L'AUTRE QUOTIDIEN

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En direct du labyrinthe par Farshid Tighehsaz

Plongeant dans l'incertitude ressentie par sa génération, avec ses images monochromes granuleuses, le photographe iranien Farshid Tighehsaz met à jour peurs et tensions de l'inconscient collectif.

Sans titre. Tahmineh est professeure de danse à la maison à Téhéran; la danse étant illégale selon les principes islamiques en vigueur. Et pourtant, elle adore ça. 22 August 2015 © Farshid Tighehsaz

nSans titre. Célébration du 38e anniversaire de la République islamique d’Iran. Tabriz, Iran. © Farshid Tighehsaz

L'impact de la mémoire collective et des traumatismes ne se limite pas à l'expérience de ceux qui ont été personnellement confrontés à des événements qui ont changé leur vie. Le poids de ces expériences est transmis aux générations suivantes sous forme de culture et de normes sociétales. La révolution iranienne de 1979 a été rapidement suivie par la guerre Iran-Irak, qui a officiellement duré de 1980 à 1988, mais le traumatisme de ces années continue à résonner dans la vie des jeunes Iraniens d’aujourd'hui.

Farshid Tighehsaz, né à Tabriz en 1987 fait partie de la génération de l'après-révolution et de l'après-guerre. Dans son projet From Labyrinth, il cherche les preuves de la complexité croissante et de la dépression qu'il ressent en lui-même et chez ses pairs. En imaginant et capturant l'atmosphère de peur d'une génération d'après-guerre à travers l'objectif de son appareil, ses images offrent une représentation de la psychologie générationnelle. Tout au long de la réalisation du projet, il a constaté que les peurs prennent le contrôle de la vie et de l'identité de chaque individu, d'une manière à la fois propre à chaque personne et universelle.

Au café. 3 March 2015 © Farshid Tighehsaz

Mon père était un photographe amateur qui possédait un appareil photo Zenit avec quelques objectifs que son propre père avait acheté en Tchécoslovaquie alors qu'il était étudiant en métallurgie. Tenu dans les mains de mon père, cet appareil photo a enregistré mon enfance, celle de mon frère et celle de ma sœur, mais pour lui, le sujet le plus intéressant était ma mère. J'ai commencé à photographier avec son Zenit, après sa mort, en 2006. Son décès m'a laissé un vide et l'impression d'être coincé dans une absence où la vie n'avait plus aucun sens. La photographie m'a aidé à retrouver le sens que j’entrevoyais.

Cuisine d’un étudiant en quatrième année d’architecture. Tabriz, Iran. © Farshid Tighehsaz

Sans titre. Les émotions et sensations négatives sont contagieuses et des boulets pour le vécu. October 11, 2016 © Farshid Tighehsaz

En 2012, j'ai rencontré le photographe Jalal Shams Azaran, basé à Tabriz, et j'ai beaucoup appris de lui sur la photographie et la vie. Trouver de bons amis dans ce secteur est beaucoup plus important que la photographie elle-même, surtout quand il y a tant de concurrence et qu'on nous fait sentir que nous devons nous méfier de nos pairs. Aujourd'hui, la plupart de mes travaux sont réalisés sans sécurité financière ni revenu régulier. Ces dernières années, en raison des sanctions imposées et de la crise économique en Iran, je n'ai pas pu voyager ni obtenir régulièrement le matériel dont j'ai besoin. C'est un sentiment terrible que de voir ses idées se tarir à cause des limites financières de cette industrie, mais je m'y tiens.

Sans titre. Beaucoup plus difficile, l’amour sans les mains Tabriz, Iran. 1 December 2014 © Farshid Tighehsaz

Comme j'étais un enfant très timide et antisocial, je ne pouvais regarder les gens dans les yeux, et ces habitudes m'ont accompagné toute ma jeunesse. J'essayais de regarder les espaces vides, de sentir et de façonner leur atmosphère, et cette façon de percevoir mon environnement affecte encore aujourd'hui ma personnalité. La photographie m'a aidé à me connecter aux gens ; mais cette attention à l'atmosphère et à ce qui se passe autour des individus est aussi quelque chose à laquelle je fais très attention dans mes photographies. Et qui est finalement restée mon esthétique personnelle.


Je ne photographie pas nécessairement les événements. J'essaie plutôt de photographier l'"événement" des événements, si cela a un sens. Je crois qu'en tant qu'êtres humains, nous partageons des sentiments communs et fondamentaux - où nous sommes et qui nous sommes n'est pas important. Nous sommes tous capables de ressentir et de comprendre la discrimination, la colère, la violence, la peur, la solitude, etc. Je suis sûr que si je suis honnête avec mes propres sentiments et souvenirs dans mes photographies, alors d'autres personnes pourront ressentir ces mêmes choses à travers mes images, et dans ce moment miraculeux, notre conscience sera connectée.

Anesthésie. Fête d’anniversaire. 6 Septembre 2018 © Farshid Tighehsaz

Pour From Labyrinth, j'ai reçu une mission d'un journal local en 2013, pour photographier l'histoire d'un petit garçon qui a perdu un œil dans l'explosion d'une mine au Kurdistan à cause d'un explosif abandonné pendant la guerre Irak-Iran. La situation de ce petit garçon m'a fait réaliser à quel point notre passé affecte directement notre avenir, et mes études de psychologie m'ont aidé à analyser en profondeur les différents aspects de la question. À chaque commande photo suivante, je me suis rendu compte que ces questions étaient toujours présentes, et j'ai donc décidé de commencer à monter un projet à long terme touchant à ces thèmes.

Sans titre. En mai 2013, Kamkar Osmani a été blessé par une mine enterrée qui datait de la guerre Iraq/ Iran à Sardasht, au Kurdestan iranien. Il y a perdu son œil gauche à 12 ans © Farshid Tighehsaz

Ce projet porte sur la peur collective de la génération post-révolution islamique. Celle qui s'infiltre dans nos croyances morales, nos idéologies religieuses et politiques, et nos tabous autour du sexe et du genre. Dans l'ensemble, ce projet porte sur la façon dont cette peur façonne nos vies et nos perceptions.
En faisant des recherches pour la série, je n’ai pas voulu pas limiter sa portée à mon environnement immédiat. Comme je considère ces problèmes universels, et malgré la portée plutôt iranienne de ce projet, la peur est effectivement un problème universel. Nous sommes à une époque de manipulation implacable : la guerre, les migrations, le changement climatique, le racisme, les attentats suicides et le massacre d'étudiants sont présentés comme du terrorisme et du nationalisme. Tous ces problèmes trouvent leur origine dans la dégénérescence des cultures politiques et religieuses qui façonnaient notre monde. L'histoire que j'essaie de raconter est la suivante : si nous ne changeons pas radicalement notre façon de penser, nous allons assister à une destruction massive.

Sans titre. Surtout ne rien voir. Teheran, Iran. 30 July 2015 © Farshid Tighehsaz

Sans titre. Les voies de la tradition. Tabriz, Iran. 4 November 2014 © Farshid Tighehsaz

J'aime le noir et blanc parce que je crois qu'il montre l'authenticité de notre relation au sujet. Il y a quelques photos en couleurs dans le projet, mais la plupart du temps, je ne ressens pas les couleurs, et j'ai besoin de sentir l'atmosphère pour communiquer via la photographie. Au fil du temps, j'ai connu de nombreux hauts et bas dans mes relations, mais toujours essayé de tirer quelque chose de bénéfique de ces expériences. Ce projet m’a révélé que la plupart de nos peurs sont nées de l'ignorance. Nous manquons de communication les uns avec les autres - nous pensons plus politiquement que philosophiquement. Ce manque d’échange est à l'origine d'un fossé béant entre les générations. Mais j'apprécie les nouvelles générations - elles peuvent penser plus librement. J'aime passer mon temps avec eux et parler avec eux, même si j'ai encore du mal à me socialiser.

Sans titre. quand j’aperçois un papillon je me souviens des poètes qui nous donnent une chance d’être en vie. Mazandaran, Iran. July 15, 2015 © Farshid Tighehsaz

Libéré de la liberté. 10 August 2015 © Farshid Tighehsaz

From Labyrinth symbolise notre mode de vie, dans un monde où les gouvernements transmettent des idéologies, et nous, en tant que citoyens, devenons les sujets de leur démagogie. Tous nos efforts sont au service du bien-être d'un petit pourcentage de la population mondiale. Dans cette existence, des mots comme "liberté" et "démocratie" n'ont pas de sens. Comme si nous étions coincés dans un labyrinthe, sans issue possible.

Soheila 30 ans qui s’est coupé les cheveux en pleine dépression. © Farshid Tighehsaz

Aujourd'hui, en regardant les photos d’Abbas Attar sur la révolution islamique en Iran ; et, avec le recul, j’y vois clairement ce qu’elles annonçaient de notre futur. Vous y voyez déjà ce que l'idéologie faisait au peuple et à la société. Ses photos étaient en colère contre ce qu’elles annonçaient, et j'aurais aimé que les gens puissent prendre plus de photos de ce futur qui a été confisqué. J'attends de mes propres spectateurs qu'ils fassent l'expérience de l'avenir dans mes images. Ce n'est peut-être pas beau mais, au moins, c'est honnête…

En savoir plus sur son travail ici et

Farshid Tighehsaz - From Labyrinth
Cat Lachowskyj, traduit et adapté par la rédaction

Sans titre. Prières de l’Eid al-Fitr à la frontière du Turkménistan. 12 September 2016 © Farshid Tighehsaz

Tradition et modernité. 17 January 2019 © Farshid Tighehsaz