L'AUTRE QUOTIDIEN

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“Vous êtes jeunes, vous êtes beaux” : comment éclater le jeunisme avec Tarik Noui

Francisco Goya

Dans l’arène improvisée, on n’entendra pas crier vos vieux muscles fatigués. Une fiction magistrale et terrifiante, enfin rééditée.

Dieu m’est témoin que je ne crois plus en lui se dit Lucius. Seul. Dans cet endroit exigu. Seul. Seul. Seul. Dans cet endroit exigu avec la maigre lumière qui lui permet de croire qu’il peut encore s’en sortir. Il entend la foule. Seul. Seul. Seul. La foule n’est là que pour rendre compte de ce qu’il est vraiment. La nourriture de la foule. Sa nourriture. Dans la foule du sang. Une seule hydre. Ivre, elle tangue puis soudain, semblant prise dans un filet invisible, la foule se resserre en elle-même comme un poing sale. Ne bouge pratiquement plus puis dans un autre mouvement nerveux elle s’étale. Explose en mille paillettes blondes brunes. Puis se reforme à nouveau encore et encore. On trouve toujours du sang à l’intérieur et au cœur de la foule. La foule d’en-haut danse. Ses pas cadencés, son souffle unique et lourd. Derrière, les basses puissantes d’une musique binaire. Temps maîtrisé mécaniquement. Cette musique n’existe que pour une seule et unique raison. Que la chair finisse par rencontrer la chair dans un même élan sauvage et cet élan mènera la foule, morceau de barbaque suintant l’alcool, dans les toilettes proches, dans la rue proche, dans la voiture proche, dans un appartement proche et s’il fallait, sur la piste de danse même parmi la jeune meute de corps sans cesse désirés. Parmi les chiens. Dans cette foule, en bas, un autre sang. Ici, il gicle et s’étale sur les plaques séchées d’un autre sang mort sur le sol bétonné de ce parking souterrain situé exactement sous la discothèque Le Chili. Lucius lève la tête vers le plafond sale des toilettes et regarde dans l’espoir d’apercevoir un mouvement dû aux vibrations des basses. Mais rien. Pas un signe et pourtant, il sent et entend qu’au-dessus les chiens dansent pour attirer d’autres chiennes et passer la nuit à se renifler le cul. Lucius se dit que l’amour se résume à ça finalement quand on est jeune. Se sentir le cul. Il murmure – On meurt beaucoup plus tôt qu’on ne le croit. Je m’appelle Lucius Marnant. Je fais partie de ces gens qui sont morts depuis longtemps. Bien avant qu’on les mette en terre. Bien avant les pleurs des proches. Bien avant les fleurs et les fêtes de la Toussaint. Je fais partie de cette multitude qui n’est qu’ombre. Mais il faut revenir au début pour comprendre. Il faut toujours revenir au début.

Parce qu’il faut en effet toujours revenir au début, rappelons que ce superbe roman de Tarik Noui, publié dans la collection poche Barnum d’Inculte Dernière Marge, fut d’abord une pièce radiophonique, puis connut une première vie sous le titre de « À nos pères » en 2012 – pour la plus grande joie déjà de notre librairie, comme on peut le lire ici. Totalement épuisé depuis quelques années, le récit de Lucius, glissant de plus en plus vite, naturellement, vers la vieillesse, avec une santé physique pourtant presque étincelante contrastant avec une santé économique nettement chancelante, est l’une de ces fictions que l’on n’oublie pas. L’éclatement des vieilles chairs martyrisées dans des sous-sols interlopes et des pits improvisés, pour le plus grand plaisir des jeunes gens nantis (ou se croyant tels) et de leur frénésie morbide d’émotions fortes, compose un étrange abîme, un devenir alternatif à l’EHPAD – rendu si efficient financièrement pour les actionnaires – et à la mort plus précoce. Cette poésie fait mal, dérange, agresse, d’une manière ô combien salutaire, et joue pleinement de son statut joueur : et si c’était possible ? Et si c’était vrai ? Le tout dans une langue travaillée au ras des muscles flétris, et prête à être déclamée, désespérée, à l’image du récent et magnifique « Et seuls les chiens répondent à ta voix » (2018), du même auteur. Le film qui en est issu, de Franchin Don, avec Gérard Darmon et Josiane Balasko, est sorti le 2 octobre 2019.

Il arrive un moment dans la vie où le médecin devient une espèce de dealer. Seul moyen de tenir encore un peu la route. Seul moyen aussi de ne pas se poser trop de questions quand le corps vous lâche. Le médecin, c’est aussi celui qui doit annoncer la mauvaise nouvelle. Le médecin est devant Lucius et regarde ses papiers. Son dossier. Ses analyses en tous genres. Ses résultats et ses constantes. Le médecin regarde ça et se dit que ça va être encore une sale journée. Lucius se décide à ouvrir la bouche. Il sait déjà ce qui l’attend. Le docteur lève la tête, heureux de pouvoir enfin s’exprimer. En finir de cette sale journée. Le médecin explique ensuite qu’il n’y a pas d’échéance précise, que malgré tout ce qu’on peut voir dans les films, le corps est une mécanique complexe et il est difficile de faire des pronostics. Lucius écoute tout ça sans dire un mot. Il essaie d’imaginer sa propre mort. Vraiment. Il essaie d’imaginer son corps qui se dégrade et son esprit qui le regarde partir. Le médecin jette un regard sur le dossier. Il soupire. Lucius pense que rien ne se fait au hasard et qu’il aura fallu aller à l’enterrement d’un homme hier et parler de sa mort annoncée aujourd’hui. Lucius pense à Lahire.
Proie et prédateurs.
– Je ne sais pas docteur… qu’est-ce que vous en pensez vous ? – Ce que j’en pense c’est que ça va aller plus ou moins vite… Je vais être franc avec vous, on peut soigner cette maladie mais pas la guérir… On va faire en sorte de ralentir le processus… mais… c’est tout ce que l’on peut faire… l’important, c’est de bien être entouré… par la famille par exemple… – En fait je ne pourrai pas rester chez moi ? – À plus ou moins brève échéance… ça peut même devenir dangereux pour vous… – Et je vais aller où alors ? – Les établissements publics sont saturés. – Et les établissements privés ? – C’est cher… mais pour l’instant vous n’en êtes pas là et vous pouvez toujours vous mettre sur les listes d’attente pour les établissements publics.

Tarik Noui - Vous êtes jeunes, vous êtes beaux - éditions Inculte, dernière marge,
Charybde2, le 23/10/19

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