L'AUTRE QUOTIDIEN

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Les secrets du nucléaire américain sous une montagne de mensonges

Autour du but avoué d’évaluer la pertinence de la réponse que voudrait constituer le projet de Yucca Mountain : enfouir pour 10 000 ans des milliers de tonnes de déchets nucléaires sous une montagne située à quelques dizaines de kilomètres au nord de Las Vegas, John d’Agata entame de manière d’abord subreptice, puis de plus en plus virevoltante et endiablée, une véritable danse des faits, des questions et des réponses, flottant dans mille directions apparentes pour mieux revenir à la charge, obstinément, et nous irriguer de « fact checking ». Absolument passionnant (évidemment, les français penseront à Bure).
 

Publié en 2010, traduit en français en 2012 chez Zones Sensibles par Sophie Renaut, le quatrième livre de John d’Agata montre de manière particulièrement emblématique la mécanique de précision de ce qui a été appelé, après ses premières publications, le « nouvel essai américain », comme son ouvrage suivant, « Que faire de ce corps qui tombe » (2012), dont la recension par ma collègue et amie Charybde 7, ainsi que les mots tentants de Claro à ce propos dans son « Cannibale lecteur » (2014), m’ont donné très envie d’aborder cet auteur.

« Yucca Mountain » traite en apparence d’une question sinon simple, du moins claire, presque évidente dans sa brûlante nudité : que faire des déchets accumulés (et éventuellement prévisionnels) du nucléaire américain, jusqu’alors entassés plus ou moins artisanalement dans les parcs ad hoc des centrales éparpillées dans le pays où elles fonctionnent tant bien que mal depuis 1958 ? Autour de ce but avoué (évaluer la pertinence de la réponse que voudrait constituer le projet de Yucca Mountain : enfouir pour 10 000 ans les centaines de milliers de tonnes concernées sous une montagne située à quelques dizaines de kilomètres au nord de Las Vegas), John d’Agata entame de manière d’abord subreptice, puis de plus en plus virevoltante et endiablée, une véritable danse des faits, des questions et des réponses, flottant dans mille directions apparentes pour mieux revenir à la charge, obstinément, et nous irriguer de « fact checking » (qui sera l’objet principal de « Que faire de ce corps qui tombe »), d’aveuglement naïf ou cynique de la part d’élites proclamées comme d’acteurs « ordinaires », de lobbying massif, de corruption active et passive, de mensonge économique institutionnalisé (on pensera à la scène classique d’accueil de l’investisseur qui va « créer des emplois » dans le petit village fictif de Dante’s Peak, au début du « Pic de Dante » (1997) de Roger Donaldson, simplement poussée ici comme ailleurs à l’échelle d’une nation entière, concentrée ou précipitée sous la forme de Las Vegas), de gabegie et d’irresponsabilité, mais aussi, et ce n’est pas le moins passionnant dans ce travail, d’impuissance scientifique, de difficulté authentique de maîtrise collective des données, d’objectivité et de bon sens, voire de sémiologie et de conservation de la signification (comme l’on parlerait ailleurs de conservation d’énergie).

Cet après-midi-là, le pouvoir politique de la chambre du Sénat adopta le projet du site de Yucca Mountain par 60 voix pour et 39 voix contre. Ce résultat avait été prédit deux semaines plus tôt par le Centre for Responsive Politics basé à Washington, qui révéla que durant l’été où le projet de Yucca Mountain avait été voté au Sénat, l’industrie du nucléaire avait versé plus de 30 millions de dollars, provenant d’individus, de financements de campagne et de fonds non réglementaires, à plusieurs sénateurs américains, dont environ 56 000 dollars à la sénatrice de l’Arkansas Blanche Lincoln, 98 000 dollars au sénateur du Nouveau-Mexique Jeff Bingaman, et 109 000 dollars à la sénatrice de Louisiane Mary Landrieu, les trois sénateurs sur les quinze démocrates à avoir perçu des dons de l’industrie du nucléaire en moyenne deux fois plus élevés que ceux reçus par les sénateurs ayant voté contre le projet.

« American Nuclear Insurers, Enron, General Electric, Pacific Gas and Electric, Westinghouse… et j’en passe », dit le sénateur Harry Reid, quelques minutes à peine avant le vote, énumérant des groupes de pression qui avaient cherché à influencer le vote. « Ce sont ceux qui sont arrivés en limousine avec des chaussures Gucci pour s’assurer que la loi allait bien passer. »

Le véritable guide pour cette trans-saharienne hallucinée au cœur du désert américain (sans exclusivité) du bullshit institutionnalisé, c’est bien entendu l’écriture, dont les registres, se multipliant et se diffractant en fonction des besoins de la trace, peuvent passer allègrement – toujours sous un mode discret de retranscription, mêlant le verbatim à une musique bien personnalisée – du discours public justificatif à l’interview intimiste, du rapport officiel au tract associatif, des barrages plus ou moins feutrés de secrétariats aux brochures concoctées aux desks de relations publiques. C’est en jetant mille fleurs vénéneuses parmi tous ces mots spontanés ou trafiqués avec art et volonté que John d’Agata fait en effet curieusement et profondément œuvre d’essayiste d’un genre résolument autre.

« Avant, tout était vert, à perte de vue. Des prairies… des prairies… il y avait des prairies vertes partout », dit Ethan. « C’est ça, le projet de Summerlin, faire revenir la nature. »

À Las Vegas, on trouve aujourd’hui un Country Club Meadows, une maison de retraite Golden Meadows, un Meadows Coffee, une bijouterie Meadows, un courtier en prêts Meadows, une verrerie Meadows, un hôpital Meadows, un concessionnaire Meadows, un retoucheur et une animalerie Meadows. L’école privée Meadows Country est une école qui accueille les enfants de la maternelle à la fin de l’école élémentaire. Le Women’s Center Meadows est situé dans le centre commercial Village Meadows. Le terrain de caravaning Meadows a une liste d’attente pour ses emplacements. Et sur le fronton de l’Église de la Lumière Meadows, il y a un Christ.
Pieds nus, les chevilles blanches, il prêche dans une prairie.

Yucca Mountain Nuclear Waste Repository

Égratignant au passage, au fil de l’une des nombreuses rencontres personnelles prenant place au long des 140 pages de l’ouvrage, l’Edward Abbey du « Gang de la clef à molette », John d’Agata nous donne aussi à voir et à sentir la complexité politico-administrative du débat public (ou de son absence) aux États-Unis (parfaitement illustrés par ailleurs par les actuels démêlés de l’administration Obama, qui souhaite geler d’abord et arrêter ensuite le projet Yucca Mountain, avec la justice, sollicitée tant par les divers lobbies du nucléaire américain que par les États de la Fédération eux-mêmes, souhaitant se débarrasser le plus tôt possible des déchets de leurs propres centrales : Not In My Backyard, toujours), d’une manière sensible que ne renierait certainement pas le Kim Stanley Robinson de « SOS Antarctica » ou de la Trilogie climatique. C’est toutefois lorsqu’il s’agit de peser le langage nécessaire à tout avertissement futur (et l’on parle ici de dix millénaires) vaguement crédible, sous les ombres portées du Walter Miller Jr. d’ « Un cantique pour Leibowitz » et du Russell Hoban d’ « Enig Marcheur », que la poésie brutale jaillissant ici des données prend toute sa puissance.

Pour finir le département de l’Énergie a retenu treize candidats, les a réunis dans un groupe bientôt connu sous le nom de Comité d’expertise. Il leur a accordé un chèque de 10 000 dollars chacun et leur a fixé un délai de deux ans pour concevoir la pancarte la plus importante du monde.

Mais avant de constituer ce groupe, le département de l’Énergie a demandé l’avis d’un homme, Thomas Sebeok – le plus grand spécialiste américain de sémiologie, une science qui étudie la manière dont les signes et les symboles véhiculent leurs significations. (…) Pour Yucca Mountain, Sebeok préconisait un système de communication actif, dont l’objectif et l’importance futurs pouvaient être relayés par des messagers.

Dans son rapport, Sebeok proposait d’instituer « une commission à long terme qui demeurerait opérante pendant les dix prochains millénaires… autonome dans la sélection de ses membres, indépendante de tout courant politique. Elle serait autorisée à utiliser tous les moyens mis en œuvre à sa disposition… même les plus folkloriques. »

Sebeok a baptisé cette commission Clergé atomique. La mission de cette institution internationale, constituée de 200 membres, serait de préserver la connaissance d’un danger autour de Yucca Mountain en créant des mythes et des légendes autour du lieu pour mettre en garde les générations à venir.

John d'Agata - Yucca Mountain aux éditions Zones Sensibles
Charybde2, le 24 mai 2019
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