Il fait peur par ces temps, par Jean-Paul Curnier

Il « fait » peur par ces temps, comme on dirait « il fait froid » ou « il fait sombre ».

Que tout se gouverne à la peur, que tout s’exprime dans le vocabulaire de la sécurisation et soit aligné sur cet horizon ne fait à l’évidence plus guère de doute pour personne. Ce qui, par contre, est bien plus étrange, c’est que nul ne semble en convenir réellement. En sorte que tout le monde se dit vivre dans la peur et que personne ne supporte qu’on en prenne acte, qu’on en parle, et que l’on parle de ce qu’il nous est laissé comme possibilité pour s’y opposer !

Qu’est-ce qu’une peur qui a pour caractéristique principale d’être une évidence qui est aussi condition de sa propre négation ? Il « fait » peur par ces temps, comme on dirait « il fait froid » ou « il fait sombre ».

Mais ce qui sans doute effraie le plus dans la peur qui s’est installée au cœur de l’humanité moderne, c’est que, désormais et cela, au même titre que tout le reste, la peur elle aussi soit fausse. Que non seulement son motif soit faux, mais que la peur elle-même soit devenue un artifice émotionnel, une sensation préfabriquée, une manipulation des affects, un artefact pour donner à éprouver, pour stimuler sur commande, pour gouverner aussi, pour dominer surtout. Ce qui peut effrayer le plus, c’est que la peur soit effectivement ce qu’elle paraît être : un instrument de gouvernement, le seul restant, le plus efficace et le plus terrible aussi. C’est l’indécidabilité de la peur ressentie qui fait alors le plus peur, car cette peur-là envahit tout, elle est de l’ordre de la panique virtuelle.

Jamais, depuis que tout est fait en apparence pour rassurer – à commencer par la chasse aux superstitions et aux terreurs irrationnelles des temps passés –, la peur n’a été aussi présente comme forme de dessaisissement de soi. De même, jamais, sans doute, elle n’a occupé la dimension collective permanente et uniforme qu’on lui connaît depuis qu’il n’y a plus de collectif social réel autre que sous la forme passive et morbide de l’identité, de la masse abstraite des sondages, et des publics si judicieusement dénommés « cibles », aussi bien par le terrorisme islamiste que par les entreprises de publicité."

Jean-Paul Curnier, Prospérités du désastre. Éditions Lignes.