de la puissance, mais l’aveu de la difficile relation entre les hommes et les femmes dans des sociétés traditionnelles confrontées à l’implacable modernité.
« Sur les marchés on vend d’énormes quantités d’aphrodisiaques, non pour améliorer les performances sexuelles, mais pour pallier les disfonctionnements... Comme disait Napoléon, l’homme place sa fierté là où il est le plus fragile ! » Dans le petit bureau, situé dans l’enceinte même de l’École de médecine où il est professeur, l’anthropologue Yannick Jaffré est un peu agacé par mes questions. Il gamberge et mesure ses mots : « Ce n’est pas pour rien que le Haoussa a été pris pour cible, il est le spécialiste incontesté de la fabrication des aphrodisiaques. Or, dans la société haoussa, la puissante caste des bouchers mêle la préparation de la viande à son corollaire, l’hyper-sexualité. “Les maîtres des sauces” sont en effet les génies de l’étrange gastronomie à fin sexuelle... »
Pour Jaffré, le concept de sexualité est bien fragile au Mali car il se cogne à trop de normes sociales contradictoires : les interdits de l’islam — femmes d’un côté, hommes de l’autre —, ceux de la santé publique avec le mal du sida, et le thème mêlé de l’influence conjuguée des films hindous et des films pornographiques. « Le cinéma hindou est construit sur la naissance des sentiments — je t’aime, tu m’aimes, nous sommes séparés, c’est sans cesse l’histoire recommencée de Roméo et Juliette. En fait, ce cinéma avance l’apprentissage du sentiment amoureux. En revanche, les films pornos sont vus comme des cours d’éducation sexuelle et érotique. Or l’art érotique africain noir n’existe pas. Le rapport sexuel en milieu rural, c’est boum-boum. Un échange rapide, furtif, qui n’est médiatisé par aucun code amoureux, comme la pratique des caresses... Une seule exigence : le mec bande, la femme mouille, c’est bien la preuve de sa disponibilité. Une histoire sans parole. Or, avec la démocratisation de la société, on assiste à la naissance d’une parole des femmes autonome. » Jaffré sait de quoi il parle, car il est lui-même marié à une intellectuelle africaine. « Dès qu’une femme parle, l’angoisse de l’homme naît. Il craint pour son sexe. Cette angoisse masculine est justement le dernier frein de la démocratisation sociale.
Rappelons-nous mai 68, quand les femmes prirent la parole ! » Cette impressionnante rumeur des castrateurs magiques manifeste donc la transformation profonde des rapports de sexes. La difficile naissance du discours amoureux en Afrique. L’anthropologue militant poursuit : « Il faudrait dire : Africains battez-vous pour que votre sexe diminue ! Garder son sexe en érection, ou accepter la douleur de la mutation. La glorification virile du sexe en érection, c’est la victoire de l’islamisme intégriste. Ah ça, pour bander, ils bandent les islamistes. Observons l’Algérie : “Je suis viril parce que je te coupe le cou.” Les Africains ont à choisir entre la parade phallique et l’acceptation symbolique d’une castration qui risque d’être douloureuse ici. »
L’avenir est en jeu car on n’accède pas à la liberté sans passer par la castration. Si les Maliens acceptent cette réduction momentanée, s’ils acceptent l’idée qu’ils ont du sexe, ils pourront alors dire merci aux « rétrécisseurs ». Merci aux Haoussas, ces alchimistes qui ont porté le message par villes et savanes. Merci aux « vieux papas », gardiens des derniers sanctuaires de la sagesse africaine, ces bois sacrés de la forêt nigériane où les dieux font encore l’amour comme les hommes.
Épilogue
Dans les années 1970, sécheresses successives et désertification aidant, l’exode rural s’est intensifié vers les chômeuses et surpeuplées mégalopoles côtières. Dans toute l’Afrique, les cellules familiales éclatent, la crise est là, laminant le modèle villageois au profit d’un rêve de modernité urbaine, qui creuse les inégalités sociales et va vite virer au cauchemar. Les nou-
veaux citadins découvrent la violence et la peur. La délinquance se trans- forme en banditisme. En 1983, j’enquêtais à Douala sur le destin rocambolesque d’un « Robin des bois » urbain, un truand sans foi ni loi, dont les exploits, « magiques » et impunis, tenaient en haleine la population depuis près d’une année. Non seulement la rumeur affublait le coquin de pouvoirs sorciers — invisibilité, déplacement dans les airs, ubiquité — mais elle le parait de vertus vengeresses : il volait les riches, disait-on, pour donner aux pauvres et, surtout, ridiculisait pour le plaisir de tous, les forces de l’ordre corrompues jusqu’à la moelle. Sa traque et sa mort violentes furent à l’origine d’une réforme totale de la police qui passa sous la tutelle de la gendarmerie nationale, sous contrôle du pouvoir central de Yaoundé.
La vie — et la mort — d’Essonno, car tel est son nom, résume à elle seule le dilemme dans lequel se débattait alors le « petit peuple » acculé à faire appel au pouvoir traditionnel, celui de l’Invisible, pour combattre les maux criants de la néo-modernité en marche, et remettre à leur place les élites devenues symboles de la corruption. Comme dans les pages d’Un homme en trois morceaux de Roger Dorsinville (1973) ou de L’Archer Bassari de Modibo Sounkalo Keita (1984), deux perles du roman policier social africain, initié en 1954 par la Ville cruelle de Mongo Beti.
Au début des années 1990, avec la dévaluation du CFA et la « démocratisation » de façade qui masque mal la faillite des États, l’écart entre riches et pauvres devient incommensurable. Prévarication et délinquance se propagent dans toute l’Afrique. C’est à ce moment que, dans le sillage de la vindicte populaire triomphante, la sorcellerie va pénétrer dans la cité et faire son lit à la périphérie des zones sinistrées. Dans les quartiers les plus pauvres, les plus surpeuplés comme les plus isolés, îlots oubliés par les plans d’urbanisme : absence d’eau courante, d’égout, pas ou peu d’électricité, voiries défoncées, habitats précaires... Des cocottes-minute dans les-
quelles se mêlent parias exclus du développement, chômeurs permanents qui survivent grâce à la récupération, la fouille des ordures ménagères et industrielles. Nouvelles populations «flottantes » de main-d’œuvre fragile, déracinée, composée essentiellement de nouveaux immigrés ruraux, attirés par les lumières de la ville et, le plus souvent, réduits en esclavage dans les ateliers de sous-traitance asservis aux groupes manufacturiers occidentaux.
Analphabétisme et familles nombreuses sont le commun de ces ghettos communautaires où les gens ne s’expriment souvent que dans leurs idiomes villageois d’origine, foule crédule qui attire comme des mouches escrocs et « marabouts », prophètes et délinquants de tout crin. Une masse de nouveaux « gueux » offerte en pâture aux bruits de toutes natures et condamnée à errer dans ces lieux propices à l’hystérie. Une hystérie collective qui naît de la peur virale causée par l’omniprésence de la violence dans ces périphéries géantes de villes-monde. Une peur panique généralisée, secrétée par la difficulté croissante de se forger une identité locale dans un monde de plus en plus global. Dans cette nouvelle guerre civile, « crime parfait » qui oppose désormais pauvres aux pauvres, les populations n’ont pas les clés pour comprendre d’où vient cette violence, ni pourquoi elles en sont victimes. C’est alors que naissent les rumeurs sorcières. Entre mythe et réalité, la sorcellerie symbolisant le comportement d’autodéfense culturel de ces sociétés civiles, puisant ses forces dans le local pour combattre l’attaque globale. Un comportement moderne face à cette nouvelle violence invisible qui, lorsqu’elle prend corps, devient toujours monstrueuse.
1997/2007. A l’image de l’Afrique, en une décennie, une vague de « rumeurs sorcières » plus folles les unes que les autres, soulève les quartiers défavorisés des mégapoles des pays du Sud, sur tous les continents. Pour Ashis Nandy, l’anthropologue indien spécialiste du postcolonialisme, inquiet des effets de la mondialisation sur les pratiques culturelles endogènes, la rumeur illustre la fragilité des liens sociaux que les contemporains entretiennent avec la culture traditionnelle à cause des transformations culturelles induites par la « modernité ». Elles puisent contenus et symboles dans les croyances locales, des archaïsmes ethnographiques aux confins de la magie et de la sorcellerie. Le tout, bricolé high-tech avec des symboles de la néo-
modernité ou des peurs millénaristes, déclenche de véritables psychoses amplifiées, globalisées par les surenchères médiatiques et le développement de l’Internet. Résultat ? De véritables chaos sociaux, des violences incontrôlables, les administrations, les États sont impuissants, devant l’irrationalité devenue modèle du désespoir. La peur de l’Autre devient le credo quotidien...
Dans les années 1960, l’Inde aussi fut touchée par la panique de « sorciers voleurs de pénis », et dans le sillage des « réducteurs de sexe » qui ont envahi toute l’Afrique de l’Ouest, en Inde du Nord, au printemps 2001, un « homme-singe » terrorise New-Delhi et des aliens attaquent les villages de l’État de l’Uttar Pradesh. La même année, accompagnant la montée du néo-indigénisme indien, chupacabras et pistacos — bien connus de Nathan Wachtel (1992) et d’Antoinette Molinié (2007) — ont commencé à sillonner le continent latino-américain, égorgeant les troupeaux sur leur passage avant de s’attaquer aux humains aux confins d’une Cordillère des Andes survolée régulièrement par des Ovnis. En 2001 toujours, les prétendus réducteurs font un tragique retour à Cotonou au Bénin, la minorité ibo est accusée de sorcellerie et plusieurs de ses membres sont lynchés durant un sanglant week-end de vindicte populaire meurtrière.
Fin 2003, en peine crise du Darfour, les voleurs de pénis fondent sur Khartoum, terrorisant une population musulmane qui a vite fait de choisir ses victimes expiatoires. La presse, elle, dénonce un complot sioniste ! Au même moment, octobre 2003, des vampires fondent sur Blantyre, au Malawi, réactualisant ainsi une vieille rumeur sorcière étudiée par l’anthropologue Luise White (2000) — longtemps en vogue dans le Kenya colonial.
Le Malawi est alors en proie à une redoutable famine et la rumeur s’en prend au gouvernement qu’elle accuse d’échanger des litres de sang des paysans à des ONG internationales, contre des tonnes de nourriture. Des milices d’autodéfense attaquent les permanences du parti au pouvoir, bastonnent des membres de congrégations religieuses et tuent une dizaine de supposés vampires. En 2004, c’est l’ouverture de la chasse aux zombies en Afrique du Sud, celle aux sorcières au Ghana et la banalisation de la traque mortelle des « enfants sorciers » à Kinshasa. 2006, les penis snatchers réapparaissent au Bénin et au Nigeria et, fin juin 2007, c’est un sergent que la foule accuse de vol de sexe dans la banlieue de Dakar, à Thiaroye. Il échappe in extremis au lynchage. La rumeur sorcière prend alors la route du Sud, direction la Casamance : le 18 novembre 2007, c’est un Sénégalais et un Guinéen qui ont été arrêtés à Ziguinchor suite aux plaintes de onze hommes les accusant d’avoir usé de leurs pouvoirs magiques pour faire disparaître une partie de leurs attributs sexuels, nous apprend l’Agence France Presse, citant des sources policières. Lundi 11 décembre 2007, un professeur âgé de soixante-douze ans, retraité de l’Université des Sciences et de Technologie Kwame Nkrumah de Kumassi au Ghana, a été tiré de justesse par la police des griffes par une foule en colère menée par deux énergumènes âgés d’une trentaine d’années qui l’accusaient d’avoir rétréci leur sexe et avaient commencé à le lyncher. Emmenés au poste, les deux individus ont été soumis à un examen médical qui s’est avéré négatif, et inculpés de propagation de fausse nouvelle et d’incitation au meurtre.
Au moment où l’Europe, touchée de plein fouet par la théorie du complot et la peur de la guerre globale, est en proie à son tour à la terreur de l’Autre et aux épidémies d’hystérie collective cristallisées sur la pédophilie ou la violence antisémite, quel regard porter sur la réapparition et l’amplification insensée de ces rumeurs sorcières ?
Un virus est il en train de s’insinuer dans nos sociétés comme une forme moderne de ré-enchantement du monde annonçant l’avènement messianique d’un croquemitaine global ?
Jean-Jacques Mandel, journaliste indépendant.
BIBLIOGRAPHIE
1954 Ville cruelle, Paris, Éditions africaines ; Lyon, Imprimerie Molière.
1973 Un homme en trois morceaux, Paris, Chistian Bourgois.
1984 L’Archer Bassari, Paris, Khartala.
2007 Les Néo-Indiens, Paris, Odile Jacob.
2007 L’ennemi intime : perte de soi et retour à soi sous le colonialisme, Paris,
1992 Dieux et vampires. Retour à Chipaya, Paris, Éditions du Seuil.
2000 Speaking with Vampires. Rumor and History in Colonial Africa, Berkeley-
Los Angeles-London, University ofCalifornia Press.