L'AUTRE QUOTIDIEN

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La communauté des isolés : Slimane Touhami et les pommes de l'exil

Anthropologue de métier, Slimane Touhami a décidé de se pencher sur le quotidien des ouvriers agricoles marocains venus se casser dents et reins dans le Sud de la France; il les a côtoyés dans les années 80 et suivantes, ces descendants de Chibanis peu gâtés par les Trente Glorieuses.

Mais bien que rompu à l'approche sociologique, Touhami, par ailleurs docteur de l'EHESS, ne livre pas une étude austère agrémentée de graphiques et étayée par des statistiques. Il s'aventure davantage du côté du poème en prose, en sa veine baudelairienne, scrutant l'or dans le trivial et taillant des portraits où l'empathie jamais ne s'englue dans la fascination. Une autre façon de dire la peine, l'exil, et la galaxie des attitudes et destins que ces deux mots ne peuvent à eux seuls étreindre.

En une trentaine de "tableaux" (c'est ainsi qu'il dénomme ses chapitres), Touhami sait peindre aussi bien le corps partiellement brisé et l'esprit battant la campagne, la douleur des membres et l'or des rares sourires. Les compagnons de son étude sont pour la plupart des cueilleurs de pommes, gentiment arnaqués par des patrons profitant de leur analphabétisme, égarés dans des vergers sans Hespérides ni espérance – "des pommes gasconnes issus d'un cultivar néo-zélandais qui, demain, feront le plaisir d'une famille allemande en pique-nique au bord d'un lac autrichien". Loin du bled, logés dans des boîtes, ils forment les maillons d'une longue chaîne d'émigrés venus aider la France à se remonter les manches, à défaut de leur tendre la main.

La langue de Touhami, si elle n'oublie pas les outils sociologiques – évoquant "la broyeuse hypermoderne d'une urbanité des marges" –,  s'attache davantage aux callosités des mains, à la texture d'un ciel d'orage, à telle démarche, tel geste. Comme si, pour mieux comprendre ces destins liés à l'exploitation, au racisme et à la déshérence, il importait avant tout de rendre au cadre où ils survivent l'éclat d'un monde dénaturé. L'orage? "Limace titan au pied pourpre, l'orage traîne sa masse vers pour y mourir. […] La menace voilée sur l'horizon, le ciel qui implose, les hommes à la recherche d'un abri, la grêle exécrée."

A la fois profondément ancré dans le réel qu'il décrit et décrypte avec une bienveillance qui ne s'en laisse pas compter, et soucieux de rendre ces tableaux plus vivants que nature, Touhami sait en quelques mots esquisser une silhouette, rendre révélatrice une parole anodine, arracher le singulier d'un sort pour le porter aux nues d'un commun calvaire. Grâce à lui, les ouvriers agricoles deviennent des "princes de Cocagne", mais sans qu'aucune sublimation ne vienne occulter les douleurs de leur destin.

Décidément, après Comment sortir du monde, de Marouane Bakhti (dont on a parlé ici), les Nouvelles éditions du Réveil se révèlent un vivier atypique d'auteurs aussi sensés que sensibles.

Claro, le 7/10/2024
Slimane Touhami, Les Princes de Cocagne, Les Nouvelles éditions du Réveil, 12€