L'AUTRE QUOTIDIEN

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Les Plasmas sans écran de Céline Minard : science-fiction et voltige

Dix pas de côté savoureusement insensés pour ouvrir et relier nos pensées du vivant. Magistral et essentiel.

Trapézistes de métier, Galván, Rodric et Lena exécutent régulièrement leur numéro le plus spectaculaire et le plus complexe à huis clos, pour un public choisi de trois mille Bjorgs qui en dissèquent chaque détail, dans toutes les dimensions, visible et invisible, musculaire et chimique, pour mieux en saisir l’essence intime, et pour servir leurs propres fins, esthétiques ou scientifiques.

Galván est là pour tourner le triple comme il se tourne depuis des siècles, à l’antique. Sa technique est irréprochable, elle est rodée. Les Bjorgs qui maîtrisent la quinte et le sixte n’en ont pourtant pas fini avec lui, avec son art, avec sa peur, peut-être. Les variations de son taux d’adrénaline qui grimpe en flèche au tout début du départ, descend pendant le ballant, s’installe dans la figure, plus stable qu’un centre de gravité pendant qu’il tourne sur lui-même comme autour d’un axe inamovible, et remonte au moment de la rencontre, juste avant d’entendre le porteur, de le sentir, de le voir enfin, ses yeux comme deux lacs inversés, gorgés de vie, de larmes retenues.

Ils n’en ont pas fini avec Rodric non plus. Avec ce qui les lie au travers du vide, qui échappe à leurs mesures. Au calcul des forces, à la mécanique des fluides, à la chimie.

Il le tourne et revient. Rodric tape dans ses mains. Léna repart.

Elle se lance de la plateforme d’un saut sec, très réduit, le seul effort qu’elle semble fournir d’elle-même, tirer de son corps, de sa force personnelle, le seul acte où sa volonté se manifeste, décisive et ramassée comme une balle. Le geste après quoi tout est dit alors que rien encore n’est joué, n’a eu lieu, ni pris forme sinon dans sa chair et déjà dans l’air qui la porte. Elle est au-delà de la figure qu’elle va accomplir. Occupée seulement de sa suspension, paumes fermées sur la barre, immobile dans le mouvement de l’agrès, dans la masse du gaz qui l’entoure. Ce n’est pas elle qui bouge mais les éléments autour d’elle. La barre, le porteur, le filet, le portique. Elle les lâche dans les quatre directions, elle les fait tourner, les reprend pendant qu’ils tombent, les replace, les renvoie, les affole, et revient la barre dans ses mains, la gravité dans la terre, l’air dans sa bouche.

Léna n’est pas une voltigeuse, elle n’a que faire de la chute. Les Bjorgs ne parviennent pas à quantifier son degré d’absence.

Helen est la conservatrice du musée, issu de l’embarquement jadis à bord d’un vaisseau générationnel, où se trouvent les trois dernières manumériques (ces espèces de boules à neige hautement interactives et scénarisées pouvant dérouler sous les yeux de l’observateur des millénaires d’histoire en quelques minutes) décrivant par le menu l’évolution de notre Terre, de son émergence magmatique à son désastreux réchauffement terminal et dérèglement climatique total, au moment où les derniers fuyards montaient à bord des vaisseaux spatiaux censés assurer la survie de l’espèce, sous des formes à déterminer le moment venu.

Et la saison passait. Le cœur de la sphère disparaissait un moment sous un aérosol homogène moucheté de paillettes. On tenait alors une boule de fumée aussi fragile qu’une bulle de savon, tout aussi vide.

La poussière de la floraison retombait. Elle décantait, lentement, se posait sur les surfaces immobiles, accentuait les reliefs, tapissait les plaines, marquait les liquides. Tout était gris, noir, couvert d’une couche de poudre épaisse, un tapis de fractales irrégulières, mêlé de brun, strié de blanc. Les vents balayaient et recomposaient les sols. Les marées brassaient la roche et la cendre avec le sable. Les braises s’étouffaient dans la zone de nuit jusqu’à l’extinction complète. Les nuages perdaient de la masse et se reformaient, plus clairs, lessivant les terres depuis les sommets. Des montagnes glissaient, les grands fleuves remuaient, prenaient du volume, poussaient les alluvions et forçaient les barrages pour rejoindre les mers. Les coulées sales s’éclaircissaient. Et le vert apparaissait. En points, puis en taches de plus en plus larges sur l’ensemble des terres émergées. Il occupait la côte est de l’Amérique du Nord suivant l’ancien maillage du réseau lumineux jusqu’au centre du continent, par capillarité, il soutenait les fleuves dans leur course, courait sur les plateaux, sautait sur les versants. L’Eurasie se couvrait d’un manteau clair ininterrompu dans sa partie nord, l’Australie se bordait, l’Afrique retrouvait un cœur, l’Amérique du Sud une coiffe, une robe, une parure. Et les cyclones continuaient de brasser, les océans d’éclaircir et d’engloutir les îles et les bordures.

Quand le sable se distinguait de l’écume sur les littoraux et formait un trait de contour blond, quand les lagunes apparaissaient en mer Caspienne, les mangroves à la pointe de la Somalie, les récifs-barrières en Australie, Helen arrêtait l’animation. Tout le monde connaissait la suite. Son auditoire ne supportait plus la mention de la série d’événements qui avaient eu lieu dans cette tardive Antiquité. La lassitude, plus rarement la colère, le rendait sourd à cette période historique.

Hagop est de loin le meilleur technicien d’extraction de l’unité scientifique des La Brea Tar Pits, qui continue inlassablement à extraire du goudron qui les a englouties des créatures d’il y a parfois des dizaines de millénaires. La curiosité lui fait accepter la généreuse proposition de travail de nuit, supplémentaire, d’un curieux hippie géologue, écrivain (d’un « Oil Notes » comme il se doit) et millionnaire, ne sachant pas que ce qu’ils vont extraire, de la gangue terreuse compacte qu’il s’agit de travailler, va changer leur vie (et pas seulement la leur) de manière irréversible.

Hagop Bates était assis depuis cinq heures, courbé sur l’oculaire de son microscope optique, il n’avait pratiquement pas changé de position et commençait à ressentir une raideur dans la nuque. La carapace du coléoptère qu’il dégageait de sa gangue l’absorbait complètement. Elle était d’une couleur chaude, brunie comme un vieux cuir, douce malgré la lumière crue qui éclairait son plan de travail et il croyait en éprouver le grain délicat sous ses outils de dentiste comme s’il la touchait avec la pulpe de son doigt. Il l’approchait depuis trois jours. Il l’avait d’abord devinée dans la boulette noire qu’on avait déposé sur sa paillasse. Puis il en avait peu à peu précisé les contours en tâtonnant dans la matière, progressant par petites touches, repérant les failles, y insinuant la pointe de son micropercuteur pour donner l’impulsion décisive – des centaines de fois. Il tournait autour de la forme générale, ses gestes étaient indiscernables, de petits copeaux sautaient de la masse informe. Il travaillait comme un insecte autour d’un autre insecte, sa stratégie était celle d’une danse nuptiale faite d’écarts et de rapprochements imprévisibles. Ses curettes se posaient et se rétractaient comme des antennes, touchaient le corps englouti au-travers de son enveloppe sédimentaire et le ramenaient au jour, au moment présent, à sa structure, à sa nuance.

Si Adrian, retraité fort âgé et immensément riche désormais confortablement installé dans plusieurs suites d’un hôtel-casino, ne jure, peu avant dans son décès, que par les papillons et leurs vertus diverses, connues ou plus secrètes, Aliona Ilinitchna, elle, doit sa relative fortune, peut-être en d’autres temps et certainement en d’autres lieux, aux subtiles manipulations génétiques qu’elle a pu conduire sur divers animaux, grâce à un usage heureux d’un étrange lichen sibérien découvert après un certain effondrement civilisationnel.

Le centre ne suscitait plus autant d’intérêt qu’à son ouverture. L’heure de gloire était révolue, et avec elle, l’attention des mécènes. Elle avait vieilli elle aussi, et si son état était loin d’être à l’image de la cour déjetée qu’elle traversait, un seau au bout du bras, elle avait perdu la fraîcheur et la force de persuasion qui attirent les investisseurs. Son éclat était plus mat, son travail plus lent, sa passion plus profonde mais moins communicative. Elle s’était lassée du public.

Elle avança devant la grange dont la porte avait finir par se gauchir complètement, et nota que le fenestron n’était toujours pas occulté. Elle jeta un œil aux étais du fenil et inspira à pleins poumons, le nez vers la lucarne d’où débordait le foin de l’année. Cette première bouffée lui ouvrait l’appétit et annonçait les odeurs vivantes de l’étable. Chaudes, denses, aussi accueillantes que les bêtes qui se réveillaient en reniflant l’avoine et la maîtresse qui l’apportait.

Contrairement aux autres modules du centre – excepté le laboratoire et la salle de soins strictement maintenus aux normes -, l’écurie était la fierté personnelle d’Aliona. Elle adorait ses chevaux. Ses cinquante petits corps musclés, sa harde vivante, plus farouche que des perdrix, plus domestique que les chèvres qui broutaient, l’été, les jardinières de civette qu’elle remisait dans sa chambre, fenêtre grande ouverte.

Ils la recevaient avec des secouements de crinière, des cris d’appel et des oreilles droites. Elle avait pour chacun un geste de la main, une flatterie, un mot ou une épluchure de carotte. Elle parcourait une première fois le bâtiment en leur parlant, tandis qu’elle versait l’avoine dans les mangeoires. Elle attendait qu’ils plongent la tête dans les auges et qu’ils soufflent sur les dernières poussières, avant de revenir sur ses pas en débloquant tous les loquets, leur laissant le soin de pousser le vantail du chanfrein et de la rejoindre au bout de l’étable, piaffants, avides d’air neuf.

Elle les connaissait individuellement jusque dans les recombinaisons les plus secrètes de leur ADN. Elle les avait faits.

Anthropologue, éthologue-zoologiste et pisteuse opiniâtre, Duane a quitté un beau jour sa société humaine ou post-humaine, où continuent à s’affronter de manière de moins en moins feutrée les factions persistant peu ou prou à affirmer, malgré le désastre écologique ambiant, la supériorité infinie des maîtres et possesseurs, pour rejoindre, se fondre dans, pourrait-on dire, une communauté itinérante (à plusieurs niveaux) de groomes, créatures difficilement définissables mais résolument non-humaines au sens « classique » du terme, tandis que Garwan, sur Ostiah, ailleurs et demain, mais autrement, évolue dans une harmonie hybridée de l’animal et du végétal allant cette fois bien au-delà des observations et des projections des diplomates du vivant d’aujourd’hui, que Uiush, sous d’autres cieux encore, participe de tout son être à l’invention d’un devenir paresseux, que Rhif, enfant suprêmement adapté des lointains successeurs des récifs coralliens, sait qu’il peut compter sur l’étonnante et muette sagesse des poulpes, au cœur des abysses, pour peu que sa forme mutante de curiosité et d’empathie soit bien déployée, et que Great Koré, enfin, peut-être davantage ici et maintenant qu’on ne pourrait le penser d’abord, catalyse des myriades d’initiatives résistantes à ce qui semble écrit, inexorable, et fédère tout autre chose, de puissamment salvateur.

Ils étaient d’une patience d’ange. Leurs outils l’attestaient. La brindille à fourmi, l’éponge à boire, le bâton à fouir, la tige creuse aspirante et la perche à miel étaient autant de ressources lentes, peu productives, rarement à l’équilibre économique. La gourmandise pouvait leur faire perdre plus de calories qu’elle ne leur en apportait. Duane avait vu Abbi pêcher des larves minuscules dans un bois pourri, des heures durant, pour en obtenir l’équivalent d’une demi-poignée de riz bien poli. Mais les petites prédations n’étaient pas qu’une affaire de goût. S’ils roulaient certaines racines au bord des flaques évaporées pour les couvrir de sels minéraux et s’en lécher les doigts, c’était aussi pour leurs vertus. L’acide formique relevait la saveur des feuilles de manguier en fin de saison et favorisait la digestion. C’était par ailleurs un antiparasitaire actif. Duane avait vu le guetteur atteint d’une pelade au flanc et à la fesse s’asseoir dans une boue soigneusement choisie et malaxée. Ils se soignaient.

La table, le mouvement, le groome étaient coulés dans le monde comme une rivière dans son lit. Sans heurt, sans perte, sans rien qui serve et rien d’inutile.

Ils ne se blessaient pas.

Une fois de plus, Céline Minard nous surprend et nous enchante, en créant toujours de nouveaux horizons diablement essentiels sans jamais céder un pouce de terrain quant à l’exigence littéraire et mentale de son travail.

Si la vision intime de formes de vie différentes fait partie de l’ADN de la science-fiction, dont on sait au moins depuis son premier roman, « Le dernier monde » (2007), et depuis maintes rencontres en librairie ou ailleurs, à quel point l’autrice en maîtrise les codes et les motifs, c’est toutefois sur le terrain d’une anthropologie radicale de la nature et du vivant, balisé par Philippe Descola ou Bruno Latour, et arpenté de près par le pisteur-diplomate et philosophe Baptiste Morizot, qu’elle a choisi de porter cet effort-ci. Laissant infuser la précision imaginative d’un Peter Watts (dont  l’essentiel «Vision aveugle» va être réédité très prochainement) et les fulgurances impressionnantes du David Brin de «Marée stellaire» et d’«Élévation», en matière de conception d’intelligences résolument autres, elle nous offre dix scènes rares, dix hybridations, dix pas décisifs sur le côté, brouillant, inversant et mixant nos conceptions de ce qu’est le vivant – et notre prétendue souveraineté sur lui, de manière plus radicale, nécessairement, que le passionnant mais volontairement restreint «Défaite des maîtres et possesseurs» de Vincent Message, par exemple -, après un effondrement multiforme qui est ici, bien entendu, allé de soi, car saisi trop tard dans son ampleur et non corrigé par la puissance et l’avidité des intérêts dominants, on s’en doute, et qui ne sera ainsi évoqué que par touches minces (avec un superbe effet de rétro-analyse discrète), laissant la part belle aux floraisons inattendues, dans bien des directions différentes, d’une persistance de la vision vivante – quand bien même ses formes auraient radicalement changé. Là où l’Alain Damasio des « Furtifs » chemine dans ce domaine à sa manière méthodique et poétique, celle d’un romancier sachant progresser, lentement et sûrement, contre le vent dominant, Céline Minard use avec une suprême élégance de sa science joueuse des arts martiaux, celle farceuse de «Bastard Battle» (2008) – et le somptueux hommage qu’elle adresse dans « Plasmas » à l’énorme Vladimir Sorokine de «La tourmente» en est aussi un beau témoignage – comme celle, condensée et implacable de «KA TA» (2014), pour créer à notre intention, dans l’ascèse intellectuelle nécessaire et dans la joie paradoxale et toujours renouvelée du «Grand jeu» (2016) comme dans la lutte rusée et anti-obsidionale de «Bacchantes» (2019) – car là encore il s’agit bien d’ouvrir et de relier -, un texte essentiel pour mieux penser et ressentir nos futurs incertains – et échapper peut-être à nos sombres horizons déjà trop proches.

La situation est simple dans l’œilleton de la lunette longue distance.
Les hope spots sont plus durs qu’ils ne le pensaient. La joie du renversement est derrière eux, derrière elle depuis longtemps. Cette flambée d’énergie réactive a déclenché les premières mises à jour, elle a déferlé dans les rues et bousculé les institutions. Le pouvoir en place, en tous lieux, a vacillé. Secondés par les sécheresses, les tsunamis, les dernières marées noires, les feux de steppe, les éruptions volcaniques sorties du permafrost, les manifestants ont secoué les vieux tapis par les fenêtres et les ont parfois laissés choir.

Quand un animal dévore sa progéniture, on lui ôte sa portée et on l’abat.

Quand une espèce se multiplie sans rapport avec ses possibilités de survie, elle offre ses enfants à l’environnement, elle les voue à la pourriture, à reconstituer l’humus qu’elle a lessivé, elle fait de sa descendance la table de son festin renouvelé. Les corps tendres sont vite recyclés. Mais les cerveaux jeunes sont plastiques, rapides, capables de produire une gaze sur une plaie béante, de passer outre les fondations, et de suturer les microconnexions arrachées.

Les faits ne s’imposent pas. Les faits sont là. Ils ne sont pas visibles tant qu’on ne les voit pas.

Hugues Charybde
Céline Minard - Plasmas - éditions Rivages

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