L'AUTRE QUOTIDIEN

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"Pollen" hautement nectarisé par Jeff Noon

Réinterprétation du mythe de Perséphone en polar hardboiled psychédélique, “Pollen”, roman échevelé, hybride, métis et musical en diable est un pur chef d’œuvre, et en tout cas celui du punk cybernétique authentique.

Extrait de Les Guerres du Miroir
par R.B. Tshimosa

Il fait peu de doute à présent qu’une des découvertes les plus importantes du siècle dernier fut la possibilité d’enregistrer les rêves sur un support permettant de multiples lectures, une bande biomagnétique recouverte de Phantasme liquide. Cette libération de la psyché, dans sa forme la plus avancée, fut bientôt connue sous le nom de Vurt. À travers les portes du Vurt, les gens pouvaient revisiter leurs propres rêves ou, plus dangereusement, visiter le rêve d’une autre personne, le rêve d’un étranger.
Il est généralement accepté que cette « porte entre réalité et rêve » fut ouverte pour la première fois par l’amorphologue « Miss Hobart », mais les vraies origines du Vurt et la méthode par laquelle les êtres humains y voyageaient (via des « plumerêves » placées dans la bouche) demeureront à jamais voilées de mystère.
Une grande part de ce manque frustrant de connaissance prend sa source dans la nature même du Vurt, car le « monde des rêves » acquit très vite une vie propre. Les anciens habitants de la Terre ignoraient, pour la plupart, cet aspect de l’invention. C’est cette faculté « autorêvante » du monde du Vurt qui finit par entraîner la série de batailles que nous appelons aujourd’hui les Guerres du Miroir. Ce livre entend présenter une vue d’ensemble objective des terribles guerres entre le rêve et la réalité, un conflit dans lequel les deux parties allaient subir de cruelles pertes avant qu’un vainqueur se détache.
Toutes les grandes théories de la guerre peuvent se réduire à une manifestation de la cupidité. C’est ainsi que les créatures du rêve, gagnant en puissance, se mirent à mépriser les rêveurs d’origine, les traitant de simples « conteurs » de la planète Terre. De fait, les créatures du rêve voyaient désormais leur royaume fantastique comme un monde séparé, la Planète Vurt. Les « Vurtuels » aspiraient à l’indépendance.
Un point particulièrement faible de la barrière entre rêve et réalité se trouvait dans l’air psychique qui entourait Manchester, une ville battue par la pluie du nord-ouest de la Simpleterre (connue en ces temps obscurs sous le nom d' »Angleterre »). C’est dans cette cité fabuleuse que prit place l’incident que l’on appelle aujourd’hui la Pollinisation, généralement considéré comme une des premières escarmouches des Guerres du Miroir.

Quinze ans après les événements décrits (si l’on ose employer ce mot sans doute un peu trop terre à terre pour la situation en question) dans « Vurt », les frontières entre le réel et le virtuel, « vurtuel » tissé de rêves, d’imaginaire et de mythes, frontières jadis franchies pour la première fois via les fameuses « plumes » mi-chimiques mi-incompréhensibles, sont de plus en plus poreuses dans l’agglomération de Manchester. Dans les ombres des songes et des faux-semblants, des choses grouillent et s’agitent, la corruption fait rage, les vies des citoyens, qu’ils soient humains bien sûr, mais aussi de deuxième ou troisième zone, cyborgs ou hommes-chiens, semblent moins tranquilles que jamais. Et voici qu’un étrange pollen se répand un peu partout, assorti de crises d’éternuements potentiellement fatales. Pour éclaircir le sort de Coyote, chauffeur de taxi de haute volée qui savait comment arrondir ses fins de mois, ou pour élucider les incidences de ce taux d’allergènes croissant dans l’atmosphère, on mène l’enquête, ordonnée en hauts lieux. Sibyl Jones, l’une des meilleures enquêtrices sur homicides (ou assimilés), et ce d’autant plus que le « vurtuel » peut être impliqué (« Je peux lire l’esprit des vivants et parfois, en arrivant assez tôt, celui des morts, les dernières pensées qui s’attardent »), l’inspecteur principal Z. Clegg (« bon chien flic, intègre ») l’assiste avec hargne et brio, mais aussi, concours de circonstances, la Xcab Boda, collègue de travail et admiratrice du fameux Coyote, sont sur l’affaire. En arrière-plan, le roi des taxis, Columbus, un personnage d’abord non identifié et comme issu de nos peurs secrètes, John Barleycorn (comme, justement, dans le célèbre album, créé en 1970, du Traffic de Steve Winwood, et aussi le DJ pirate, journaliste d’investigation et fin connaisseur de toutes les musiques des années 60, 70, 80 et 90, Gombo YaYa : il y a définitivement quelque chose de pourri au non-royaume de Manchester. Et lorsqu’on apprend que la mystérieuse et fatale passagère du taxi de Coyote s’appelait Perséphone, on bascule pour de bon dans une redoutable mythologie actualisée, en action et en omission.

Coyote est le meilleur chauffeur de « taxi noir » de tous les temps. Il a amené plus de gens plus loin, vers des lieux plus étranges, dans des temps plus étranges, avec moins de galères, moins de merde sur le pare-brise, avec des coups de volant plus virtuoses, des déplacements plus profonds sur la carte, moins d’accidents, moins de plaintes, moins de remboursements, par plus de raccourcis et de routes interdites, avec plus de gravitas, pour moins cher, et avec plus de blessures à montrer qu’aucun autre chauffeur ne pourrait l’imaginer.
Quatre heures moins deux du matin, 1er mai, le monde papillonne tout autour de lui ; oiseaux sombres, ailes de suie, champs noirs et une lune aveugle. En plus, il ne va pas tarder à pleuvoir. Salement. Qu’importe ; Coyote est un chien taxi de première classe, et en ce moment ses mâchoires dégoulinent de salive à la pensée d’une viande riche, une course en or, un bon pavé d’argent juteux.
Viande et argent : rêves jumeaux, moyen de rembourser les dettes.
Dieu sait que Coyote n’en manque pas. Dettes au banquier, dettes au tribunal, dettes à la petite fille qui vit en bas de la rue. Sa fille, il l’appelle. Une gentille gamine qu’il voit de temps en temps et dont la mère – l’ex-femme de Coyote – ne cesse de demander davantage d’argent. Ça ne dérange pas Coyote de payer, en fait il aime ça ; c’est juste qu’il n’a pas beaucoup d’argent en ce moment.
Tout le monde, partout – ils veulent tous de l’argent.
Coyote aussi. Pas trop, cependant. Juste assez serait parfait. Juste assez pour rembourser ses dettes et qu’il en reste un peu pour lui. Il envisage, peut-être, de mettre le cap sur Pleasureville la riante, un de ces jours. Y monter un petit service de taxi, être assis dans un bureau à regarder les courses affluer dans son système. Vivre la vie d’un pedigree, pour changer. C’est la première fois depuis des années que Coyote s’est remis à penser à l’avenir. Si seulement il pouvait rassembler un peu de capital, quelques « os » enterrés. Il s’était juré de ne jamais retourner dans les Limbes, mais les bonnes courses se font rares ces temps-ci.
En cet instant, Coyote attend cette grosse course juteuse, réservée il y a deux jours, heure et lieu précisés jusqu’à la dernière décimale ; paiement à l’arrivée. Il sait que la plupart des chauffeurs en règle insistent pour être payés d’avance, mais Coyote est vieux jeu. C’est pourquoi il conduit un taxi noir. Il a même le compteur d’origine, en état de marche. Modifié à son idée, bien sûr, mais quand même – personne ne fait plus ça. Coyote est unique, et si fier de l’être. Mais à être unique, on se sent seul, au bout d’un moment.
L’heure sur son pare-brise clignote en écho. 4 h 02. Le client est en retard. Des nuages ventrus se rassemblent au-dessus du bout de lande où il est garé, comme les premiers frémissements d’un rêve érotique, et toujours aucun signe de son passager. Coyote commence à s’énerver. Pas à cause de la pluie qui menace ; Coyote a conduit des clients à travers des ouragans. Ni à cause du monde obscur tout autour de lui. En fait il aime l’obscurité. Ces jours-ci, la plupart de ses courses sont éminemment illégales, et plus il fait sombre mieux c’est, telle est la règle. Les premières lueurs du jour ne sont pas loin, et si le passager ne se pointe pas bientôt, il va annuler tout le voyage, et voilà. Le temps est le plus grand ennemi de Coyote. Le temps est là où vit la lueur du jour, et là les flics vivent aussi ; assis sur leur gros cul, désespérés, attendant qu’un chien étranger comme Coyote déboule devant eux, enfreignant les règles. Il a déjà enfreint les règles – Coyote aime enfreindre les règles, c’est son job dans la vie – mais un jour d’inattention il s’est fait prendre, et il paye encore l’amende. Il veut payer l’amende – c’est son côté humain. Mais il n’a pas envie que ça se répète. Le problème, c’est qu’il ne peut s’empêcher d’enfreindre les règles. C’est son côté dalmatien.
Coyote est une créature double.

Publié en 1995, deux ans après « Vurt », traduit en 2006 par Marc Voline à La Volte, « Pollen » est la deuxième installation composée par le Britannique Jeff Noon dans son univers lewiscarrollien en diable où le réel et le virtuel cohabitent et luttent. Dans le même contexte, il sera suivi en 1996 et 1997 de deux préquelles, « Alice automatique » et « NymphoRmation ».

Prolongeant l’entreprise commencée avec un si grand succès sous le signe des plumerêves, « Pollen » délaisse en apparence l’atmosphère purement hallucinée et hautement chimique de « Vurt » pour s’insérer avec un naturel confondant dans une extraordinaire atmosphère de polar hardboiled et psychédélique. À nouveau, il faudra se laisser ici porter avec une sombre allégresse par la langue et par les images, par le rythme échevelé et par les rebondissements volontiers abracadabrants (car Lewis Carroll est presque toujours là).

Incarnant peut-être avec le plus d’authenticité, parmi tous les candidats potentiels, l’esprit originel du cyberpunk, par l’importance accordée, sans jamais faiblir, à la musique et à ses pluies acides, aux sombres prémonitions que portent les paroles des grands poètes du rock (ni le Lewis Shiner de « Fugues » ni le Tommaso Pincio des « Fleurs du karma » ne sont si loin que ça), « Pollen » pousse plusieurs crans plus loin l’intégration profonde de la mythologie ancienne et collective.

Sa réinterprétation du mythe de Perséphone (succédant donc à l’hybridation et au métissage précédemment portés par la si emblématique Desdémone d’« Othello » et de « Vurt »), en résonance avec celles, bien différentes évidemment, de Mélanie Fazi, de Gwenaëlle Aubry ou de Jakuta Alikavazovic, en fait sans doute une réussite encore plus éclatante que le texte fondateur de la série (dont les pièces, par la soigneuse sorcellerie des évocations remplaçant d’éventuelles explications pénibles, peuvent parfaitement se lire indépendamment) : « Pollen » est magique, au sens propre du terme serait-on tenté de dire.

Mon boss s’appelait Kracker : Commissaire Jacob Kracker. Le seul homme prénommé – par ses parents – d’après une marque de biscuits secs. Tous les flics l’appelaient Biscuit Boy dans son dos. C’est la voix de Kracker, dans le téléphone à côté de mon lit, qui m’a lancée dans ce voyage. Il était tôt le matin, le 1er mai de l’année en question. Ses mots ont dû cheminer dur vers mon cerveau cuit, lourd de vin : « Sibyl Jones… J’ai une affaire pour vous. » Un corps avait été trouvé, juste aux portes d’Alexandra Park. Je devais m’y rendre immédiatement. C’était une affaire étrange, avait prévenu Kracker, mais il n’en dirait pas plus. Qu’est-ce que j’en avais à faire ? La mort était ma spécialité. Je m’étais donc habillée en vitesse et avais fait mon détour habituel par la deuxième chambre, où mon amour, mon Diamant, dormait encore. J’avais soulevé le couvercle de son lit-cage et lui avais soufflé un baiser. Je quittai ensuite la maison et montai dans la Ford Comet, roulant sous la pluie vers le parc de Moss Side. Je détestais laisser Diamant seul, mais un flic doit travailler dur par ces temps troublés. D’une main, je tirai une cigarette du paquet sur le tableau de bord. Des Napalm, bien entendu. Le message disait : FUMER AMÉLIORE VOTRE ÉCRITURE – LE BIOGRAPHE OFFICIEL DE SA MAJESTÉ.
Le goût de la cigarette dans ma gorge. En ces jours de poussière sèche, je peux encore me rappeler ce goût, pareil à l’haleine d’un mauvais amant sur les lèvres et la langue.
Je vivais à Victoria Park à l’époque, comme encore aujourd’hui ; un confortable appartement de location que j’avais acheté au propriétaire après le départ de mon mari. Je m’étais mariée tôt, à l’âge de dix-huit ans, déjà enceinte. J’avais eu ma petite fille, Belinda Jones, sept mois plus tard. Mon mari m’a quittée neuf ans après. Et quatre jours après mon mari, ma fille, Belinda, s’est enfuie. Ce n’était pas un âge pour partir à l’aventure, pour une petite fille. Pourtant elle avait bien déguerpi, en me traitant de tous les noms pour avoir forcé son père à partir. C’était sa manière de voir les choses. J’imagine qu’elle l’aimait plus que moi. Mais où était-elle allée ? Où ? J’avais cherché Belinda partout depuis, mais nulle trace d’elle, pas même son nom ou sa destination. Ç’avait été l’un des grands voyages de ma vie.
À présent ce voyage touchait à sa fin. Dans les parages du rêve…
Le canal des flics débordait de messages ce lointain matin, alors que je roulais vers Moss Side au volant de ma Fiery Comet. Je n’étais pas d’humeur pour les voix officielles – tous ces récits codés de violence factuelle ou imminente -, je m’étais donc éloignée des ondes de la police, jusqu’à ce que je capte la voix de Gombo YaYa. Les flics de Manchester cherchaient ce pirate hippy depuis des années ; ils n’avaient jamais rien trouvé d’autre que sa voix errante, sortant de nulle part…

Hugues Charybde, le 1/05/2024
Jeff Noon - Pollen - éditions La Volte

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Jeff Noon