L'AUTRE QUOTIDIEN

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Entretien avec Johann Le Guillerm sur l’art du cirque, et Le Pas Grand Chose qui ouvre l'univers des points de vue

Interview mea culpa pour avoir présenté Johann Le Guillerm comme « scientifils », en écho au « cinéfils » de Serge Daney… C’était méconnaître le terme de celui se réclamant des ses « pères » et autres pairs, quand Johann Le Guillerm se réclame plus de la « science de l’idiot », se basant sur l’expérience et les doutes, la remise en question des choses, dans leur complexité comme leur simplicité : Johann Le Guillerm s’en explique, ici-même. Circassien, mais pas que …

Johann Le Guillerm ©Gregoire Korganow

L’A.Q. : Quand tu fais « Le Pas Grand Chose » continues-tu à faire du cirque, à faire « ton cirque » ?

Johann Le Guillerm : Non. Le Pas Grand Chose est le seul endroit où j’impose mon point de vue. Je me définis aujourd’hui comme praticien d’espaces des points de vues. Tout mon travail tourne autour d’espaces et de modes de communication qui sont pour les points de vue physiques et culturels. Je tente de m’adresser à n’importe quel point de vue physique autour de moi sans direction privilégiée. Mais aussi une possibilité de perception du public, aussi bien d’un intellectuel, d’un enfant, ou quelqu’un qui vient d’une autre culture il doit avoir une possibilité de lecture de ce que je montre.

Avec
Le Pas Grand Chose, j’impose mon point de vue parce que je travaille sur une scène frontale, je n’autorise pas à ce qu’on me regarde de derrière. Contrairement à l’espace de la piste. Tout ce que je fais, je le pense pour être vue de n’importe où. Je donne mon point de vue sur ma recherche, alors que partout ailleurs, je donne la recherche au point de vue. C’est le seul endroit où je fais ça. C’est le contre point de tout mon travail. C’est un pas de côté, mais c’est peut-être la face cachée de tout ça ! Si on parle de cirque mental, peut-être que je peux m’y inscrire, mais encore faut-il que le cirque soit défini.

L’A.Q. : Justement, as-tu ta propre définition du cirque ?

J L G: Oui, j’en ai une, très personnelle, qui va à l’encontre de la définition actuelle. Le mot cirque à changé d’orientation, vers un peu n’importe quoi (…) Pour moi, le cirque est d’abord un espace des points de vue. L’endroit où on ne peut rien cacher dans son dos. L’endroit où tout le monde à un point de vue différent. Cet endroit  serait dédié à l’ensemble des pratiques minoritaires, j’entend par « pratiques minoritaires » ce qui ne se fait plus, ce qui ne se fait pas, ce qui ne ne s’est jamais fait. Les pratiques minoritaires auraient la capacité de créer l’attroupement si elles n’étaient pas organisées, parce que l’homme est curieux et autour de quelque chose qu’il n’a pas l’habitude de voir, se créé un attroupement naturel. Pour moi le cirque, c’est un espace qui fait place à des pratiques qui sont à sa mesure. Soit c’est un endroit où le public fait place à quelque chose de particulier, soit c’est ce particulier qui fait attraction et créé l’espace naturellement. Le cirque, organise cet espace, il montre à l’intérieur des choses qui sont à la mesure de l’attroupement et il invite des gens à venir les voir. Le Pas Grand Chose pourrait donc être un cirque mental avec cette acception, parce que je développe et je montre mes recherches qui sont liés à des pratiques minoritaires de réflexion, qui ne sont pas spécifiquement physiques et d’ailleurs je ne conçois pas le cirque comme un domaine particulièrement physique. Un mathématicien aurait pu très bien venir dans un cirque et dire 1+1 font 2 et tout le monde aurait trouvé cela extraordinaire, parce que ce n’était pas habituel de dire des choses pareilles à une certaine époque.

Aujourd’hui les choses que je montre dans Le Pas Grand Chose, sont des chantiers qui n’existent pas ou qui n’ont pas été développés. Ces pratiques minoritaires provoquent du chaos mental, parce que c’est apporter des nouveaux repères aux repères installés. Et cela déstabilise l’ensemble des connaissances même de façon infime, cela fait bouger les choses établies, plus loin ou plus tard… Ce chaos mental engendre alors l’émotion. L’émotion est pour moi une distorsion temporelle. Le temps d’accueillir ces nouvelles choses dans son système, le temps de déstabiliser un peu tout. Et le temps de cette déstabilisation, il y a ce flottement, ce chaos mental qui intervient et qui est une forme d’émotion.

Secret(temps2) ©David Dubost

L’A.Q. : Cette notion de temps me touche, car lorsque je t’avais vu à Nantes, dans Secret temps 2, tu viens de décrire précisément ce que j’ai ressenti lorsque je t’ai vu sur une de tes « machines » faites de lattes en bois sur lesquelles tu grimpes et tu avances. La distorsion du temps dont tu parles, m’a saisi sur le son que faisait ta botte qui raclait les lattes et cela m’a littéralement bouleversé, parce que le simple bruit de frottement est venu me rappeler l’infime espace du temps présent que j’étais précisément entrain de vivre. Très difficile à décrire, mais vertigineux à ressentir. D’ailleurs, au sujet de ces objets monumentaux que tu installes que l’on a pu voir à Nantes, te considères-tu comme plasticien ?

JLG : Euhhh, moi je fais mes trucs ! (rires) C’est le spectateur qui peut classer les choses qu’il voit, il peut choisir un terme, si c’est nécessaire. Moi je fais mon travail de praticien d’espace des points de vue.


L’A.Q. : Pour Nantes et plus largement les interventions aux Pays de La Loire, comment as-tu réussi à proposer autant de choses diverses sans rentrer dans des cases ?

JLG : C’est un peu particulier, parce que ce qu’on propose est le plus large possible. Tout tourne autour de cet observatoire du minimal qui peut générer une connaissance et une culture qui envahissent l’espace de mes travaux. Aujourd’hui, j’essaye d’élargir mon espace de jeu au reste du monde, puisque si j’arrive à comprendre de quoi est fait le pas grand chose, je retrouverai ce minimal dans quelque chose de plus complexe. Dernièrement l’expérience culinaire, mais pourquoi pas la mode, etc. Présenter différentes choses, c’est développer le projet, mais aussi investir les espaces des secteurs qui ne m’intéressent pas. Mais, puisque le monde est fait de secteurs, j’investit, les différents secteurs, le théâtre, les arts plastiques, un musée, la cuisine… Le spectateur qui à l’habitude d’aller à tel endroit, si il s’intéresse à l’histoire, il va peut-être se déplacer vers un autre secteur. Il y a donc un échange des publics, et dès qu’il voit 2 choses, une troisième chose apparait qui est le lien entre ces deux choses et, plus il y a de choses, plus il y a de liens et tout cela fait partie de ma recherche.

L’A.Q. : J’aimerai te faire part d’une réflexion que Anne Mars m’a faite au sujet de la différence entre Le Pas Grand Chose et Secret temps 2. Pour elle, c’est comme si on passait d’un film muet au film parlant… Et pour aller plus loin, je me suis même dit que c’est comme si on passait chez Dreyer, de La Passion de Jeanne d’Arc à Vampyr. Secret temps 2 est muet et Le Pas Grand Chose est « parlant ». As-tu la sensation de passer d’un monde plutôt muet à un monde parlant ?

JLG : Alors, il y a beaucoup de chose. Sur le langage, je fais beaucoup de chose avec des langages différents. Plutôt que de parler du muet et du parlant, je dirais langage des signes et du braille. Ce n’est peut-être pas le bon exemple. Là où je ne parle pas, je dis des choses qui sont interprétable pour chacun et d’une manière différente, mais même dans Le Pas Grand Chose, c’est le cas. Ce que je dis à plusieurs lecture. Les enfants par exemple y comprennent des choses très différentes des adultes. Et , quant à l’allusion sur le mouvement à la fin du Pas Grand Chose, j’avais le début et la fin de ce spectacle. J’aurai pu me retenir… (sourire). Il se trouvait que dans l’écriture, je faisais mon exposé sur mes recherches, des chantiers multiples aux véhicules végétaux…Qui m’amène à moi-même réutiliser la potion magique pour moi-même. Tout s’est mis en place de façon naturelle. Je réfléchis rarement à ce que je veux montrer. Je n’ai pas de concept. Je travaille et je regarde dans quelle direction ça va. Je ne l’analyse pas. Je ne cherche pas à comprendre ce que je fais. Parce que le faire chaque jour c’est toujours plus juste que de refaire ce que j’ai pensé avoir fait hier. La pensée est un mouvement et aujourd’hui ce n’est pas comme hier et ma pensée a évolué.

©ElizabethCarecchio

L’A.Q. : Quel est ton rapport au temps ? Les imperceptibles, par exemple, ces machines poétiques sur le mouvement avec lesquels il faut partir longtemps pour les avoir vu ne pas bouger… Secret Temps 2, je pourrais continuer la liste longuement…

 JLG : Je dis toujours : « je suis très mauvais en temps ». Je suis incapable de situer les choses dans le temps. Il me faut un calendrier et deux secondes après, tout à disparu. Le temps est une illusion. Ça n’a pas de sens. J’en reviens à l’émotion. C’est plus ou moins étiré. Je ne peux pas envisager le temps car c’est lié à l’émotion, dans ma vie et apparemment dans mon esprit également.

 L’A.Q. : Et ton rapport à la poésie ? Parce que la multiplication des points de vue comme tu l’énonces dans Le Pas Grand Chose cela parait évident. Mais lorsqu’on se retrouve à se déplacer vraiment, à tourner autour d’un objet et qu’on ne voit pas la même chose selon le point de vue, il y a une poétique de l’espace, du corps et du regard… Comme si la beauté, l’esthétique se révélait. Et on se dit que l’on devrait regarder touts les instants de notre existence de cette façon.

 JLG : C’est un des malheurs de l’homme, enfin malheur, disons son conditionnement d’être humain qui a un regard frontal et qui construit tout par la manière qu’il a de regarder le monde. Depuis toujours on demande à l’homme de se positionner. D’un côté de la frontière, d’un côté d’une idée et celui qui à une idée différente devient un ennemi.

 L’A.Q. : Et donc cette dimension poétique ?

 JLG : Mais la poésie dont tu parles pour moi, c’est faire ce que créé la nature. J’essaie de créer des choses évidentes. Une chose avec deux choses au minimum.

 L’A.Q. : Ce que j’appelle une « poésie de l’instant »…

 JLG : La poésie écrite est une manière de lire quelque chose qui n’a pas de sens et qui s’en crée à la lecture…

 L’A.Q. : As-tu besoin de virus pour créer ? As-tu besoin d’être bousculé, dérangé, pour créer ?

 JLG : Pour moi la création est liée à la contrainte. Comment je peux retrouver de la liberté dans une contrainte. C’est ce qui conditionne ma création. Pas de contraintes c’est tous les possibles et tous les possibles ça fait beaucoup. Alors que la contrainte permet déjà de déployer tous les possibles dans un minimum de contraintes et c’est déjà beaucoup de travail.

 L’A.Q. : Dans ton travail de circassien, notamment dans Secret Temps 2, il y a beaucoup d’instants où l’on te sent fragilisé par la situation, une sorte d’instant où tu es sur un fil ténu entre la chute et la maîtrise totale d’un équilibre. Cela provoque d’ailleurs ce que tu disais : la distorsion du temps et donc l’émotion. Recherches-tu cette fragilité en travaillant les situation qui vont  te mettre en difficulté ?

 JLG : Je n’ai jamais l’idée de faire une chose précise et donc je ne cherche pas à me mettre en situation de me sentir fragile. Dans le travail circassien, le circassien met en difficulté toujours pour faire quelque chose qui n’est pas normal chez l’homme. Il se trouve que ces choses anormales chez l’homme l’obligent à surmonter les difficultés pour épater son contemporain.

 L’A.Q. : Tu cherches l’épatement ?

 JLG : Oui, je fais mon intéressant. Quand j’exécute une pratique minoritaire, je fais mon intéressant pour provoquer l’attroupement et exploiter cet attroupement et en vivre, etc. C’est mon métier, même si ma première idée n’est pas faire de l’argent, mais faire ce que j’aime. Mais je gagne ma vie et c’est tant mieux parce que c’est en faisant ce que j’aime. Mais pour revenir sur le travail circassien, je fais un rapprochement entre handicap et cirque. La situation est un peu la même, sauf que la personne handicapée est dans une situation de difficulté et surmonte son handicap. Voir le handicap va créer des capacités compensatoires pour le remettre à un niveau des possibles. Donc là, on aborde l’histoire de la fragilité. Pour la fragilité de Secret temps 2, beaucoup de choses que je montre sont fragiles parcequ’elles tiennent à pas grand chose. Elles obligeaient à être là au moment où tu le fais. Et c’est très compliqué. Donc, sur la piste, il y a plein d’endroits où c’est fragile. Et le public y est sensible parce que cela lui renvoie ses propres fragilités.

 L’A.Q. : As-tu fait une liste des chantiers pour Le Pas Grand Chose ? Te permets-tu de changer des choses ? Car il y a une différence entre ce que j’ai vu au Montfort et ici.

  JLG : En fait c’est exactement la même chose. Mais il y a plusieurs phénomènes qui interviennent. D’abord entre la première et ce que je fais aujourd’hui. Moi je ne suis pas le même. Mais il y aussi toi. Tu n’es pas le même et il y a des choses qui vont accaparer ton attention et t’empêcher de voir les autres. C’est le cas aussi pour Secret Temps 2, certaines personnes voient des choses une première fois et puis d’autres choses lorsqu’ils le revoient.

Mais c’est toujours ce que je vois me cache toujours quelque chose que je ne vois pas et se trouve caché par ce que je vois.

Johann Le Guillerm

Propos recueillis par Richard Maniere

Secret(temps2) ©Philippe Cibille

Prochaines représentations de Johann Le Guillerm à Orléans les 30 et 31/01/2020
CDN Orléans / Centre-Val de Loire Boulevard Pierre Ségelle 45000 ORLÉANS

le 30/01 -> 19h00. CONFÉRENCE DE CHOSES #1 (53,33 minutes) Atelier du CDNO
20h30. LE PAS GRAND CHOSE (1h20) salle Antoine Vitez

le 31/01 -> 18h00. CONFÉRENCE DE CHOSES #2 (53,33 minutes) Musée des Beaux-Arts
19h30. LES SENTINELLES Conférence d'acteurs de Bénédicte Cerutti (1h00) salle Jean-Louis Barrault
21h00. LE PAS GRAND CHOSE (1h20) salle Antoine Vitez