Serge Hesse RIP (rest in punk): impressions soleil couché
« C’est lui qui mourra, moi je ne mourrai pas, on l’enterrera peut-être, si on le trouve, je serai dedans, il pourrira, moi je ne pourrirai pas, il n’en restera plus que des os, je serai dedans, il ne sera plus que poussière, je serai dedans, ce n’est pas possible autrement, c’est comme ça que je vois la chose...»
Samuel Beckett « Pour finir encore et autres foirades ». Ed Minuit 1976
Serge Hesse était un punk photographe. Creepers aux pieds, il a passé sa vie à photographier et à étudier. Dans un sens, il a pris aux mots le réalisateur F-J Ossang qui, à une époque, avait cru à l’émergence d’une culture punk mais Il a poussé la chose plus loin, au point de mettre en pratique une forme de renoncement radical fondé sur le constat que désormais, toute subjectivité étrangère au conformisme de l’esprit néolibéral était non seulement écartée, méprisée ou ignorée, mais encore, parfois même, ciblée par un système judiciaire, en proie à une pression médiatico-politique pratiquant simplement une censure et une répression, souhaitant que toute critique soit éradiquée, invisibilisant ses auteurs, tendant à les réduire au néant. Et comme il aimait à le dire ces derniers temps : « ça va mal finir et ça ne fait que commencer ».
Serge était le fils d’une famille d’exilés parmi les milliers de juifs qui ont fui l’Égypte fin 56-57. Étudiants à l’école Française du Caire, une partie de la famille étant déjà̀ en France, celle-ci se regroupe pour rejoindre cette Terre d’Accueil. Belle intégration visiblement, la famille a conquis une position sociale « décente », vécue cependant comme un déclassement, ayant fait partie de l’élite dans le Caire d’avant Nasser. La nostalgie du pays était donc augmentée par le souvenir d’un monde disparu et de ce qu’ils avaient imaginé́ à ce moment là comme destin pour eux. Comment «gagner sa vie» quand on a déjà «tout» perdu au moment de commencer ?
Mais Serge arrive au monde et plus tard, il fait des études de sociologie. En parallèle, il s’intéresse de plus en plus à la littérature, au cinéma, à la peinture et à la photographie.
Il est marqué par l’appel d’air culturel du début des années Mitterrand.
Très vite, l’ambiance va changer puisque la liberté est freinée par l’arrivée du Sida. Surtout, les premiers sujets politiques formés à la pensée néolibérale débarquent dans tous les partis. L’élan va vite s’inverser : ça se transforme.
D’un côté, il y a ce courant du « tout est possible » qui électrise la jeunesse de l’époque mais, de l’autre, il y a la réalité ; pour Serge, la pression familiale qui s’exerce, le destine à travailler avec son oncle marchand d’antiquités. La photographie n’est pas un métier.
Pour échapper à ce destin tout tracé, il enchaine les petits boulots et trouve un équilibre qui lui permet d’avoir du temps pour lui.
Mais là encore, l’inattendu va s’imposer. Un jour, il est tabassé par un tenancier de bar à coup de batte de baseball.
« Je voulais prendre un dernier verre, je regarde le fric qui me reste et je m’aperçois qu’il va me manquer un franc. Je demande autour de moi si quelqu’un peut me dépanner mais le tôlier m’interpelle et me dit qu’il va me dégager alors que j’avais picolé tout l’après-midi. Dans un mouvement de colère, je lui jette l’argent que j’avais dans la main au visage. C’est alors qu’il prend sa batte de baseball et qu’il me fracasse. »
Cela lui vaudra trois semaines de coma et des séquelles irréversibles. A partir de là Serge fera des crises d’épilepsies chroniques. Se sachant condamné, il est conscient que son espérance de vie sera considérablement raccourcie ; d’un côté la création et la vie, de l’autre, une fin tragique programmée qui peut surgir à chaque instant et qui impose une bipolarité́.
Sans ce traumatisme et ce passage à tabac, Serge aurait pu connaître, vivre avec un peu plus d’espoir et de reconnaissances. Une forme de désillusion, de méfiance s’exerce désormais à l’endroit du genre humain, sur la société occidentale post moderne, affecte définitivement une socialisation rendue déjà difficile par ses problèmes de santé, le rejet dont il a fait l’objet plus jeune, de la part les autres, issu d’un milieu très favorisé de la banlieue Ouest où il a été scolarisé. La société lui rendait si bien qu’il avait le juste sentiment qu’il n’y avait pas sa place. Les non-dupes errent comme dirait l’autre.
Vers une forme de renoncement.*
Du coup, il s’invente une «vie contemplative» à l’instar des premiers «thérapeutes» des hauteurs du lac Maréotis mais les textes «sacrés» qu’il étudie sont d’un autre genre que ceux qu’étudiaient les philosophes d’Alexandrie de l’école de Philon*.
Pour Serge ça allait des «écrits corsaires» en passant par «les penchants criminels de l’Europe» jusqu’au «voyage au bout de la nuit».
Il engage aussi un procès qu’il va gagner contre ce patron de bar. Son indemnité́ lui permet justement d’entreprendre un voyage au long cours en Égypte. Il entame un périple à partir du Caire pour Alexandrie, puis il parcourt le désert de Lybie et l’oasis de l’ouest pour redescendre sur Louxor où il s’embarque sur une felouque pour remonter le Nil jusqu’à Khartoum.
Sa photographie démarre par une production qui pose un regard poétique sur le monde qu’il côtoie alors par la mise en perspective d’une errance sans but, dans un espace où le temps pour la première fois lui appartient tout à fait et où il n’est plus argent, mais, sels d’argent, étoiles dans le ciel, désert à perte de vue, hirondelles criantes et barbecue dans les rues.
Il souhaite alors oublier le non-monde qu’il a laissé́ derrière lui, l’Im-Monde qui le pousse vers une recherche non pas du bonheur mais plutôt de la beauté́, noire et blanche et grise, qui le regarde ou qu’il perçoit dans une relative évidence, celle qui nous ramène à la conscience de la véritable échelle de l’espace au regard de quoi, le théatrum Im-Mondi actuel apparait dans toute son absurdité́.
Cependant, il veut toujours progresser et fréquente les Beaux-Arts de Paris en clandestin, puisque là encore il n’a pas de place. Les Beaux-Arts deviennent alors le lieu de tous les possibles à commencer par les rencontres, parfois les amitiés. Parmi celles-ci, celle qui va commencer avec le peintre Nicolas Pol sera déterminante : Pour la première fois Serge se sent autorisé à rompre avec le doute : Je suis donc je suis.
Sur la base de ses photographies argentiques, il fabrique quatre carnets dans lesquels il expérimente la déconstruction de son travail sur le Réel. Ce travail accouchera plus tard de ses fragmentations et de l’utilisation du numérique.
C’est aussi l’impact des néo-picturialistes comme Louis Jammes, Roger Ballen ou encore Joël Peter Witkin ; ceux-ci lui ouvrent la voie vers de nouveaux possibles.
Cette photographie, qu’il maîtrise peu à peu, s’inscrit, au départ, dans une tradition photographique classique avec laquelle il rompt définitivement.
A partir de là, sa photographie nous emmène dans un au-delà̀ des apparences dérangeant et ouvrant sur une esthétique. Celle-ci nous plonge dans l’imaginaire d’une réalité́ quasi quantique, quand le photon vient percuter le réel, qui, dans l’ombre, change dès qu’on l’éclaire et que nous ne pouvons donc jamais vraiment observer.
Ce travail au sujet de l ‘invisible immergé au sein de tout le Vivant fait corps, questionne la supposée réalité, revendique sans l’avouer peut-être une dimension spirituelle à la racine de sa judéité la questionnant en retour, l’ouvrant de l’intérieur dans une corrélation d’ordre poétique. Serge Hesse part sur les traces du fantôme du monde perdu d’avant le temps zéro d’un aujourd’hui que Pasolini aussi avait vu se profiler : le techno-fascisme est là, et maintenant, nous regarde.
Son problème, n’est plus le même que celui posé aux nazis, aux fascistes des différents pays européens de l’avant-guerre. Son premier problème, c’est de reprendre le pouvoir.
Il s’impose par la fin d’un langage, par une agglomération et accumulation d’images et de paroles vides qui, entre autres, transforment le fait divers en fait de société pour produire une réaction de masse : devenir l’élément d’une masse qui adhère au désir d’ordre et consente à servir une économie politique radicalisée.
A partir de ce retour au pouvoir nous pouvons imaginer que le problème sera de réaliser l’utopie néolibérale qui n’a jamais caché son intention et qui se résume avec le concept de fin de l’histoire.
La réalisation de la fin de l’histoire suppose d’emblée un sacrifice.
Cela rejoint l’analyse de Bernanos qui pensait que loin d’avoir gagné la guerre contre le fascisme ou nazisme, nous n’avions gagné qu’une bataille.
Cette idéologie, loin d’avoir été éradiquée, nous ne pouvons pas nous permettre de leur ressembler, est totalement déterminée par l’idée de s’imposer une fois pour toute. A côté, la société́ du spectacle nous parait tellement sympathique que nous regretterions presque sa disparition.
«Bénéficiaire» du RSA depuis des années alors même que dans une société normale il aurait dû automatiquement obtenir une pension d’invalidité́, il était harcelé dernièrement par l’administration macroniste qui souhaitait qu’il rentre dans le rang.
Les cabinets conseils ont prévu les « cas » comme celui d’un Serge Hesse. Par l’usage d’un discours pré-formaté par les mêmes qui ont imaginé les restrictions délirantes et absurdes de la période dite «de la Covid», les conseillers de France Travail fabriquent du renoncement. Serge écoutait avec attention ses interlocuteurs lui expliquer qu’il était photographe dans son imaginaire mais que la réalité était ailleurs.
Pas question de mettre en place des relais institutionnels avec le ministère de la Culture par exemple. Tout est au contraire organisé pour obtenir le consentement de l’artiste pour un retour au travail forcé, dans une négation de son action d’Auteur critique qui cherche à échapper à ce qu’il perçoit comme la plus abjecte des marchandisations : celle de l’art.
Comme nous nous autorisions par écrit, pour sortir de chez nous, en remplissant notre formulaire, autorisons-nous à supporter de voir en face la réalité qui nous (con)cerne : le faire comme-ci de ce nouveau théâtrum Im-Mondi nous emmène tout droit dans le ça va mal finir dont nous parlait Serge.
Ce faire comme-ci qui n’offre aucune autre alternative que le consentement et la complicité.
La sidération qu’exerçait sur lui la propagande des années Macron l’affectait particulièrement et aggravait sa santé comme il en va pour tous les êtres sensibles aujourd’hui. Depuis le décès de sa mère, il envisageait vendre les biens immobiliers dont il obtenait l’héritage afin de fuir la France qu’il ne reconnaissait plus.
Depuis un moment, l’absurdité́ des discours et des affirmations irrationnelles ne le faisait plus rire. Qu’il est étranger à tout ça le cri qui manque à l’origine du monde*. Le cri le plus pur qui soit vient de plus loin encore que ce que nous pouvions imaginer avant aujourd’hui. Chacune des périodes tragiques de l’histoire nous ramène à lui. Un cri laisse-t-il une trace ? Oui heureusement, c’est quelque part dans nos esprits.
Comme prévu par ses médecins, Serge Hesse est décédé́ suite à une crise qui lui fut fatale. Vivant seul, son corps a été découvert trois semaines après son décès à son domicile par les pompiers suite à l’appel de ses amis des Beaux-Arts qui s’inquiétaient. Il n’avait pas non plus d’animaux de compagnie qui n’aurait pas eu d’autre choix que de le manger. Une fin telle que celle-là lui aurait plu, lui qu’ Erich Von Stroheim avait fait rire avec la fin de Foolish Wives ou encore Reiner Werner Fassbinder, avec la fin du droit du plus fort.
Les chats, il les adorait, mais les préférait dehors plutôt qu’enfermés et citait Manuel Alvarez Bravo: « Que ces bêtes qui marchent debout aiment l’enfermement..»
Serge nous a quitté brutalement. Il nous rappelle l’urgence qu’il y a à vivre et résister, et nous incite à réagir en refusant l’injonction politico-économique de faire un.
Être un, et seulement un, nous rend plus faible, or ,nous savons quel sort le pouvoir d’aujourd’hui réserve aux plus faibles. Par ailleurs, résister aux sirènes du pouvoir c’est se retrouver seul. Nous devons revenir aux fondamentaux et recréer un “nous”, en écartant ce qui s’accorde avec la volonté du pouvoir de réduire ce nous à l’expression d’un narcissisme collectif, dont nous verrons toute la démonstration bientôt, dans l’événement des Jeux Olympiques.
L’intelligence collective est la condition essentielle de la réalisation d’un dépassement. Eux aussi font corps et, il suffit d’observer le glissement de la société pour voir, qu’en réalité, c’est une minorité qui gouverne contre les intérêts du plus grand nombre ; ce qui n’a rien à voir avec le concept central de démocratie.
Je finirais par une citation de Klemperer* dont nous parlions beaucoup dernièrement avec Serge :24 février 1934 :« Tout le monde est dupe à sa façon et c’est là que réside le génie de ce régime ».
A travers cette présentation, j’ai voulu montrer le travail de Serge et donné un aperçu des préoccupations que nous partagions lors de nos discussions. Il est impossible de faire ici un état des lieux de tout son travail et de toutes ses références, mais l’intention est de faire la démonstration que Renoncement et anonymat* dans l’art - ça se pratique.
Avant tout, il s’agit aussi d’un hommage à un ami. La perte d’un ami, après réflexion, c’est un peu comme la perte d’un refuge.
Yann Merlin, 22/05/2024
Serge Hesse : impressions soleil couché
Notes :
*Renoncement dans le sens de renonciare : re-annoncer.
*Philon d’Alexandrie : Traité de la vie contemplative.
* « Ecrits corsaires » de Pier Paolo Pasolini
« Penchants criminels de l’Europe » de Jean-Claude Milner
« Voyage au bout de la nuit » Louis-Ferdinand Céline
*Courbet distingue origine et commencement. « « A l’origine n’est-ce pas le cri ? Le cri du premier être humain de l’humanité dégagé de tout précédent traumatique.
*Victor Klemperer. Mes soldats de papier. Journal 1933-1934
*Revue Inter art actuel n° 138/Presses du réel
Yann Merlin né en 1967 ; photographe et photojournaliste.
Contributeur occasionnel à la revue Inter art actuel.
Street art en collaboration avec Rafael Gray, Lucas Mancione et Serge Hesse.
Réalisation court métrage (2023- 2024) en hommage à René Robert, Serge Hesse a fait la lumière sur la première partie en Juin 2023).
Travaille actuellement à la réalisation d’un long métrage composé de plusieurs courts.