L'AUTRE QUOTIDIEN

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L'Orbite fictive de Samantha Harvey

Une journée fictive, en seize révolutions, des six occupantes et occupants de la station spatiale internationale. Une fascinante poésie du quotidien décalé et de l’étrange normalisé.

ORBITE MOINS 1
En orbite autour de la Terre dans leur vaisseau spatial, ils sont si proches et si seuls que même leurs pensées, leurs mythologies intimes parfois se rejoignent. Il leur arrive de faire les mêmes rêves – des rêves de fractales, de sphères bleues, de visages familiers perdus dans l’obscurité, et du noir intense et dynamique de l’espace qui terrasse leurs sens. L’espace nu est une panthère, sauvage et primitive ; ils rêvent qu’elle rôde dans leur habitacle.
Ils sont suspendus dans leur sac de couchage. À quelques centimètres d’eux, derrière une peau métallique, l’Univers se déploie en simples éternités. leur sommeil s’affaiblit alors, une aube lointaine point et leurs ordinateurs pulsent les premiers messages silencieux d’une nouvelle journée ; la station, en éveil perpétuel, vibre de tous ses filtres et ventilateurs. Dans la cuisine, les restes du dîner de la veille : des fourchettes sales retenues à la table par des aimants, des baguettes glissées dans un étui fixé au mur. Quatre ballons bleus flottent dans l’air ventilé, des guirlandes en aluminium proclament Bon anniversaire, ce n’était l’anniversaire de personne mais ils fêtaient quelque chose et n’avaient rien d’autre à disposition. Il y a une traînée de chocolat sur une paire de ciseaux et une petite lune en feutre au bout d’une ficelle, attachée aux montants de la table pliante.
Dehors, la Terre tourne sur elle-même dans un amas de lumière lunaire et semble se dénuder alors qu’ils foncent vers sa surface infinie : les touffes de nuages au-dessus du Pacifique rehaussent l’océan nocturne d’un bleu cobalt. Voilà qu’apparaît Santiago sur la côte sud-américaine en approche dans un halo d’or flamboyant. Invisibles derrière les volets clos, les alizés qui soufflent sur les eaux chaudes du Pacifique Ouest ont provoqué une tempête, un moteur à combustion. Les vents prennent la chaleur de l’océan là où elle se concentre sous forme de nuages qui se densifient, caillent puis forment des cheminées verticales, générant un typhon. Tandis que ce dernier se déplace à l’ouest vers le sud de l’Asie, leur vaisseau fait route vers l’est en direction de la Patagonie où une aube lointaine épand son arc néon à l’horizon. La Voie lactée est une traînée de poudre vaporeuse lancée dans un ciel satiné.
À bord du vaisseau, c’est un mardi matin, il est quatre heures et quart, début octobre. Dehors, il y a l’Argentine il y a l’Atlantique Sud il y a Le Cap il y a le Zimbabwe. Par-dessus son épaule droite, la planète laisse échapper un soupir matinal – une étroite fissure de lumière en fusion. Ils traversent en silence les fuseaux horaires.
Tous ont été à un moment donné propulsés dans l’espace par une bombe au kérosène, puis dans l’atmosphère à bord d’une capsule surchauffée, l’équivalent en poids de deux ours bruns faisant pression sur eux. Leur cage thoracique a tenu bon contre la charge jusqu’à ce que les ours se retirent l’un après l’autre, puis le ciel est devenu l’espace, la gravité a diminué et leurs cheveux se sont dressés sur leur tête.
Ils sont six dans un grand H de métal suspendu au-dessus de la Terre. Ils tournent sur eux-mêmes, quatre astronautes (américain, japonais, anglais, italien) et deux cosmonautes (russe, russe) ; deux femmes, quatre hommes, une seule station spatiale composée de dix-sept modules interconnectés, filant à vingt-huit mille kilomètres/heure. Ils sont les six derniers d’une longue liste, rien d’inhabituel à cela désormais, des astronautes ordinaires dans l’arrière-cour de la Terre. L’improbable et fabuleuse arrière-cour de la Terre. Et ils tournent au gré de leur lente et longue dérive, en une roulade perpétuelle, tournent sans cesse au fil des jours. Les jours se succèdent rapidement. Ils vont rester ici environ neuf mois, neuf mois à dériver en apesanteur, neuf mois avec la tête gonflée, neuf mois à vivre comme des sardines, neuf mois à s’extasier devant la Terre, avant de revenir sur la patiente planète.
Une civilisation extraterrestre penserait peut-être en les regardant : que font-ils ici ? Pourquoi ne vont-ils nulle part et tournent-ils sans cesse ? La Terre est la réponse à toutes les questions. La Terre est le visage réjoui de l’être aimé : ils la regardent dormir et s’éveiller et se perdent dans ses routines. La Terre est une mère guettant le retour de ses enfants, pleine d’histoires, d’extases et d’aspirations. Leurs os sont un peu moins denses, leurs membres un peu plus minces. Leurs yeux emplis de visions difficiles à décrire.

Depuis 1998, la Station Spatiale Internationale et ses 2 à 7 astronautes et cosmonautes (la plus vaste installation jamais assemblée par l’humanité dans l’espace est opérée par les agences spatiales américaine, russe, européenne, japonaise et canadienne) tourne autour de la Terre, 400 km au-dessus de nos têtes, à raison de 15,5 orbites par jour.

Fruit tardif de la « détente » après la course à l’espace et à la Lune des années Kennedy-Krouchtchev, projet ralenti une dernière fois par la bouffée guerrière reaganienne, elle est en théorie consacrée principalement, depuis bientôt 26 ans, à la recherche scientifique sur la micro-gravité et l’exposition du vivant aux diverses conditions de l’espace, un certain nombre de missions réputées « annexes » lui étant régulièrement ajoutée au gré des aléas politiques et budgétaires.

« Orbital », joliment sous-titré « Une journée, seize aurores », publié en 2023 et traduit en 2024 par Claro pour Flammarion, est le cinquième roman de la Britannique Samantha Harvey (à ne pas confondre avec la chanteuse homonyme et son tube « Please » de 2018). En un peu plus de 200 pages, il nous entraîne dans une journée ordinaire – ce qui ne veut bien entendu pas dire banale – de la station spatiale internationale et de ses presque seize révolutions quotidiennes autour du globe, en compagnie de ses six occupantes et occupants, les deux Russes Roman et Anton, l’Américain Shaun, la Japonaise Chie, l’Anglaise Nell et l’Italien Pietro, drôle de famille recomposée dont les routines et les interventions rythmeront cette journée multi-circulaire.

Ils regardent en bas et comprennent pourquoi on l’appelle la Terre mère. Ils ressentent tous ça de temps en temps. Ils font tous un lien entre la Terre et une mère, et ce faisant ont l’impression d’être des enfants. Avec leur coupe au bol androgyne, leurs shorts réglementaires et leur nourriture pour bébé, les jus de fruits bus à la paille, les guirlandes d’anniversaire, les couchers de bonne heure, l’innocence imposée des journées consciencieuses, ils éprouvent tous à certains moments la soudaine annulation de leur moi astronaute et la sensation de retourner en enfance, d’être minuscules. Leur imposante génitrice sans cesse présente derrière le dôme de verre.
Mais aujourd’hui, cette sensation s’est accrue. Depuis que Chie est entrée un vendredi soir dans la cuisine alors qu’ils préparaient le dîner, le visage encore exsangue sous le choc, et a dit, Ma mère est morte. Shaun a lâché son paquet de nouilles qui s’est mis à flotter au-dessus de la table, Pietro a franchi à la nage le mètre qui le séparait d’elle, il a baissé la tête et pris les mains de Chie en une chorégraphie si fluide qu’on l’aurait dite préparée. Nell a murmuré quelque chose d’incompréhensible, une question – quoi ? comment ? quand ? quoi ? – puis a vu le visage blême de Chie virer au rouge comme si ces mots avaient attisé sa peine.
Depuis cette annonce, ils regardent souvent la Terre alors qu’ils tournent autour (en flânant, dirait-on, même si rien n’est moins vrai), et il y a ce mot : mère mère mère mère. L’unique mère de Chie est désormais cette boule lumineuse qui roule dans le vide et s’élance malgré elle autour du Soleil une fois par an. Chie est désormais orpheline, son père étant mort dix ans plus tôt. Cette boule est la seule chose qu’elle peut désigner comme lui ayant donné la vie. Il n(y a pas de vie sans elle. Sans cette planète, il n’y a pas de vie. Une évidence.
Pense une pensée nouvelle, se disent-ils parfois. Les pensées qu’on a en orbite sont si grandioses et datées. Pense quelque chose de nouveau, une pensée neuve et complètement inédite.
Mais il n’y a pas de pensées neuves. Juste des pensées anciennes nées dans des moments nouveaux – et dans ces moments figure la pensée suivante : sans cette Terre nous sommes tous fichus. Nous ne pourrions survivre une seconde sans sa grâce, nous sommes des marins sur une mer sombre, abyssale, infranchissable.
Aucun d’eux ne sait quoi dire à Chie, quelle consolation offrir à une personne frappée par le deuil en orbite. On doit sûrement vouloir rentrer chez soi, pour un dernier adieu. Inutile de parler ; il suffit de regarder par le hublot la lueur qui se double et se dédouble. La Terre, vue d’ici, est comme le ciel. Elle ruisselle de couleurs. Une explosion de couleurs prometteuses. Quand on est sur cette planète, on lève les yeux et on croit que le ciel est ailleurs, mais voici ce que pensent parfois les astronautes et les cosmonautes : peut-être que nous tous, qui sommes nés sur la Terre, nous sommes déjà morts et dans l’au-delà. Si nous devons aller dans un endroit improbable et difficilement imaginable à notre mort, alors ce globe lointain et vitreux avec sa belle lumière solitaire pourrait fort bien être cet endroit.

À l’opposé de la nécessaire sécheresse des récents rappels historiques d’Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin (« Une histoire de la conquête spatiale », 2024) comme des fictions subtilement dubitatives que l’on voit désormais apparaître à propos de l’espace et de ses utilisations (on songera par exemple à l’excellent « L’occupation du ciel » de Gil Bartholeyns), l’ouvrage de Samantha Harvey propose une forme nettement spécifique de réenchantement décalé : entre science conduite ici pour la science (et non directement pour des intérêts privés ou du marketing quelque peu grossier) et discipline dévouée mais parfois bien rêveuse imaginée de la part des membres de la mission, « Orbital » déploie une écriture audacieuse, simultanément diaboliquement précise lorsqu’il s’agit de science et de géographie et subtilement songeuse lorsqu’il s’agit de méandres personnels et de vivants confrontés, aussi, à une catastrophe climatique en cours – pour laquelle ils sont hélas si bien placés pour constater que, comme l’écrivait Andreas Eschbach il y a quelques années (« En panne sèche », 2007), « Même la dernière goutte d’essence permet encore d’accélérer ».

Le matin, ça sue et souffle et peine, poids, haltères et tapis de course, deux heures par jour pendant lesquelles leurs corps, n’étant pas suspendus, sont contraints d’obéir à la gravité. Dans la section russe du vaisseau, Anton pédale sur place pour chasser le sommeil accumulé, Roman trotte sur le tapis de course. À trois modules de là, dans la section non russe, Nell est sur le développé-couché et regarde rouler ses muscles sous un vernis de sueur tandis que pistons et volants simulent la gravité. Ses membres fermes et minces n’ont pas de tenue, elle a beau pousser, presser et pédaler pendant ces deux heures dans la salle de gym, il n’en reste pas moins que vingt-deux heures par jour le corps ne rencontre aucune résistance. À côté d’elle, Pietro est harnaché au tapis roulant américain, il écoute Duke Ellington les yeux fermés ; dans sa tête défilent les champs de menthe sauvage de l’Émilie-Romagne. Chie, dans le module adjacent, sur le vélo d’exercice, dents serrées, résistance à air au maximum, compte la cadence de son pédalage.
Ici dans la microgravité vous êtes un oiseau de mer qui se laisse porter dans un ciel dégagé, juste porter. À quoi bon des biceps, des mollets, des tibias solides, à quoi bon une masse musculaire ? Les jambes sont une chose du passé. Mais chaque jour tous les six doivent refouler cette envie de s’éparpiller. Ils s’absentent dans leurs écouteurs, soulèvent des poids et pédalent sans avancer à vingt-trois fois la vitesse du son sur un vélo sans siège ni guidon, juste une paire de pédales reliées à un appareil, parcourant douze kilomètres à l’intérieur d’un module métallique lisse avec vue sur une planète qui tourne.
Tantôt ils rêvent d’un vent froid et sec, de trombes de pluie, de feuilles d’automne, de doigts rougis, de jambes crottées, d’un chien curieux, d’un lapin surpris, d’un chevreuil soudain bondissant, d’une flaque dans un trou d’eau, de pieds trempés, d’un talus, d’un joggeur, d’un rayon de soleil. Tantôt ils succombent juste au bourdonnement inanimé de leur vaisseau étanche. Pendant qu’ils courent, pédalent, soulèvent des poids, les continents et les océans passent sous eux – l’Arctique lavande, la pointe est de la Russie qui disparaît derrière, des tempêtes qui s’amassent au-dessus du Pacifique, les déserts plissés de sable et de montagnes du Tchad, le sud de la Russie, la Mongolie et de nouveau le Pacifique.
N’importe qui en Mongolie ou dans ces lointaines étendues orientales de la Russie, ou n’importe qui du moins au fait de ces choses, pourrait savoir qu’en ce moment même, dans leur ciel froid d’après-midi, plus haut que tous les avions, un vaisseau spatial passe et qu’une humaine est là-haut en train de soulever une barre avec ses jambes, forçant ses membres à ne pas céder à la tentation de l’apesanteur, ni ses os à un rêve aviaire. Sans quoi cette pauvre voyageuse de l’espace aura toutes sortes d’ennuis quand elle reviendra sur Terre, là où les jambes redeviennent on ne peut plus réelles. Sans ces exercices et ces suées, elle ne survivrait à la chaleur intense et à la rentrée dans l’atmosphère terrestre que pour être extraite de sa capsule pliée comme une grue en papier.
À un moment de leur séjour en orbite naît en chacun d’eux un puissant désir qui perdure – celui de ne jamais partir. Une soudaine embuscade du bonheur. Ils le trouvent partout, ce bonheur, surgissant des lieux les plus ternes – dans les modules d’expérience, les sachets de risotto ou de cassoulet au poulet, les écrans de contrôle, les boutons et les aérations, les étroits tubes de titane, de Kevlar et d’acier dans lesquels ils sont enfermés, les sols mêmes qui sont des murs et les murs qui sont des plafonds et les plafonds qui sont des sols. Dans les poignées qui sont des marchepieds et irritent les orteils. Dans les combinaisons spatiales, qui les attendent, vaguement macabres, à l’intérieur des sas. Tout ce qui parle de la vie dans l’espace – autrement dit tout – les piège dans du bonheur, et ce n’est pas tant qu’ils ne veulent pas rentrer chez eux, juste que l’idée d’un chez-eux a implosé – est devenue si énorme, si distendue et pleine, qu’elle s’est effondrée sur elle-même.

Hugues Charybde, le 19/06/2024
Samantha Harvey- Orbital - Ed Flammarion

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