L'AUTRE QUOTIDIEN

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"Les Imaginaires du futur", un pamphlet pour la pensée qui s’échappe

Pour qui n’a pas vécu les années 70 de Philip K. Dick, en le voyant comme un quasi titan, qui soulève les problèmes du futur pour mieux faire crisser votre inconscient de toutes les abominations qu’il dévoile, cet essai va poser problème. N’ayez crainte, ça marche aussi bien avec Albator, Soleil Vert ou Blade Runner (tiens encore K. Dick !), en replaçant les genres mineurs littéraires et les séries à leur place de projections possibles d’un imaginaire encagé. Le nôtre, à l’heure actuelle. Démontage du piège.

Philip K. Dick

Ariel Kyrou annonce d’entrée que les deux imaginaires du futur les plus forts aujourd’hui sont la démesure technologique et l’apocalypse environnementale. Ils se conjuguent pour susciter en nous une sidération, un court-circuit de la pensée et de l’action. L’enjeu de son essai est de sortir de cette impasse, en traçant des chemins et un horizon pour y arriver : la construction d’utopies politiques, lucides sur le long terme, d’inspiration anarchiste et terrestre, contre l’idéologie dominante et en toute conscience des risques de dystopie. Sa méthode : considérer les séries TV et les films de cinéma, les BD, les romans et les nouvelles de science-fiction comme une extraordinaire source de savoirs et de pistes pour comprendre les impasses actuelles de l’écologie et du tout numérique, puis tenter d’entrouvrir des voies alternatives pour demain. Et il convie Alain Damasio à lui écrire une volte-face qui fait résonner l’ouvrage en son centre en lui donnant un nouvel axe.

Un peu touffue est la jungle des imaginaires et ses quasi 600 pages d’info, d’analyses et de propositions.  Mais comme cela emprunte un parcours qu’on dira proto-universitaire, on va le respecter et le faire défiler, avant d’en sucer la substantifique moelle.

1/ De l’effet produit sur nous de ces imaginaires textuels, filmiques et dernièrement des séries pour « refuser de choisir entre, d’un côté, l’abolition des limites de l’humain et de la Terre par la technoscience et, de l’autre, le retour à celles d’hier ou d’avant-hier, telles que les traces un certain type d’écologie réactionnaire ? »

2/ S’extraire de notre monde de merde par la création technologique et se prendre pour un dieu avec les IA ou : « (quand) la parfois sublime transgression des limites de nos intelligences artificielles de lointains futurs prend la forme de farces à faire peur puis de dispositifs pour rassurer le chaland dans son techno-cocon. »

3/ Faire joujou avec plusieurs fins du monde parce que ce qu’on essaye de nous vendre comme Anthropocène mérite d’être passé en revue : « réduire les perspectives de fins de notre monde à un effondrement univoque, daté et donc prévisible, que son cataclysme soit climatique, épidémiologique, social, économique ou même nucléaire, est une impasse. Et donc privilégier : L’effondrement, oui, mais au pluriel et à plusieurs voix/Des dispositifs fictionnels au-delà de l’utopie et de la dystopie/Le temps long pour traquer l’espoir dans des futurs désespérants Et si nous devions assumer notre désir de catastrophe ?/ D’autres mondes grâce aux apocalypses les plus insensées. »  

4/ Ne jamais refuser les extra-terrestres et l’exploration spatiale avec les imaginaires de l’ailleurs – surtout ceux qui n’empruntent pas les voies du capitalisme pour poser leurs différences, quand nous sommes à la merci des connards des GAFAM, de Bezos à Musk, et alors même qu’il est loisible d’entrevoir des pistes au plus loin de la régression religieuse. 

5/ Gaïa 4.0, pour que l’après n’ait pas une sale gueule, Ariel Kyrou axe sa réflexion sur l’évolution des mythes et représentations en vue d’une émancipation et pense qu’elle peut « contribuer à corriger ce que nous ressentons aujourd’hui comme le pire de notre civilisation capitaliste et à nous orienter vers ce qui s’avérerait être le plus prometteur. » En s’appuyant sur des œuvres comme L’ultime cité de J. G. Ballard ou surtout le film et le roman Stalker, il montre d’abord la nécessité pour nous autres, qui aimerions que nos sociétés bifurquent, de faire avancer nos rêves d’utopie au sein d’un temps de chaos, d’une zone intermédiaire où du pire pourrait peut-être naître un jour le meilleur. Des songes d’immortalité à la géo-ingénierie planétaire, si présents dans la science-fiction, il suggère ensuite un voyage dans ces utopies qui se transforment si facilement en dystopies pour la Terre. Enfin, ce chapitre V s’interroge sur les conditions politiques d’un vrai chamboulement « terrestre », puisant pourquoi pas dans les rêves inspirés d’anarchisme de la lune désolée des Dépossédés d’Ursula Le Guin, de l’île artificielle et pirate Anarchia de Greg Egan, de l’utopie martienne de Kim Stanley Robinson ou de « l’eutopie » de l’Adelphie telle que la conçoit Li-Cam sur une autre île...

6/ En forme de conclusion ouverte, il propose avec Ursula le Guin d’accepter la part d’ombre qui est en nous, pour fusionner nos rêves d’utopie à la banalité la plus triviale de nos existences. Et, avec Baudrillard de «réinventer le réel comme fiction, c’est-à-dire utiliser les merveilles du fantastique et de la science-fiction la plus délurée, de l’appartement vampire de Catherine Dufour aux insaisissables furtifs d’Alain Damasio, pour nous permettre, sur les voies de la critique sociale autant que de l’utopie lucide, de reconstruire un réel plus désirable, ici et maintenant. »

Le Kyrou, que je pratique depuis des lustres, est un être aussi méthodique qu’il est taquin (lui dirait gratte-poil). Aussi, dès qu’on en vient à lui parler de littérature mineure, il a envie de creuser… Bien lui en a pris ici puisque des tourbillons de conscience surgis depuis les années 50/60 pour donner des perspectives à un monde qui s’ébrouait du puritanisme des périodes précédentes, il a retenu les leçons pour en faire remonter dans les désespérances de 2020 aussi bien les chausse-trappes que les échappées belles.

Ces “Imaginaires du futur” qu’il propose est un pamphlet pour la pensée qui s’échappe, la déviance qui ne s’embarrasse pas de faux semblants pour dire son fait à l’absence flagrante de pensée créative de la société d’aujourd’hui, vue comme cadenassée dans/par un moule rigide, vieillot et qui n’a rien à voir avec ce qu’il pourrait et devrait être si les filtres d’analyse, employés par les gouvernants de droite qui masquent le monde à leur désir restreint, n’avaient pas le goût de rance à la fois d’un fond de bénitier et d’une analyse économique issue de cerveaux malades des années 30 – que Micron a apprises aux USA.

Déjà Badinguet pensait petit, alors l’autre et son cortège de faces de Carême harassées ne font plus rire que leurs supporters qui s’en vont diminuant… Mais pendant ce temps-là, un piège langagier, moral, mortifère à qui s’y accroche englue les consciences pour mieux les formater à un soi-disant inévitable, par la force, imposé.

Tarkovsky / Stalker

De cet inévitable, Kyrou s’empare méthodiquement pour refuser les nouvelles technologies intrusives, les soi-disantes perspectives vers un avenir radieux payant offert aussi bien par les IA au service des GAFAM que les illuminés du poireau comme Musk ou le voleur à grand échelle d’Amazon Jeff Bezos. L’écologie servile à la main des post-capitalistes est elle aussi passée au hachoir, tout comme les fins du monde mortifères proposées à grand coup d’Anthropocène théâtral mal mis en scène qu’il faut analyser pour les disperser façon puzzle. Mais il n’oublie pas non plus de rendre hommage aux extra-terrestres, ces autres qui nous ressemblent tant puisqu’on les a conçus comme tels, pour avoir une perspective autre sur nos faits de sociétés et une vision du futur qui n’ose s’exprimer. Tout cela débouche sur une Temporary Autonomous Zone intermédiaire, un moment qui permettrait de laisser venir de nouvelles utopies, des univers non fermés et/pour des sociétés ouvertes.

Si vous n’avez pas saisi, à l’immonde proposé comme immuable, Kyrou subtilise des propositions pour remettre la machine à rêve en route - mais pas en marche, ce terme étant aujourd’hui cadencé au pas de l’oie. Il s’agit de s’élonger par la réflexion sur les médias aux ordres, de faire remonter la culture et la pensée française déconsidérées depuis dix ans, pour affirmer que cela n’était qu’un moment tragique de l’Histoire à faire retomber sur ses pattes avec cet essai brillant qui surgit là où on ne l’attendait justement plus, de la pensée pop et des rêves du rock.

Vous subissiez sans réagir les dires d’escrocs tellement répétés qu’ils ont failli tenir lieu/ s’imposer comme pensée. Mais fi des vagissements de Casse-tête, Dar dar nain nain, Solomon (burp !), Varan, Lapon et autre Mésalliance de filous, digne des notables de province des années 50, ces ensuqués du digestif, cet appel en retour à des intuitions/ itérations par la bande est comme un redémarrage d’une pensée d’ailleurs et de l’ailleurs, d’un (ou de plusieurs) futur(s) pour secouer la cendre des rêves d’hier, en pensant à demain.

Jean-Pierre Simard
Ariel Kyrou - Dans les Imaginaires du futur - éditions ActuSF
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Ariel Kyrou