La grande peur africaine des voleurs de sexe, par Jean-Jacques Mandel - 1

Dans la rue, sur un marché, un inconnu, un « sorcier », vous touche et immédiatement votre sexe disparaît. Il y a juste dix ans cette rumeur terrible traversa l’Afrique de l’Ouest à la vitesse d’un cyclone et fit près de trois cents morts. La peur des « réducteurs de sexe » plongea les États traversés dans un chaos indescriptible. Question : comment une rumeur locale peut-elle devenir l’expression sanglante d’une angoisse globale ? Une enquête de Jean-Jacques Mandel.

Un marché de Bamako, Mali. ISSOUF SANOGO / AFP

Un marché de Bamako, Mali. ISSOUF SANOGO / AFP

Dimanche 26 octobre 1997, 19 h

Il pleut sur Bamako. En cette toute fin du mois d’octobre les pluies devraient avoir cessé depuis longtemps. Ce qui pourrait être une aubaine pour l’éternel assoiffé qu’est le paysan sahélien se transforme alors en son pire cauchemar : l’eau miraculeuse vient trop tard et menace les récoltes. Les citadins ne sont pas mieux lotis car, en l’absence d’égouts et de véritable système d’adduction d’eau, c’est l’enfer. Avec raz-de-marée de liquide putride, qui inonde les habitations et les cours des concessions, polluant les nappes phréatiques et transformant la ville en piscine olympique pour anophèles rageurs.

Pour l’heure, les trombes se fracassent contre les baies vitrées de l’aéroport et maquillent en étang le tarmac sur lequel sont déjà échouées les épaves des bimoteurs à hélices lynchés par des décennies de tempêtes de sable. Et, baleine à moitié dépecée, le cadavre d’un Jumbo hier flambant neuf, aujourd’hui victime expiatoire d’un retour trop musclé de clandestin chartérisés par les lois Pasqua-Debré. J’ai tout juste le temps d’acheter, d’arracher, L’inspecteur, mon magazine préféré de faits divers, à un petit crieur avant d’être happé par une foule épileptique et précipité à l’extérieur comme si je marchais sur un tapis roulant devenu fou.

Dehors, dans la nuit tombée et la visibilité nulle, la Toyota essaie de se frayer un chemin entre les charrettes et les cars « rapides » qui obstruent les trois voies recouvertes des vagues boueuses du récent goudron qui relie Bamako-Sénou au centre-ville. Le long de la route, telle une myriade de lucioles, les reflets distordus des lampes à pétrole font danser les ombres des mères courage, petites vendeuses de poissons frits, beignets et noix de kola qui s’abritent, accroupies dans les flaques, sous des mètres carrés de toile cirée multicolore, délavée, et de sacs-poubelles en plastique bleu azur hâtivement bricolés en imperméables. « Les seuls qui vont être contents ce soir sont les voleurs », ricane Adama mon compagnon d’infortune et temporairement chauffeur, jeune journaliste malien. « Cette ville, c’est le  nouveau western ! Avec le boucan que fait cette pluie sur les tôles ondulées on n’entend pas entrer les cambrioleurs. Et il ne faut pas compter sur les flics. » Comme pour le contredire, la pluie cesse comme elle est venue, d’un coup. Le sol détrempé se met à fumer de vapeurs fantomatiques. Les flots se sont retirés de l’asphalte à la vitesse d’une marée d’équinoxe laissant un fatras de caillasses, de branches d’arbustes et de monticules de terre qui grimacent comme des nids de taupes dans la lueur faiblarde des phares du 4X4 réformé. Encore une fois, le climat vient de jouer dans le camp de la désertification accélérée chaque jour par l’arrachage systématique et incontrôlé de toute végétation, transformée séance tenante en charbon de bois.

D’ici une demi-heure, tout sera sec. J’aspire les premières goulées d’air chaud chargé d’effluves lourdes de piments âcres, de poisson fumé, de tamarin acide, de bananes plantain blettes et de mouton braisé.

Depuis le vieux pont de Badalabougou qui enjambe majestueusement le fleuve, on aperçoit son jumeau, « le nouveau », financé par les Saoudiens, désert mais illuminé comme un sapin de Noël asthmatique avec ses lampadaires à bout de souffle. Entre les deux, la ville semble s’assoupir, paisiblement. Je risque une question : « Tu veux dire quoi avec ton nouveau western ? » Silence. Réponse laconique : « Jette donc un coup d’œil au canard qui sèche sur tes genoux ! » « Les coupeurs de têtes sont de retour ! », le titre, sur cinq colonnes, partage la Une avec une nouvelle guerre des sorciers dans l’est du pays et une enquête sur le sport national des nouveaux délinquants, le vol à main armée des motos de 100 cm3.

Rien de nouveau dans le western spaghetti qui a toujours fait le charme un peu désuet de Bamako. Une sorte de Il était une fois l’Afrique, filmée caméra au poing, par un cinéaste mandingue émule de Sergio Leone. En noir et blanc, comme les images posées des pionniers de la photographie malienne, Malick Sidibé et Seydou Keita. Cette ville, je l’ai vue passer de moins de cent mille habitants à plus d’un million, en trente ans et en douceur, sans gigantisme architectural mais dans un splendide anarchisme urbain. La petite métropole coloniale verdoyante, sous-préfecture francophone avec quartiers indigènes en argile, bâtiments administratifs néo-soudanais et boutiques à l’enseigne du « chic » parisien, est devenue l’em-bryon d’une mégalopole dont rien ne freine les rêves d’expansion. Jouxtant les quartiers traditionnels et les parcelles fraîchement assainies, banques- buildings, verre fumé, acier et marbre côtoient désormais palais des Mille et une nuits façon nouveau riche, hommage revanchard aux « folies » des armateurs de l’ex-métropole, enrichis par le pillage tiers-mondiste, dont les vestiges décatis trônent encore sur les hauteurs des corniches des ports de la traite.

Coincés entre les collines de Koulouba, contreforts des monts Manding, et le fleuve Niger, le boom immobilier et flots d’argent détourné obligent, les vieux quartiers se sont allongés, camouflage uniforme vert brun des manguiers, des bougainvilliers, patine sang séché du torchis ocre et de la tôle ondulée rouillée sans cesse recouverts de poussière de latérite à l’instar des libations déposées sur les autels domestiques des cultes bambara, étirant la ville, nord-est/sud-ouest. Comme un gigantesque serpent lové dans les méandres du fleuve. De la route de Koulikouro à celle de Guinée.

La vieille cité africaine a depuis longtemps cessé de lutter contre le flot ininterrompu de piétons, vélos, cyclomoteurs et motos, grossi ces dernières années d’une armada invincible de cylindrées flambant neuves et de rutilants semi-remorques géants. Dès le lever du jour, la circulation fait trembler la ville comme un gigantesque shaker agité au rythme lancinant des « douroudourouni » déglingués et des Sotrama vert bouteille, ces taxis collectifs, véritables frégates pirates qui prennent d’assaut le macadam, comme jadis elles éperonnaient les navires négriers, sans hésitations ni remords, violemment, dans un fracas de klaxons, d’injures et de tôle froissée.

« Continue », me dit Adama, pupilles écarquillées et visage rivé sur le pare-brise, « tu finiras par comprendre ». Je feuillette et décline à voix haute les dernières nouvelles. Page trois, je sens que je brûle : « Lynché par la foule pour le vol d’une antenne TV5, le jeune voleur est mort de ses blessures à son arrivée à l’hôpital Gabriel Touré. » Je viens de percuter. « Tu veux parler du lynchage ? » Il m’encourage du regard. En bas, sur la même page, je vois enfin : « Hier, à l’autogare, un Haoussa accusé d’être un rétrécisseur de sexe échappe de justesse à la mort grâce à l’intervention de la police qui disperse la foule qui le lapidait. » Je tombe de haut ! J’étais persuadé que cette affaire était terminée. Depuis le mois d’août exactement, quand elle avait été signalée à Nouakchott en Mauritanie, sur un marché, au pied des premières dunes du Sahara. Mieux, par mandingophilie excessive, je pensais que le Malien aurait dû échapper à cette fièvre qui enflamma, durant un an, la moitié du continent. Une centaine de morts et l’angoisse semée dans la plupart des grandes villes.

C’est au début d’août 1996 qu’est née officiellement la rumeur des « rétrécisseurs de sexe », dans le berceau fétichiste et indépendantiste de la province anglophone du sud-ouest camerounais, dans les faubourgs de Limbé, une bourgade pétrolière située à la frontière du Nigeria. Au départ des bruits, colportés, amplifiés sur les marchés et les gares routières par radio-trottoir, récits angoissés de voyageurs annonçant l’arrivée imminente par les plages, illuminées jour et nuit par les torchères des champs de pétrole, d’individus aux pouvoirs maléfiques venus du Nigeria voisin, ceux qui font « disparaître » les organes génitaux de ceux qu’ils effleurent ; par le simple contact d’une poignée de main. Ces « sorciers » seraient des Haoussas, les colporteurs renommés de l’Ouest africain, pour la magie des médicaments qu’ils fabriquent, notamment de fantastiques aphrodisiaques.

A la mi-août, le Cameroon Post, hebdomadaire de langue anglaise, fait pour la première fois état d’émeutes suivies de lynchages dans les bourgades de Limbé, Tiko, Muea et Batoké, toutes situées au pied des monts Cameroun, à un vol de busard de la frontière. Devant l’ampleur du phénomène, les forces de sécurité sont mises en alerte et opèrent rapidement de nombreuses arrestations dans la communauté nigériane de la bourgade pétrolière de Limbé, changée en cocotte-minute par la rumeur qui, selon l’hebdo Le Messager, couvait depuis le Noël précédent. Toute personne suspectée de sortilège sera désormais mise en garde à vue ; une façon comme une autre de protéger les suspects du lynchage en passe de devenir le sport local quotidien.

Ce qui n’empêche pas les émeutes de se multiplier. Trois morts et une dizaine de blessés en l’espace d’une seule semaine. Dès lors, chacun connaissant au moins quelqu’un qui a vu ou connaît quelqu’un qui a vu quelqu’un dont le sexe a été rétréci par un Nigérian, la psychose gagne à une vitesse fulgurante. Elle emprunte les transports en commun, gagne les villes voisines jusqu’aux environs de Douala et remonte vers le centre du pays. « Tous les hommes se promènent les mains bien enfoncées dans les poches et refusent d’échanger des poignées de mains », s’inquiète l’AFP dans une dépêche du 20 août 1996 émise de la capitale, Yaoundé, où la rumeur qui est annoncée fait craindre l’embrasement de la ville. Le risque est réel car la cité ne s’est jamais vraiment remise de cette terrible année 1978 où pareille rumeur, imputée à une vieille sorcière irascible, avait obligé les habitants à protéger de palmes le seuil de leurs maisons, seul remède magique capable de détourner le courroux démoniaque. Cette même année, les Camerounais s’en souviennent encore avec effroi, dans le Sud, non loin de Limbé comme par hasard, « les jours de marchés des malfrats faisaient disparaître le sexe des hommes et déplaçaient sur le front celui des femmes ! ».

La trame de cette rumeur naissante n’est pas le fruit d’un délire collectif mais la projection imaginaire des conséquences d’un fait avéré : une escroquerie montée par de faux colporteurs de médicaments mais vrais charlatans ambulants. Le scénario de l’arnaque, pratiquée par un duo de compères haoussas gonflés, sera invariable dans les pays que la rumeur va traverser.

Toujours le même film. Sur un marché, une gare routière, à un carrefour, un étranger demande des renseignements à l’autochtone, il lui serre la main ou lui tape sur l’épaule. Puis il poursuit son chemin. Alors tout va très vite : la personne touchée par l’inconnu éprouve un frisson glacial ou bien une chaleur intense, des picotements ou encore de vives démangeaisons. Autant de signes qui annoncent la disparition imminente du sexe qui aussitôt se recroqueville, pire qui disparaît au plus profond du corps. Comme par miracle, un complice s’approche de la victime désemparée : il assure posséder les médicaments permettant au sexe de recouvrer sa taille initiale. Il peut même les lui vendre contre une coquette somme. Une sorte de rançon qui varie, selon les lieux et la qualité des victimes, de cinq mille francs CFA (environ 7,50 €) à sept ou huit cent mille francs CFA !

Une telle crédulité sur fond de magie pourrait a priori faire sourire si elle n’entraînait mort d’homme. Mais c’est ainsi que sont les superstitions ancestrales dont l’origine mythique se situe, dit-on, au cœur des ténèbres de l’Afrique centrale. C’est la remise à jour d’un châtiment millénaire inventé par les dieux pour punir les hommes adultères ou, plus prosaïque, les fainéants qui culbutaient les paysannes dans les champs au lieu de récolter les moissons. Dans le lit de la croyance populaire rurale, une simple  affaire d’escroquerie va devenir en quelques mois la première rumeur panafricaine de l’histoire du continent.

Traversant successivement, à la vitesse d’une traînée de poudre, le Bénin, le Togo, la Côte-d’Ivoire, le Burkina Faso, le Mali, le Sénégal et la Mauritanie ; relayée par les médias, enrichie par des centaines de témoignages, elle se nourrit de l’angoisse engendrée par la crise politico-économique pour s’infiltrer dans tous les foyers, et réveille les peurs villageoises enfouies au plus profond des ruelles des cités indigènes.

Mi-octobre, la rumeur repasse la frontière du Nigeria, puis celle du Bénin qu’elle parcourt comme un missile téléguidé avant d’arriver à Lomé, Togo. Elle se répand sur tout le pays. Dans son sillage, la vindicte populaire.

Le carnage continue jusqu’à la fin de l’année. Seul changement notable, les nouveaux boucs émissaires sont désormais des Ghanéens, traditionnels bras de la main-d’œuvre immigrée. Bien entendu, ceux-là sont plus nombreux que les Haoussas.

Le Togo n’est séparé du Ghana que par quelques kilomètres de plages qui commencent au centre de Lomé. A` pied, en pirogue, en bus, en taxi, en car rapide comme en camion, le bruit des exactions commises contre les Ghanéens brûlés vifs ou lapidés précède la rumeur et arrive à la douane. Le 17 janvier 1997 « Satan s’empare d’Accra ! » annonce, en Une, le Ghanaian Times. « Des hommes aux pouvoirs maléfiques frappent dans la rue », surenchérit la manchette du Daily Grafic. Sept personnes sont lynchées à mort.

On assiste alors à un étrange ballet dans les rues : la plupart des hommes se déplacent une main dans leur poche, l’autre devant l’entrejambe. On ne compte plus les blessés. Treize personnes dont deux Nigérians sont arrêtés et placés en détention pour être préservés de la colère de la foule. Le 20 janvier, la presse comptabilise onze cadavres ! Un fantastique dispositif policier est mis en place autour des principales villes, il s’agit de protéger les victimes putatives, des Nigérians essentiellement : Yorubas, Haoussas ou Ibos, promis au lynchage, aux bastonnades mortelles ou tout simplement à être brûlés vifs par le supplice du collier.

Elle court, elle court la rumeur, et n’en finit pas de gonfler. Elle court le long de la route côtière. Pénètre en Côte-d’Ivoire par l’est. Le journal abidjanais Soir Info annonce l’arrivée des «envoûteurs de sexe ». Aussitôt, les premiers cas de disparitions d’organes génitaux sont signalés près de la frontière ghanéenne. La rumeur fond sur Abidjan début février. Elle va s’installer pour de longs mois, dans les quartiers chics ou les cités populaires, à Cocody comme à Treichville, en Zone 4 et à Abobo gare ou Adjamé... On l’entend même près des pistes de l’aéroport essayant de s’envoler pour essaimer bien plus loin. Dans les quartiers périphériques des meutes déchaînées, armées de gourdins, de barres de fer et de machettes, terrorisent les « étrangers ». Un matin, on craint même un pogrom dans le quartier Koumassi, place Inch’Allah, quand les sanguinaires émeutiers entonnent leur nouveau cri de guerre : « Il faut braiser les Haoussas ! »

Appel au meurtre qui va résonner dans toute la ville. Résultat ? Dès la  première semaine, une dizaine d’innocents seront brûlés vifs ou lynchés. Parfois les deux. Les journaux font leur Une des photographies de cadavres de suspects calcinés, on publie les témoignages hallucinés des victimes. Plus personne n’ose sortir, on ne se salue plus. L’Autre est devenu le Diable.

Seuls la confrérie des « trado-thérapeutes » et autres marabouts charlatans se frottent les mains. C’est bon pour le business : sur les marchés aux fétiches, la vente des grigris, poudres magiques et autres amulettes de protection connaît un véritable boom.

Les commissariats de police sont assiégés par les plaignants. Par peur de se faire eux-mêmes lapider, les flics hésitent désormais à intervenir pour protéger les victimes des foules hystériques. Pendant qu’Abidjan est à feu et à sang, la rumeur court toujours, mais ne peut aller plus loin à l’ouest sur la côte car elle est incapable de rivaliser avec les atrocités bien réelles de la guerre civile qui n’en finit pas de déchirer le Liberia frontalier. Deuxième quinzaine de mars, elle bifurque donc et poursuit son chemin vers le nord, par le chemin de fer cette fois. Direction le Burkina Faso, qu’elle traverse pour atteindre, au nord-ouest, le Mali.

Le 28 mars, on apprend que « deux escrocs nigérians auraient fait disparaître le pénis d’un innocent de passage » en plein Sikasso, non loin de la frontière. Les deux ont été tabassés par la foule puis, en piteux état, ils ont été interpellés par la police malienne ; le 3 avril, un prétendu Haoussa est bastonné à mort dans la ronde des taxis de la gare routière. Pendant que la fièvre gagne Bamako, la rumeur flambe à l’est du Burkina et pénètre dans Ouagadougou le 9 avril, vieille cité calme et douce. Il ne lui faudra qu’un mois à peine avant d’atteindre la paranoïa.

Le 13 mai, la goutte d’eau qui fait déborder le canari : une foule en délire est prête à lapider des Ibos dans un quartier populaire de la capitale burkinabè. La police intervient. On ramasse les corps martyrisés de nombreuses victimes. Des cas de disparition de sexe seront signalés chaque jour aux quatre coins de la ville en proie à la psychose. Les autorités organisent une réunion au sommet et publient un appel au calme. Le 20 mai, un communiqué du ministère de l’Administration territoriale et de la Sécurité lance un deuxième appel au calme et rappelle que la loi sera appliquée dans le cas d’actes de violence. « Les fauteurs de troubles seront sanctionnés sans faiblesse » titre le quotidien Sidawaya, daté du 22 mai. En pages intérieures, on lit qu’il est urgent de « procéder à une campagne de sensibilisation au niveau des églises, temples, mosquées et organisations de la jeunesse. Il faut organiser des patrouilles, sécuriser les étrangers, et utiliser la répression contre les fauteurs de troubles ». Riposte visiblement efficace car la rumeur abandonne le Burkina du jour au lendemain !

Peut-on encore parler de rumeur ? Une énorme pieuvre étend désormais ses tentacules sur les pays avoisinants. Elle tente le passage en Guinée, la remontée vers le Niger. Elle est à nouveau secouée de soubresauts au sud du Cameroun et arrive, un rien essoufflée, au Gabon. Le 13 juin, un lycéen aura le sexe réduit au beau milieu de la cour du bahut, au cœur de Libreville.

Puis la fièvre retombe dans la forêt gabonaise, les exploits des rétrécisseurs n’intéressent plus personne. Tout se passe comme si la malédiction ne pouvait survivre loin des contrées islamiques propices à sa naissance et à sa propagation. Elle stoppe net aux lisières de cette même forêt qui, jadis, arrêta l’expansion hégémonique de l’islam. Tous les djihad, même les plus guerriers tels que ceux menés par les fantastiques armées peules au XIXe siècle, ont capitulé devant la puissance des génies des bois sacrés de la sylve primaire équatoriale. Peu importe, le monstre a du boulot ailleurs. Le Mali n’en finit pas de se contorsionner. Une demi-douzaine de morts et plusieurs dizaines de blessés. Puis, le céphalopode meurtrier prend le train en gare de Bamako, emprunte la voie ferrée, pénètre dans Kita, met le feu à Kayes, et plonge sur le Sénégal. Lançant ses ventouses vers les faubourgs de Dakar, Ziguinchor et Saint-Louis où il est signalé le 17 juillet. Le lendemain c’est la Casamance.

« A mort les étrangers, tuons tous les “niaks”, ce sont tous des sorciers ! » hurlent les justiciers populaires. Le Sénégal vit un cauchemar : on veut poignarder, lyncher, lapider, brûler viftout ce qui porte un faciès d’étranger, tous les Haoussas en puissance : Guinéens, Ivoiriens, Zaïrois ou même Sénégalais au look un peu trop broussard, les colporteurs de médecines contre les maux de reins et les asthénies sexuelles. Bilan d’une semaine d’émeutes : sept morts dont un homme dévoré par le feu et un wagon de victimes de la « tragique méprise ». Et ce, rien que dans l’agglomération dakaroise ! Flics, psychologues et juges interviennent dans les colonnes des quotidiens, Le Matin ou Le Soleil. Ils dénoncent ce « fantasme collectif à thème de castration » qui reçoit un fantastique écho dans un pays où les marabouts-sorciers ont le pouvoir d’éteindre la virilité des hommes.

Au Sénégal on appelle cela faire un xala. A la fin des années 1970, le cinéaste Sembene Ousmane s’en est inspiré pour un film éponyme qui fit longtemps un tabac dans les cinés en plein air des quartiers populaires.

Xala - Sembene Ousmane, 1975

Xala - Sembene Ousmane, 1975

« Aujourd’hui avec le règne de la stigmatisation, de la vindicte populaire, de la dénonciation dans un climat de suspicion, d’anonymat, de sentiment de danger, les individus sont fragilisés », enfonce un éditorialiste. « Et, puisque l’opinion publique n’a pas besoin de preuves, parce qu’elle est déjà préparée et ne demande qu’à être conviée au lynchage, la boucle est bouclée. » Un constat. Lucide et sans appel. Qui renvoie à la folie sanguinaire qui a traversé le Sénégal en avril 1989. Quand la chasse au « Nar », au Maure en wolof, a été ouverte dans le pays. Quand les placides Sénégalais coupèrent, pour de vrai, les couilles des Mauritaniens, après les avoir massacrés à coup de machettes, au terme d’horribles chasses à l’homme. Comme par hasard, c’est vers la Mauritanie que se dirige la rumeur maintenant. Le 31 juillet, elle passe le bac sur le fleuve Sénégal à Rosso, et fait sa première victime en terre mauritanienne. Le « coupable », présumé sorcier haoussa, s’avère être malien...

Durant le mois d’août, on n’entend plus parler de rien ; radio-trottoir s’est même murée dans le silence. La nouvelle des condamnations des justiciers coupables de coups et blessures, dénonciation calomnieuse, incitation à la violence, assorties de peines de prison ferme, au Sénégal et au Mali a eu son effet au-delà les frontières. Tout le monde l’espère. Jusqu’au début septembre. Le 2, c’est un coup de tonnerre relayé par l’hebdo Mauritanie-Nouvelles : « La grande frayeur » n’est pas terminée. La rumeur, que tout le monde avait un peu trop rapidement enterrée, vient de sortir de sa tombe.

Deux Sénégalais sont à nouveau impliqués dans des affaires de disparition d’organes génitaux à Nouakchott... Puis la capitale maure s’est rendormie dans la torpeur des premiers vents de sable.

Début octobre, l’Afrique de l’Ouest qui a retenu longtemps son souffle, panse les plaies de ses milliers de blessés. Et inhume pieusement ses trois cents morts. Martyrs de la rumeur sorcière...

Bamako, dimanche 26 octobre, 21 h

Nous avons fini par atteindre Quinzambougou, dans le troisième arrondissement, l’un des plus vieux quartiers de la ville. « Bougou » veut dire village en bambara et rappelle qu’il n’y a pas si longtemps la savane s’étendait jusqu’ici. La lune est cachée par de gros nuages, c’est la nuit noire. Dans les ruelles étroites et sombres, tirées au cordeau le long des villas de la middle-class malienne, les innombrables nids de poules remplis d’eau sont autant de pièges pour les éléphants mécaniques : difficile de ne pas y laisser un carter, un cardan, un pot d’échappement ou un essieu. Adama roule au pas en morigénant : « Cette affaire de rétrécisseurs ne sera jamais finie. Tout le monde y croit. Même moi, le journaliste de l’an 2000 ! Et, gare à ceux qui doutent de son bien-fondé. Ce sont des victimes toutes désignées. Demande donc à Diarra, le domestique de ton logeur, il en sait quelque chose. Il a failli être lynché ! »

Diarra vient juste de fêter ses trente ans. Il n’a pas la gueule d’un rétrécisseur de sexe, encore moins celle d’un Haoussa. D’origine bobo du Burkina Faso, il ressemble plus au cultivateur déraciné qu’au tueur en série. Il bosse depuis plusieurs années dans cette maison, bien qu’il habite à l’autre bout de la ville et doive se lever bien tôt pour prendre son service, chaque matin à sept heures. Ce qui ne l’empêche pas de sortir, de temps à autre, en fin de soirée, pour visiter une amie. Comme cette fameuse nuit de juillet où il aurait mieux fait de rester chez lui :

« Je revenais de chez une copine quand, non loin de chez moi, j’ai vu un attroupement autour de quelqu’un qui était à terre. On l’avait violemment battu. Il était épuisé, moribond. J’ai tout de suite pensé que c’était une affaire de rétrécisseur car la ville ne parlait que de ça. »

Bon chrétien, Diarra ne croit pas à ces histoires de sorcellerie. Pour lui ce n’est qu’une simple rumeur répandue par des gens qui veulent se venger de quelqu’un ou « des vagabonds et des petits voleurs » qui profitent des lynchages pour dépouiller les malheureux et, dans la panique, les badauds.

« Je sais bien qu’il n’est pas possible de faire disparaître un sexe, mais,  depuis le temps que j’entendais raconter cette chose incroyable, j’avais envie de vérifier par moi-même. » Poussé par la curiosité, il s’approche du groupe.

« J’ai seulement dit aux lyncheurs, qu’avant de vouloir tuer quelqu’un ils feraient mieux de déshabiller la victime pour authentifier ses dires. » Aussitôt quelqu’un se met à hurler : « C’est son complice ! » La meute se précipite sur lui. Heureusement la police, alertée par le voisinage, est intervenue, embarquant tout le monde. Au commissariat du septième arrondissement, on jette le tout venant dans une cellule sans interrogatoire. Diarra y passera la nuit. « Au poste de police, j’ai eu le temps de demander au plaignant de se déshabiller pour qu’on puisse voir. Son sexe était toujours là ! Un peu penaud, il a dit qu’il était revenu immédiatement. » Prévenu par le commissaire, l’employeur de Diarra viendra le tirer de là au petit matin. Le blessé aura moins de chance : c’était un Peul de Mopti, un berger du nord du Mali au gabarit longiligne, teint clair et grand boubou, celui-ci pouvait raisonnablement passer pour un Haoussa. C’est donc son faciès qui avait déclenché l’ire des agresseurs. Malgré ses blessures, il restera au trou. Complément d’enquête...

La suite demain

Jean-Jacques Mandel - Journaliste indépendant