L'AUTRE QUOTIDIEN

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La cuisine glauque des super-héros mise à mal par Natalie Zina Walschots

Une critique hilarante et échevelée de la mythologie libérale-égoïste du super-héros, développée dans la joie caustique de la data science et des sous-entendus innombrables.

Pas de note de lecture proprement dite pour « Sbires », roman de Natalie Zina Walschots paru en 2020 et traduit en septembre 2024 chez Au Diable Vauvert  par Gaëlle Rey : l’ouvrage fait en effet l’objet d’un petit article de ma part dans Le Monde des Livres daté du vendredi 20 septembre 2024 (à lire ici). Comme j’en ai pris l’habitude en pareil cas, ce billet de blog est donc davantage à prendre comme une sorte de note de bas de page de l’article lui-même (et l’occasion de quelques citations du texte, bien sûr).

Quand l’agence d’intérim appela, j’étais en plein calcul mental. Dans un onglet, je vérifiais mes comptes ; dans l’autre, je réduisais le contenu de mon panier de courses à faire livrer pour qu’il corresponde tant bien que mal à mon maigre découvert autorisé. Je vidais et rechargeais mon panier en essayant toutes les combinaisons possibles de nouilles et de légumes, bien décidée à échapper au scorbut en attendant qu’on me parie l’une de mes factures en attente.
Mon téléphone se trouvait juste à côté de moi et sa sonnerie était réglée au maximum, alors quand il sonna, j’eus la trouille de ma vie. Je décrochai comme je pus, en laissant des marques de doigts grasses sur l’écran fissuré de mon portable.
« Anna Tromedlov, fis-je d’une voix rauque.
– C’est bien… le Palindrome, à l’appareil ?
– Putain de merde, lâchai-je sans faire exprès.
– Euh. »
Je toussai. « Pardon, oui. C’est bien elle.
– Vous préférez que je vous appelle par votre nom d’état-civil ? » Le dégoût était palpable dans cette voix à l’autre bout du fil. Certains recruteurs prenaient leur travail trop au sérieux.
« Si ça ne vous dérange pas. » J’avais tenté un ton enjoué, mais ma voix était toujours tendue et éraillée.
« Je note cette demande », mentit le recruteur de l’agence.
Je fermai les yeux un long moment en regrettant une fois de plus d’avoir rempli la section « alias » sur mon profil de sbire. Deux ans plus tard, cette erreur de débutante me poursuivait encore à chaque fois qu’un de ces recruteurs croyait s’adresser à moi en utilisant un pseudonyme cliché de méchant. En tout cas, pour l’arrogance, le châtiment était approprié.
« Mam’zelle Traumadelove, je vous appelle juste pour vous informer qu’une session de recrutement a lieu à l’agence située rue Luthor. Certaines offres correspondent à vos compétences. Êtes-vous disponible ?
– La séance est quand ? » Je commençai à fouiller mon bureau à la recherche de mon portable pour vérifier mon emploi du temps avant de me rendre compte que je l’avais dans les mains. J’ouvris l’icône calendrier.
« À onze heures, Mam’zelle Traumadelove.
– Ce matin ? » C’était dans moins d’une heure.
« Cela vous pose-t-il un problème ?
– Non, c’est super. » Ça ne l’était pas du tout. « Je serai là sans faute. »
Je n’aurais pas le temps de prendre une douche. Je décidai que de débarquer désespérée et pleine de shampoing sec, c’était mieux que de rater l’occasion de décrocher un contrat. a faisait quelques semaines que je n’avais pas travaillé. Le vilain que je servais de manière assez régulière s’était fait bombarder sa plus grande base nautique, et presque tous les sbires qui travaillaient en distanciel avaient vu leur contrat s’annuler pour couvrir le coût de la reconstruction. Il n’y avait là rien d’inhabituel, mais je venais juste d’atteindre la période entre deux boulots où les choses commencent à être tendues. Les nouilles instantanées, ça va bien un moment.
« On a hâte de vous voir en personne, Mam’zelle Traumadelove », mentit à nouveau le recruteur avant de raccrocher.

« Sbires » s’inscrit très naturellement dans un mouvement amorcé il y a déjà quelques années de critique étagée de ce dont le super-héros est le nom. Une fois dépassées les inscriptions mythologiques initiales et la mission de divertissement orienté qui caractérisèrent longtemps (et sans doute encore aujourd’hui, sous les fumigènes) ce pur produit des comics et des pulps – bien analysées par exemple par Alex Nikolavitch et son « Mythe et super-héros » ou par Laurent de Sutter et son « Vies et morts des super-héros »  (et l’on songera certainement aussi à la superbe mise en abîme « européenne » qu’en constitue « La brigade chimérique » de Fabrice Colin et Serge Lehman)  -, la critique ironique et investigative démarrait dès 1977 avec le « Super Normal » de Robert Mayer, atteignait un sommet provisoire et décisif avec le « Watchmen » (1986) d’Alan Moore et Dave Gibbons, dont l’aspect subversif était soigneusement gommé par le film de 2009 pour être ressuscité par la série de 2019, puis culmine à présent, avec ses hauts et ses bas, dans la série « The Boys » (2006-2012) de Garth Ennis et Darick Robertson et dans son adaptation télévisée par Eric Kripke depuis 2019. On notera peut-être surtout à quel point « Sbires » s’inscrit, presque à son corps défendant par moments, dans ce « Syndrome Magnéto » (« Et si les méchants avaient raison ? ») si finement observé et analysé par Benjamin Patinaud dans son essai de 2023.

« Si t’es là pour le boulot sur la sécurité, commença June d’un ton enjoué, un type carrément moins doué que toi te l’a piqué. » De toute évidence, elle prenait plaisir à voir la terrible déception qui naissait sur son visage.
Il recula et je laissai la porte claquer derrière nous.
« Merde ! » Il passa sa main dans le désordre de ses cheveux noirs. « Merde.
– C’est l’une des premières annonces qu’ils ont faites », renchérit-elle. Je ne savais pas si c’était censé le réconforter ou enfoncer le clou un peu plus en profondeur. Sans doute la deuxième option.
June descendit le trottoir d’un pas guilleret et je l’imitai. Greg nous suivait discrètement. Il resta silencieux pendant un long moment, à bouder. Puis il lança : « J’étais au téléphone avec la Capuche Écarlate. Il est pire que ma mère, putain.
– Oh ? » lançai-je par-dessus mon épaule.
Greg trottina pour nous rattraper. « Il m’a appelé hier parce qu’il savait plus comment éjecter un CD d’un lecteur. Et ce matin ? C’est pas une blague, il avait oublié de charger son ordinateur portable et il arrivait pas à l’allumer. »
June rigola. Le fait qu’elle ait trouvé du travail après cette pénurie combiné aux malheurs de Greg l’avait mise de bonne humeur.
Je donnai un coup de coude à Greg et il lâcha un cri. « Viens avec nous, on va prendre un p’tit déj.
– Ffff. D’accord. » Il enfouit les mains dans les poches de sa doudoune et voûta les épaules. « En fait, je suis content qu’il me garde sous contrat. Mais ça me fait passer à côté de meilleurs boulots. »
J’acquiesçai. « Il devrait t’embaucher, tout simplement. En tant que sbire. »
Greg redressa la tête. « Négatif. Il m’appelle déjà à trois heures du mat’. Si j’étais son sbire, ma vie deviendrait officiellement un enfer. »
Le téléphone de Greg sonna au moment où nous allions pousser la porte du café. Il murmura un juron et fouilla dans sa poche pendant que June et moi nous mettions au chaud. Un serveur en proie aux bâillements nous mena jusqu’à un box. Les sièges en vinyle étaient d’un kitsch réconfortant et crissèrent quand je m’assis. Je commandai un thé pour Greg et acceptai avec plaisir le café qu’on posa devant moi.
« Assistance technique pour super-vilains. » Les yeux plissés, June l’observait faire les cent pas dehors dans le froid, de l’autre côté de la fenêtre. « T’imagines, putain ? » – On peut pas dire que la saisie de données soit vachement plus glamour. »
À travers la vitre, j’entendis Greg demander : « Avez-vous essayé de l’éteindre et de le rallumer ensuite ? » Il grimaça et éloigna le téléphone de son oreille en entendant la réponse.
« La saisie de données, c’est moins dangereux, répondit June en scrutant le menu plastifié.
– Ça me dérangerait peut-être pas, moi, de prendre un peu plus de risques. »
Elle leva soudain les yeux vers moi. J’étais aussi surpris qu’elle. « C’est nouveau, ça. Tu t’es acheté du courage ?
– Non, je m’ennuie, c’est tout. »
Elle émit un son qui traduisait l’indifférence. Je regardai de nouveau dehors et distinguai l’impatience et la supplication sur le visage de Greg. Il me vit et feignit de se tirer une balle dans la tête, avec deux doigts pointés sur sa tempe.
« Mais t’aimes bien t’ennuyer, répondit June. Je pense que ça te stresserait un max.
– Sans doute. » Je me sentis un peu découragée.
Elle tendit son doigt. « Mais si tu veux travailler un peu sur site, je te recommanderai.
– Hum.
– Réfléchis-y.
– D’accord.
– T’as envie qu’on se foute de la gueule des mecs sur Tinder en attendant que Greg arrive ? »
Je souris. « Ouais. »
Je me glissai à côté de June et elle déverrouilla son téléphone.
« Lui, on dirait qu’il vient de se faire arrêter pour autodéfécation dans un Flunch.
– Lui, on dirait un flic déguisé en ours dans un spectacle pour enfants.
– Lui, un débile qui prétend vouloir m’enseigner la notion de partage. »
On s’était mises à glousser quand la Capuche eut la bonté de libérer Greg. Il entra en titubant et tapa des pieds dans l’embrasure de la porte pour se réchauffer.
« Son furet a bouffé le putain de fil de l’ordi, je vous jure », gronda Greg en se jetant dans le box. J’inhalai un peu de mon café et il dut me taper dans le dos pour m’empêcher de m’étouffer.

« Sbires » ne s’inscrit toutefois pas uniquement dans la critique déjà ancienne, et principalement psycho-politique, de la mythologie surannée du super-héros triomphant : Natalie Zina Walschots développe également ici, et peut-être surtout, une tonalité bien particulière, faite de causticité permanente dans les dialogues, de très subtils sous-entendus dans les échanges tempérés (ou non) et d’une omniprésence de la vie matérielle, cocktail détonant dans lequel s’affrontent aussi, en arrière-plan, des questionnements sur le sens au travail digne des « Bullshit jobs » de David Graeber, ou sur la véritable espèce invasive que constitue la conception néo-libérale du travail, mercenaire et précaire (Célia Lévi nous avait offert une saisissante illustration locale de cette invasion dans son « La Tannerie » de 2020 – dans un registre évidemment très différent de celui adopté par le magnifique « À la ligne – Feuillets d’usine » de Joseph Ponthus). L’usage rusé (et hilarant) de ce puissant filtre socio-économique permet à ce roman échevelé de contribuer en sous-main à l’invention de nouveaux moyens de lutte (en affirmant subrepticement de véritables choix politiques effectués dans l’infra-ordinaire – d’une manière qu’Andreas Malm ne renierait sans doute pas), ne serait-ce que par cette lumineuse prise de judo, éclairant tout l’ouvrage, qui voit la data science retournée contre la quantification libérale-égoïste du quotidien.

Je gigotai sur le canapé à la recherche d’un truc que je pouvais atteindre et sur lequel je pouvais écrire. Je récupérai quelques serviettes en papier et des tickets de caisse, ainsi qu’un stylo à bille coincé entre les coussins du canapé. Étourdie par les analgésiques, je tentai de faire les calculs.
Je commençai avec la Viande que Supercollisionneur avait balancé sans y penser à travers la pièce, et qui avait atterri dans un tohu-bohu de craquements que j’entendais encore parfois lorsque j’essayais de m’endormir. À vingt-cinq ans, le civil moyen aurait encore eu cinquante-deux années d’espérance de vie. Je voulus tenir compte du fait qu’il avait ce que nous appellerions un « poste à haut risque », donc je divisai par deux. Il avait perdu vingt-cinq années de vie.
Pour la femme de la R&D, c’était une autre histoire. Elle m’avait semblé avoir environ trente ans, et travaillait en sécurité dans un bureau, ce qui signifiait qu’elle avait encore cinquante-trois ans devant elle. Même si je décidais de soustraire 25 % à cause de son employeur, il lui restait encore quarante ans pour inventer de nouvelles armes ou de nouvelles techniques de microchirurgie.
Ça faisait soixante-cinq années de perdues, juste à eux deux, juste ce jour-là. Je n’avais même pas encore pris en compte mes propres blessures, ni les deux autres cadavres de Viande, ni les dégâts matériels, ni les autres blessés (sans doute au moins une colonne vertébrale brisée, deux graves commotions cérébrales, une multitude de côtes et de doigts cassés). À voir tout ça écrit noir sur blanc et les chiffres s’additionner, ça me semblait être un prix élevé à payer pour un auriculaire et de la cryptomonnaie.
Je comparais l’espérance de vie de professions à haut risque telles que sbire à des professions comme pêcheur de crabes en Alaska lorsque June rentra à la maison. Je lui expliquai ce sur quoi je travaillais, mais elle sembla moins enthousiaste que moi quant à l’importance de mes calculs.
« Donc aujourd’hui, c’est le jour officiel où t’es devenue complotiste », déclara-t-elle en recourbant la lèvre. « Honnêtement, t’as mis plus de temps que ce que je pensais. »
J’étais trop surexcitée pour succomber à sa vilaine pique. « Je tiens quelque chose. » Il m’était difficile de détourner le regard de ce qui apparaissait à l’écran : un graphique du coût humain après le passage éclair de Supercollisionneur. C’était effroyable.
June disait quelque chose. « Quoi ? » fis-je en essayant de prêter plus attention.
« Je dis que t’as pété un câble.
– Ces chiffres signifient quelque chose. »
Elle laissa tomber son sac et son manteau sur une chaise, et retira son pince-nez avec un soupir sonore de soulagement. « Si un jour je rentre, et qu’il y a un tas de ficelles et de Post-it aux murs parce que tu veux prouver que Supercollisionneur est à l’origine d’un coup monté, je te fous dehors.
– Et si j’utilise que des Post-it ? »
Elle disparut dans la cuisine.
Tard dans la nuit et jusqu’à la semaine suivante, je travaillai à décrire et quantifier la catastrophe « Supercollisionneur ». Il y avait beaucoup de choses à prendre en compte, et beaucoup de chiffres qu’il me fallut deviner ou inventer. Je faillis m’arracher les cheveux en essayant de calculer les temps d’hospitalisation et les pertes de revenus pour des personnes que je connaissais à peine. J’étudiai de nombreuses pages de crowdfunding, et devins peu à peu insensible à l’horreur ordinaire des incendies domestiques et des tornades, dans le but de mesurer correctement le coût de ces catastrophes pour les gens. En quelques jours de calculs lents et brumeux, j’arrivai à un chiffre qui me semblait solide.
Ces quelques minutes de conférence à l’hôtel nous avaient coûté en tout cent cinquante-deux ans de vie. Supercollisionneur avait décidé que le petit doigt d’un enfant et la demande de rançon de l’Anguille avaient plus de valeur que cent cinquante-deux ans de vie de sbires. Peut-être que parmi toutes ces années, beaucoup n’auraient pas été très bonnes, et synonymes de nombreux coups de poing, d’excès de vitesse et de travail pour les méchants. Mais c’étaient nos années pourries, et elles nous avaient été prises par un connard en cape qui jouait les juges et les bourreaux.

Hugues Charybde, le 30/09/2024
Natalie Zina Walschots - Sbires - éditions Au Diable Vauvert

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