L'AUTRE QUOTIDIEN

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La Parallèle Vertov plane de Jules Verne à William Gibson

Début du XXème siècle : deux journalistes français et britannique, dignes des magnifiques Harry Blount et Alcide Jolivet du « Michel Strogoff » de Jules Verne, enquêtent sur une mort mystérieuse, en huis clos, au cœur de l’abbaye de Westminster. Fin du XXème siècle : un voyageur sans bagage hante les docks de Dudinka, à l’embouchure du Ienisseï de Christian Garcin, en quête d’un deal avec le commandant d’un sous-marin nucléaire de l’Union Soviétique en déshérence.

Années 1920 : un fort discret financier américain d’origine anglaise, ayant d’abord fait fortune en Afrique dans des conditions dignes du « Congo » d’Éric Vuillard, fait fructifier ses avoirs dans le boom économique américain de l’après-première guerre mondiale, avant de liquider habilement tous ses actifs à la veille du krach de 1929 et de se retirer en Suisse.

Quelques minutes plus tard, l’homme posait le pied à terre et Stolper n’avait pas fini de se poser des questions à son sujet. Depuis la chute du régime soviétique, Dudinka n’était plus interdite aux Occidentaux mais cette mesure, évidemment, n’avait pas suffi pour y attirer les touristes ; et quand quelques dingues arrivaient l’été, à la recherche du frisson polaire, ils préféraient toujours les six heures de vol depuis Moscou, même sur les coucous d’Aeroflot, plutôt que trois à quatre jours de cargo à travers les icebergs : le frisson polaire avait ses limites. Autant dire que les cargos ne débarquaient jamais de passagers à Dudinka en plein cœur de l’hiver… Tout en se dirigeant vers le nouveau venu, le Russe se demanda même s’il n’était pas en train de vivre une première historique.

Les 120 premières pages de « La Parallèle Vertov », premier roman de Frédéric Delmeulle publié chez Mnémos en 2010 (après une première version, sous le titre de « Nec Deleatur », en 2007 chez Éditeur Indépendant), tissent une impressionnante toile de cheminements parallèles, fouillant avec une opiniâtreté de grands journalistes d’investigation certaines bizarreries micro-historiques entre 1910 et 1945, et annonçant d’autres bizarreries, de nature différente, à partir de l’excursion pressentie ci-dessus en mer de Kara et en Nouvelle-Zemble presque contemporaines. L’auteur met un soin particulier à n’introduire son « héros principal », Child Kachoudas, qu’au milieu d’un halo de conjectures assemblant en un brouillard savant la marche de l’Histoire et la reconversion technologique audacieuse d’un sous-marin nucléaire de classe Victor III, mettant le feu aux poudres à partir d’un détail d’un film d’archives de 1910. Il est donc particulièrement dommage, en regard de ce très beau travail d’introduction, de « spoiler » assez lamentablement l’un des propos du roman en se répandant d’emblée en quatrième de couverture (ignorez-la absolument !) ou en préface, par Gérard Klein : le texte de celui-ci est, comme très souvent, extrêmement pertinent, mais devra absolument être lu APRÈS le texte lui-même de Frédéric Delmeulle.

– Je vous écoute, fit Reboul.
– Comme nous l’a dit Zecca, le Dar Fertit est une région où votre souveraineté est une pure vue de l’esprit…
– Il y a six ans, cette région était même franchement hostile, ne put s’empêcher de rajouter le Français : les chefs de tribu y vivaient encore des razzias d’esclaves qu’ils expédiaient ensuite par caravane vers le Tchad ou le Soudan. Autant dire qu’ils appréciaient fort peu l’autorité que prétendait imposer la France. Et si les relations se sont améliorées, c’est surtout parce que cette dernière a renoncé peu ou prou à sa mission « civilisatrice » : là comme ailleurs, nous fermons les yeux sur ces agissements.
– Des Européens qui auraient réussi à se faire accepter des chefs locaux seraient donc assurés d’une liberté de manœuvre à peu près totale dans cette région.
– C’est l’évidence même. La question est cependant de savoir s’il s’y trouve des Européens.
– Il semble y en avoir : c’est ce que j’ai appris cette semaine. Il y en aurait même plusieurs, et parmi eux figurerait au moins une femme…
– Katherine Raleigh ?
– C’est ce que je me suis dit. Et voyez-vous, j’en suis arrivé aussi à me demander si Thomas Raleigh n’est pas tout simplement le personnage que les indigènes de la région ont surnommé Niama Gounda.
– Niama Gounda ? souffla Reboul en se redressant.
– Vous connaissez ce nom ? » fit Grierson, interloqué.
Le Français demeura pensif un instant avant de s’enfoncer à nouveau entre ses accoudoirs. « Si je connais ce nom… « Niama Gounda » signifie quelque chose comme « la bête féroce ». Dans la région de la M’Poko, les récits qui courent à son sujet sont innombrables… Ils racontent tous à peu près la même histoire : Niama Gounda est un Blanc, un monstre sanguinaire qui fait régner une terreur indicible.

Même si l’on peut trouver, à bon droit, que la deuxième partie du roman, impliquant Child Kachoudas, son inventeur génial d’oncle et une étrange figure de « presque » intelligence artificielle aimant à apparaître en hologramme de Marlène Dietrich à divers stades de sa carrière (les citations fort à-propos en sont particulièrement savoureuses), est un peu moins alerte que la première, et sacrifie parfois à quelques longueurs et atermoiements éventuellement dispensables, il n’en reste pas moins que Frédéric Delmeulle a su construire ici une fort belle expérience de pensée spéculative à propos de l’Histoire et de sa malléabilité, ressuscitant de facto les débats ayant pu entourer la naissance de la dite école des Annales à partir de 1929, par exemple, ou traitant de manière moins nettement comique les questions de « sens de l’Histoire » abordées par la Connie Willis du « Grand Livre » ou de « Blitz », n’utilisant les technicités d’apparence hard science similaires éventuellement à celles du « Un paysage du temps » de Gregory Benford qu’en tant qu’éléments nécessaires du décor global, et sachant souvent déployer la subtilité dialectique du Ken Liu de « L’homme qui mit fin à l’histoire ». Et l’on ne pourra que diablement apprécier que la clé peut-être centrale du roman se trouve nichée dans les toutes premières phrases des « Mémoires d’Hadrien » de Marguerite Yourcenar.

Frédéric Delmeulle

Frédéric Delmeulle - La Parallèle Vertov  - Livre de Poche SF
Charybde2

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