L'AUTRE QUOTIDIEN

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82 possibles avec l'Atlas des utopies

82 utopies, théoriques ou concrètes, traitées de manière roborative, souvent iconoclaste et magnifiquement visuelle.

On connaissait surtout, jusqu’à récemment, les éditions Belles Balades (ex-éditions Dakota) pour leurs guides de voyage, souvent précis, inventifs et originaux. Travaux de géographes et de photographes en inlassables arpenteurs des beautés de notre monde, ils engendrent désormais certains atlas différents et surprenants. Celui-ci, « Atlas des utopies », publié en octobre 2019, a été confié à Jean-Michel Billioud et à Ophélie Chavaroche, la direction d’ouvrage étant assurée par Axel Vicq et la direction artistique par François Egret, avec en prime un bel avant-propos, incisif et savoureux, de Laurent Binet, présence décidément sans coïncidence une fois que l’on a lu son récent « Civilizations ».

La première fois que j’ai entendu parler d’utopie, c’était dans une planche de bande dessinée, celle qui ouvrait Corto Maltese en Sibérie d’Hugo Pratt.
Corto était à Venise, installé dans un bon fauteuil, et lisait l’ouvrage de Thomas More, Utopia. Il citait une phrase : « Que faites-vous encore ? Des voleurs, pour les punir ensuite. » Je n’ai jamais su s’il s’agissait réellement d’une citation de Thomas More, mais je comprenais d’emblée une chose : l’utopie est fille de l’injustice et des désordres du monde. Corto Maltese ajoutait, à l’attention de son hôte : « Je n’ai jamais pu finir ce livre. » Deuxième chose : l’utopie est un programme jamais achevé. Puis il finissait par s’endormir, son livre sur les genoux. Troisième chose : l’utopie est un rêve.
Il est des rêves, cependant, qui se réalisent. Certes, aucun ne parvient jamais à égaler en beauté, en pureté, en justice, le songe dont il est issu, mais il a sur celui-ci un double avantage : le goût du réel et celui du paradoxe. Quoi de plus stupéfiant, en effet, qu’une utopie réalisée ?
Quoi de plus dangereux aussi ?
Les hommes rêvent d’un monde meilleur et, parfois, au prix d’efforts inouïs, l’accomplissent, pour un temps. Puis le rêve se dissipe, soit qu’il tourne au cauchemar, soit qu’il se désagrège comme du sable.
Que reste-t-il de la fac libre de Vincennes ? De l’équipe autogérée des Corinthians de Sao Paulo ? De la constitution de 1793 ? Du Flower Power de San Francisco et des hippies de Woodstock ? De la République des Conseils confisquée par Staline ?
Des douze articles de la paysannerie souabe en 1525 ? Des entreprises de libération de Bolivar et de Che Guevara ? Du programme du Conseil National de la Résistance en 1944 ? D’Ellis Island et des kibboutz ? De la sauvage liberté des débuts d’internet ?
Il reste la poussière des rêves, qui est l’autre nom de la mémoire.
Il suffit de considérer la longueur du sommaire de ce livre, en ayant à l’esprit que la liste n’est pas exhaustive, pour comprendre de quoi il retourne. L’utopie est un lieu qui n’existe pas. C’est pourquoi on la trouve partout.
(Laurent Binet« Avant-propos)

Réparties en six chapitres, ces 82 utopies s’écartent résolument d’une présentation « classique », historique ou philosophico-politique, pour user avec habileté d’un parti pris du concret et de l’iconographique. Réfléchissant d’abord naturellement en termes de lieux (de la fondatrice île d’Utopie, bien sûr, à l’Eldorado, en passant par le Nouveau Monde et Ellis Island – « Lieu d’une double utopie : les migrants y rêvent d’un monde libre et prospère, le gouvernement fantasme un idéal de sélection pour fabriquer un peuple parfait » -, ou les emprises plus modestes que furent à leur manière la Saline d’Arc-et-Senans ou le Familistère de Guise, l’ouvrage précise ensuite les contours variés, voire chamarrés, de la ville utopique, de l’Alexandrie antique à la moderne Christiania, de la désertique Arcosanti à la célébrissime Brasilia (on aura ici une pensée pour le superbe texte d’André Rougier dans « La moitié du fourbi n°4 : Lieux artificiels »), de la cité-théâtre d’Abraxas à la communauté d’Auroville.

La ville serait-elle le lieu où les horizons s’élargissent ? Quand un bâtiment, un quartier ou une coté entière se construisent autour d’une idée, d’une vision du monde, l’utopie s’empare du paysage urbain. Dans cette nouvelle géométrie du vivre ensemble, tout devient possible. On peut concevoir une ville pour satisfaire les dieux, édifier le siège d’une communauté fraternelle, bâtir le symbole d’une idéologie. L’urbanisme et l’architecture conquièrent des champs vierges et traduisent une pensée qui s’affranchit de ses limites. Souvent pour le meilleur, parfois pour le pire.

Plus audacieux, l’ouvrage propose aussi d’étendre la notion d’utopie au monde des concepts purs, sans nécessité d’un ancrage en un lieu, même mythique. C’est ainsi que le voyage de Magellan, l’uchronie proposée par Laurent Binet (voir plus haut), la guerre des paysans en Allemagne (racontée aussi par les Wu Ming et, plus récemment, par Éric Vuillard), peuvent voisiner avec la constitution de 1793, avec mai 68, avec la liberté sexuelle, avec les places où naissent les révolutions (on songera certainement au tonique « Livre des places » des éditions Inculte Dernière Marge) ou, plus simplement en apparence, avec l’égalité salariale femmes-hommes.

Les expérimentations les plus concrètes ont la part belle dans la quatrième partie (« Laboratoires de l’utopie »), des gisements de lithium boliviens (dont le récent coup d’Etat qui les vise plus ou moins directement rappelle en effet l’importance économique et stratégique pour les divers impérialismes) aux géonefs, de l’application Yuka aux néo-alimentations californiennes, du zéro déchet à la sécurité sociale (si régulièrement mise à mal désormais), ou encore des Corinthians de Sao Paulo aux kibboutzim.

Les avancées technologiques donnent naturellement naissance aux rêves les plus fous. Tandis que nos ancêtres concevaient à peine que l’on puisse greffer un cœur, nous entrevoyons aujourd’hui une humanité quasiment dotée de super-pouvoirs, connectée jusqu’aux ongles et capable de vivre facilement jusqu’à 120 ans. Nos tours ne grattent plus seulement mais percent le ciel, la colonisation de Mars est déjà en projet, et les exoplanètes potentiellement habitables se dévoilent les unes après les autres sous l’œil de nos télescopes. Mais l’arborescence infinie des découvertes se déploie de manière désordonnée, voire déséquilibrée. La véritable utopie peut être le développement des inventions dans les domaines les plus variés, et surtout au service de tous.

Le cinquième chapitre, traitant des liens étroits entre science, fiction et utopie, s’il est réellement passionnant, avec ses différents exemples de percées technologiques relativement précises, manque peut-être de quelques cheveux le lien structurel entre l’élan utopique et la science-fiction, tel que dégagé par Fredric Jameson dans les deux tomes de ses « Archéologies du futur »« Le désir nommé utopie » et « Penser avec la science-fiction »., et tel que des autrices ou auteurs aussi différents que Ursula K. Le Guin (« Les dépossédés », 1974), Ernest Callenbach (« Écotopia », 1975) ou Kim Stanley Robinson (« La trilogie martienne », 1992-1996) nous le rappellent chaque fois avec une rare puissance.

Ils incarnent la poursuite d’un idéal et demeureront une source d’inspiration. Parce qu’ils ont dit non à l’oppression, à l’injustice, à la cruauté, à l’intolérance, oui à la liberté, à la fraternité, à la solidarité, à la connaissance. Les porteurs d’utopies sont de tous les siècles et de tous les continents, brandissant une flamme qui semble ne jamais vouloir s’éteindre, celle de la foi en l’humanité, quelles que soient ses failles. Ils nous disent « Celui qui croit en l’homme a tort un jour, mais raison à la fin ».

Il est remarquable et inspiré que l’ouvrage collectif ait choisi de conclure, en sixième partie, par une revue portant sur des personnes, porteuses et porteurs de rêve concret et de volonté incarnée. Spartacus, Léonard de Vinci, Simón Bolívar, Ernesto Che Guevara, Rosa Parks, Louis Zamenhof, le Facteur Cheval, Joan Baez, Jane Goodall, Paul Watson, Wangari Muta Maathai, Malala Yousafzai, le père Michel Jaouen, ou Edward Snowden, figures éminemment précieuses ici, auraient sans doute pu être accompagnés – et ce sera mon seul regret à propos de cet ouvrage magnifique, qui peut d’ores et déjà faire figure à la fois de bible illustrée et de cadeau idéal – de l’EZLN du sous-commandant Marcos, dont la lutte sut être à la fois concrètement utopique, intensément politico-médiatique et curieusement poétique, comme en témoignait le « Don Durito de la forêt lacandone » de 1999.

Ophélie Chavaroche & Jean-Michel Billioud - Atlas des utopies - éditions Belles Balades,
Charybde2 le 13/12/19

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