L'AUTRE QUOTIDIEN

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Alors… après tout

Une intime substitution bio-informatique, une folie à deux qui n’en est pas tout à fait une : d’une écriture redoutable, Après tout, roman de Ian Soliane, est un magnifique conte cruel et ambigu des avènements artificiels.

Pas de note de lecture proprement dite pour « Après tout », roman de Ian Soliane paru en avril 2024 aux éditions Jou : l’ouvrage fait en effet l’objet d’un article de ma part dans Le Monde des Livres daté du vendredi 21 juin 2024 (à lire ici). Comme j’en ai pris l’habitude en pareil cas, ce billet de blog est donc davantage à prendre comme une sorte de note de bas de page de l’article lui-même (et l’occasion de quelques citations du texte, bien sûr).

Pendant la mise en route du freeware, les yeux de Claire roulent dans ses orbites. Ça ne prend pas très longtemps. J’ai reculé d’un pas. Je la regarde. Elle me regarde. On se sourit. En fait, je la reconnais tout de suite. Je lui donne la main et elle me suit jusqu’au sofa en cuir. Je pose une tablette de chocolat devant elle, et la prie de s’asseoir. Je lui fais décliner son identité, préciser sa marque de chocolat préférée, la hauteur du Zouave du pont de l’Alma, puis je lui demande qui je suis, à son avis.
Les premiers mots sont assez pénibles. On dirait qu’il y a une sourdine dans sa voix. Je mets une bonne minute avant de comprendre que l’emplacement réseau se trouve sous l’aisselle gauche. Je lis la notice. « Surtout ne pas appliquer les doigts directement sur la peau.» Je n’applique pas directement les doigts sur la peau. J’ai très envie de lui toucher les cheveux. Soudain Claire se lève et m’informe que la température de la pièce est à dix-huit degrés. Elle me fixe droit dans les yeux, inspire profondément, et je retiens mon souffle, parce que Claire me prend la main et l’approche de son visage, la reniflant. Sa bouche s’ouvre et elle dit : j’ai froid. Il faut que je dise quelque chose. Je lui dis de ne pas bouger, je vais chercher une robe, mais arrivé sur le palier, je suis secoué d’une crise de larmes. Je pleure si fort que je suis incapable de pousser la porte. Je pleure peut-être pendant cinq minutes, devant la porte. Il me faut un bon quart d’heure avant de trouver le courage de revenir dans le salon. Claire ne me prête aucune attention à l’instant où je m’assieds : elle joue avec ses doigts, je crois qu’elle compte ses doigts.
Mon amour, tu as ressenti des fourmillements dans la main droite, une faiblesse dans la jambe droite. Un matin, tu ne réussis pas à serrer le pouce et l’index. J’ai toujours, devant mes yeux, l’image de ton visage, sortant de la salle de bain : tu te trouvais «une tête horrible» et te sentais « bizarre ». Tu en parlas à une amie médecin qui te conseilla de faire un électromyogramme. «On verra ça plus tard.» Pour toi, c’était psychologique. Tu travaillais trop. Tu commenças à t’inquiéter quand une paralysie s’installa au niveau du pouce droit.
Claire a été livrée avec une paire de chaussons et une combinaison en tissu bleu jetable. Je lui enfile sa robe vert clair à col montant. Ce n’est pas n’importe quelle robe. Ses pieds : j’évite les chaussettes à motif. Dans mon souvenir, Claire n’aimait pas ça. En se levant elle dit « où est le ciel ? » et je réponds « assieds-toi », mais au lieu de s’asseoir, elle traverse la pièce à pas lents. C’est sa démarche. Elle fait plusieurs fois le tour du chat endormi sur la chaise. On dirait que c’est la première fois de sa vie qu’elle voit un chat. Tout à coup elle s’écarte et me demande de choisir une musique, une musique que je voudrais qu’elle chante. Nous passons l’heure suivante à nous tenir la main. La première soirée s’écoule ainsi, sur le canapé du salon. Claire dort la tête sur mes genoux. Je lui caresse les cheveux.
Mon amour, tu passas un premier électromyogramme, puis un second, plus approfondi, avec un neurologue de l’hôpital de la Salpêtrière. On te diagnostiqua six mois après l’apparition des premiers symptômes : à 39 ans, tu étais atteinte d’une S.L.A. Ta première réaction fut de rester assise un long moment, contemplant tes mains. Tu ne voulais pas aller voir sur Internet pour ne pas te faire peur. Tu restas de longues minutes à regarder Roger Federer, Elon Musk, Jennifer Lopez se verser un seau d’eau glacée sur la tête, et la grimace d’Eminem, tu t’es passé et repassé cette grimace, qui symbolisait le ressenti des personnes à l’annonce du diagnostic de cette maladie : le froid, l’effroi, la paralysie de tout le corps.
S pour «sclérose» (correspond à un durcissement). L pour «latérale» (car elle s’attaque au côté de la colonne vertébrale). A pour «amyotrophique» (une privation de nutrition des muscles). La SLA ou Maladie de Charcot est une maladie neuro-dégénérative non contagieuse dont on ne connaît pas précisément l’origine et pour laquelle aucun traitement réellement convaincant n’a pour le moment été mis au point. Bien sûr, tu es aussitôt entrée dans le schéma «pourquoi nous», mais une fois que tu avais dit ça, tu te contentas de nous serrer dans tes bras et de nous embrasser. Je suis coriace – c’était ta phrase. Nous sommes partis quinze jours à Honfleur, à la « Coconnière ».
Ses yeux verts, ses longs cils, ses épais cheveux bruns, son petit nez busqué, ses narines arquées, ses pommettes bien dessinées, son sourcil en accent circonflexe, ses petites épaules, sa cicatrice sur le ventre, le petit grain de beauté au coin de la bouche, et le truc qu’elle fait, avec sa lèvre supérieure, en sortant légèrement la langue, donnant parfois l’impression qu’elle va se mettre à rire. Pendant les deux ou trois premiers jours, Claire m’adresse à peine la parole. Elle déambule d’un endroit à l’autre dans l’appartement. Je ne peux en détacher les yeux. Elle s’agite dans la pièce, va examiner les stores, soupèse dans sa main le cendrier en verre, caresse le cadre du tableau rouge pendant de longues minutes (je l’ai laissé en évidence au-dessus du bureau). Mais surtout, très vite, le problème du chat se pose : il grogne, crache, hérisse le poil dès qu’elle approche. La réponse est toujours la même : Claire se fige instantanément. Certains mots- clefs la relancent. Ça va tout de suite mieux. Il y a des moments où je ne peux m’empêcher d’approcher et de lui toucher le visage. Je la retourne. Je la regarde. Je lui remets sa mèche derrière l’oreille. Ce matin, à ma grande surprise, elle a avalé une barre chocolatée. Je l’écoute mastiquer. Indubitablement, elle mastique. C’est marrant. Elle mange les noisettes séparément de la barre. Je me demande si elle digère les aliments solides, et je ne sais pas ce qu’il advient des déchets. Le mémo du professeur a été très instructif : Claire urine peu, ses excréments sont très secs, et elle ne transpire quasiment pas. Par contre elle pleure à chaudes larmes, et elle rit quand on la chatouille. Le professeur recommande : «sourire», «acquiescer régulièrement», «contact visuel», «pas de lunettes de soleil», «aucune action les premières nuits», «et si vous allez aux WC, laissez la porte entrebâillée», «parce que oui, n’oubliez pas qu’avant toute chose, votre femme doit redécouvrir son environnement.» Mais qu’il ne s’inquiète pas : je la couche en laissant le plafond allumé. Puis je me déshabille dans la salle de bain et me mets au lit. Je guette son profil. Les battements des yeux. La nuit, si je lui demande, elle peut les fermer pour dormir, je préfère.

Même si Ian Soliane joue à merveille avec les apparences, dans ce roman du contournement d’un tabou majeur quoique le plus souvent informulé, celui de la relation amoureuse (et sexuelle) homme-machine (ou homme-cyborg, fort loin toutefois de la tentative féconde et de la métaphore hybride de Donna Haraway), « Après tout » ne s’inscrit pas dans la confrontation directe inscrite dans l’ordre de l’abomination (même si certains protagonistes, à la découverte de ce qui se passe, s’y inscriront, eux, de plain pied). Nous ne sommes pas ici dans « La semence du démon » (1973) de Dean Koontz ou dans son adaptation filmique « Génération Proteus » (1977), ni même, dans un registre pourtant bien distinct dans chaque cas, dans « La survivante » (1985) de Paul Gillon ou dans le redoutable « Monique : toujours contente » (2002) de Valérie Guignabodet, avec Albert Dupontel.

C’est bien du côté de « L’inquiétante étrangeté » (1919) de Sigmund Freud, et de son application spécifique à la robotique par Masahiro Mori dans son « La vallée de l’étrange » (1970), étrangeté de traits, de mécaniques et de situations qui fournit sans hasard le cadre réel des séries télévisées suédoise « Real Humans » (2012) et russe « Better Than Us » (2018), que Ian Soliane produit son superbe effort : qu’il trouve à nouveau ici une écriture spécifique pour parcourir cette uncanny valley est l’un des joyeux miracles de cette « fable cruelle » (pour reprendre un élément du titre de l’article du Monde des Livres – titre qui ne dépend pas de l’auteur de l’article, rappelons-le) et néanmoins parfaitement et subtilement ambiguë.

Comme dans son remarquable « Basqu.I.A.t », paru en 2021 aux éditions Jou, Ian Soliane nous montre ici aussi, au passage, comment une écriture authentique et talentueuse, s’inscrivant volontairement dans une zone acquise à la science-fiction en tant que genre (l’intelligence artificielle et la bio-ingénierie, pour simplifier) sans en épouser toutefois les codes poétiques spécifiques (codes qui restent encore aujourd’hui largement à définir, malgré les efforts de théoriciennes et théoriciens tels que, parmi plusieurs autres, Darko Suvin et Fredric Jameson – même si cette quête-là n’est pas centralement la leur -, ou plus près de nous, Irène Langlet ou Simon Bréan), parvient à baliser une telle zone-frontière d’une manière neuve et puissante.

Un homme totalement chauve, visage dur, mâchoire carrée, cigare aux lèvres, la quarantaine, avec un regard sévère et concentré : c’est Ivan. Il fait partie de ces individus qui correspondent parfaitement à leur prénom. Ivan commence par déchirer la capsule d’un tube de gel et en badigeonne soigneusement le menton de Claire. À la consultation, Claire passe des tests, celui des charades, de l’équilibre, flexion des genoux, adhérence au sol, etc., le professeur lui demande de marcher, de sauter, d’écrire, de suspendre son manteau à la tringle, etc. L’entretien dure entre trente à trente-cinq minutes. Nous faisons une sorte de bilan de cette première semaine. Nous passons en revue les mimiques, les intonations, les petits gestes, et son désir de danser. Nous nous attardons sur le choix d’expressions employées par Claire (depuis quelques jours, c’est le classique «mon chéri», un «dadou» sort parfois, et d’autres surnoms du genre chaton ou baby). Détail à noter : lors d’un baiser, j’ai eu un goût salé dans la bouche. J’ai aussi remarqué qu’elle émettait un genre de «petit prout» tous les jours à la même heure, vers trois heures moins le quart. Ivan me dit que ce n’est pas forcément une mauvaise chose. De temps en temps, il tapote le grain de beauté, pour affiner d’infimes réglages, et Claire ne quitte pas des yeux le mouvement de sa main. Il dit qu’il compte sur moi pour la bichonner. Je lui dis que je n’ai pas l’intention de faire quoi que ce soit d’autre. J’apprends au passage que l’assistance est gratuite, et concernant l’amour, Ivan me dit en riant qu’elle dispose d’un processeur d’environ trois cents cœurs. La nuit d’après – la septième nuit suivant son retour – est une nuit où je me réveille avec Claire qui est en train de me masturber et me susurrer à l’oreille des choses obscènes au sens de vraiment obscènes, et une fois fini, elle dépose un baiser sur chacun de mes yeux.

Sur le même ouvrage, il faut lire les excellents billets de L’épaule d’Orion (ici), de Quoi de neuf sur ma pile ? (ici) et du Nocher des Livres (ici).

Hugues Charybde, le 10/07/2024
Ian Soliane - Après tout - éditions Jou

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