L'AUTRE QUOTIDIEN

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Vertigéo ou comment tour-à-tour se plonger dans la même histoire

À suivre l’ascension d’une tour impossible abritant les survivants de l’humanité dont le destin ne tient que sur la notion de travail, on décèle facilement les parallèles avec notre propre époque. Avec une bonne dose d’hommages à tout un pan de la littérature SF et fantastique Amaury Bündgen et Lloyd Chéry s’emparent de la nouvelle d’Emmanuel Delporte pour en faire un album bien à eux.

Vertigéo s’ouvre sur un monde cauchemardesque où le futur de l’humanité se réduit à un lieu unique —ici une tour sans fin, dont les habitants sont condamnés à construire toujours plus haut— dont les conditions de fin du monde se dévoilent au fur et à mesure et questionnent notre époque en miroir, et s’organise autour d’un protagoniste torturé qui va en découvrir la finalité malgré lui. Un monde fait de castes organisées autour de la construction, de secrets en héritage, se dévoile petit à petit en suivant un chef de chantier qui va découvrir ce qu’il n’aurait pas dû.

Cet album propose une adaptation du texte d’Emmanuel Delporte avec l’envie d’ajouter, challenger et modifier la nouvelle originale pour ajouter un point de vue spécifique et ne pas se contenter de la transposer en image. Comme pour La Route de Manu Larcenet qui adapte Cormac McCarthy ici —dont on retrouve une case hommage dans les premières pages de Vertigéo entre autres hommages—, j’ai eu envie de lire la nouvelle originale d’Emmanuel Delporte en parallèle de l’album d’Amaury Bündgen & Lloyd Chéry pour vous proposer une lecture croisée.

Nouvelle à chute 

Publiée dans l’anthologie Au bal des actifs – Demain, le travail (La Volte, 2017), Vertigéo est conçue par Emmanuel Delporte comme une réflexion sur le travail et l’impact de celui-ci sur nos vies comme élément de contrôle social. Si le capitalisme contemporain promet l’accomplissement par le travail, la réalité lorgne plutôt vers la subordination, involontaire ou non, voire à en faire une finalité. Dans cette nouvelle, Emmanuel Delporte imagine que celui-ci est devenu l’aboutissement ultime puisqu’il se présente comme directement lié à la survie de l’espèce. 

L’auteur propose une nouvelle qui démarre sur des bases complexes où la chute, surprenante, donne tout son sens à l’ensemble. Tout le récit s’articule autour du récitatif à la 1ere personne qui détaille ce futur terrible ponctué d’extraits du Vertex (livre sacré de la tour qui collecte l’histoire de cette post-humanité) pour poser le lore et détailler les mœurs, légendes ou règles de ce monde. Les lecteurices vont en comprendre les tenants au fur et à mesure que le narrateur découvre lui aussi des secrets, dans un jeu subtil de non-dit des deux côtés. 

Pour la bande dessinée, les auteurs déplacent le point de vue, et passent à la 3e personne, avec un changement d’axe où Ugo, le personnage principal va servir de fil rouge mais où d’autres auront leur place pour explorer ce monde et son histoire. Les petits textes qui ouvraient les chapitres restent sous forme de cartouches dans les pages d’ouverture de chapitres où les auteurs multiplient le paratexte : extrait du journal d’Ugo, du Vertex, manuels ou préceptes de certains corps de métiers ou notes d’un autre personnage. 

S’ils conservent l’idée de fragments, le chapitrage avec ses gros plans bien pensés, ses chapitres d’intro et de fin qui se distinguent graphiquement et ses ruptures dans le découpage, avec de pleines pages rappelant sans cesse la verticalité, sont assez réussis et donnent un côté vintage à l’ensemble sans pour autant le dater. Sous ce dispositif émerge une impression d’étrangeté qui nous apparaît familière. 

Avec cette formule, le récit est plus orienté action que la version intimiste de la nouvelle, et Lloyd Chéry & Amaury Bündgen soulignent ce parti-pris en ajoutant des personnages et des séquences inédites. Certaines très réussies comme celle de la marionnettiste & la transmission des histoires et d’autres, plus dispensables comme l’introduction des Voraces — des créatures aux allures de ptérodactyles qui viennent ajouter du danger dans les hauteurs, mais il y avait déjà de quoi faire — pour étoffer l’ensemble. 

Point de fuite 

Amaury Bündgen enrichit son vocabulaire graphique déjà tourné vers les architectures d’influences steampunk et son découpage d’emprunts au manga dans sa gestion des séquences d’actions et des décors. Si certaines pages sont extrêmement détaillées et proposent des architectures et détails foisonnants, le dessinateur s’affranchit des décors sur bon nombre de ses cases, donnant un effet de contraste qui renforce le paradoxe de cet univers à la fois grandiose et étriqué.  

Dans cette approche, on peut y voir une influence de Blame de Tsutomu Niheï mais aussi K de Jirô taniguchi dans ses focus sur les chutes ou la manière dont les corps alourdis de combinaisons sont en mouvement à la verticale. L’encrage et les lavis jouent aussi sur cette perception, dans un album qui mêle plusieurs techniques. Avec ce cerné bien épais et les designs qui lorgnent plus du côté fantastique que de la SF, l’ensemble renforce encore cette impression de récit rétro mais pas suranné. 

La couleur également, assurée par Elvire DeCock ajoute un vrai plus en parallèle de la nouvelle qui l’évoque et fait partie des très bonnes trouvailles des auteurs. On n’en dit pas plus de ce côté. Avec les designs, les personnages & les décors, la nouvelle prend corps et s’enrichit de nouvelles idées. On perd un peu le côté anonyme et fonctionnel des personnages réduit à un métier ou uniforme —pour renforcer l’effet déshumanisant—, mais on y gagne un côté madmaxien dans les gueules, les masques ou les machines que le côté récup’ crédibilise. 

Si on peut citer de nombreuses œuvres en point de référence ou clins d’œil, pour les deux œuvres, il est clair que le Transperceneige est une influence majeure, à la fois dans cette idée de mouvement perpétuel, de fuite en avant dans une action collective qui nuis à l’individu que dans ces visions terribles du capitalisme sous leurs formes ultimes. 

Et comme pour la vision de ce rail sans fin de Jacques Lob & Jean-Marc Rochette qui permet des suites ou préquelles, Vertigéo semble offrir cette plasticité et circularité en remplaçant l’horizon du rail par la verticalité des échafaudages, qui permet d’y revenir sans cesse en modifiant quelques paramètres. L’adaptation de Amaury Bündgen & Lloyd Chéry en est une première variation qui n’oublie pas d’apporter sa touche originale. 

Thomas Mourier, le 30/09/2024
Amaury Bündgen & Lloyd Chéry - Vertigéo - d’après Emmanuel Delporte, couleurs d’Elvire DeCock, Casterman
Les liens renvoient sur le site Bubble où vous vous procurerez les ouvrages évoqués.