L'AUTRE QUOTIDIEN

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Byard Lancaster in Paris, un coffret intégral/magistral des sessions chez Souffle Continu

The Complete Palm Recordings 1973-1974 est un coffret de luxe (définitif) de 7 LP de Byard Lancaster, né à Philadelphie, comprenant ses 4 albums légendaires sortis sur le label Palm Records de Jef Gilson dans les années 1970, Us, Mother Africa, Exactement et Funny Funky Rib Crib, ainsi que la toute première édition indépendante de Love Always, une beauté jazz modal de quinze minutes, plus un livret de 20 pages avec des photos rares et un article approfondi sur les années parisiennes de Byard Lancaster par Pierre Crépon.

Au début des années 1960, au Berklee College of Music, Byard Lancaster rencontre des amis fougueux : Sonny Sharrock, Dave Burrell et Ted Daniel. On comprend aisément qu'il s'engage rapidement dans le free jazz. Une fois installé à New York, il apparaît dans le Sunny Murray Quintet, enregistré sous la houlette du collègue batteur fou d'Albert Ayler.

En 1968, le saxophoniste et flûtiste enregistre son premier album sous son propre nom : It's Not Up To Us. L'année suivante, il vient à Paris dans le sillage de... Sunny Murray. Il reviendra en France en 1971 (toujours avec Murray) et en 1973 (sans Murray pour une fois). C'est à cette époque qu'il rencontre Jef Gilson, pianiste et producteur qui l'encourage à enregistrer à nouveau sous son propre nom.

Sur Palm Records (le label de Gilson), il sort quatre albums : Us, Mother Africa, Exactement et Funny Funky Rib Crib.

"Us", le premier des quatre albums, a été enregistré le 24 novembre 1973 avec Sylvain Marc à la basse électrique (une Fender... Lancaster ?) et l'éternel Steve McCall à la batterie.

Sur l'album, le trio travaille sur le modèle de John Coltrane ; du free jazz secoué par les contributions opportunes du bassiste, suivi d'une musique atmosphérique envoûtante. Ensuite, Lancaster livre un solo sinueux qui rappelle son timbre unique. Sur le single qui accompagne l'album, le trio se lance dans une grande musique noire d'un autre genre qui fera dire au clairvoyant François Tusques que Byard Lancaster est un "authentique représentant du soul/free jazz", pour résumer c'est de la Great Black Music !

Quelques mois après avoir enregistré "Us", Lancaster enregistre "Mother Africa" avec Clint Jackson III, un trompettiste, partenaire de Khan Jamal ou de Noah Howard sur d'autres enregistrements.

Le 8 mars 1974, Lancaster et Jackson sont à la tête d'un groupe composé de Jean-François Catoire (basse électrique et contrebasse), Keno Speller (percussions) et Jonathan Dickinson (batterie). Ensemble, ils créent une impression immédiate. Dès les premières secondes de "We The Blessed", ils développent un free jazz qui abandonne rapidement toute virulence sous l'effet d'interventions basées sur le blues et la soul.

Lorsque débute la composition de Gilson "Mother Africa", l'auditeur est transporté dans le studio, écoutant les musiciens s'installer : ils discutent, plaisantent... Puis vient la mélodie : une dizaine de notes d'un thème répété qui s'accélère et se déforme au gré de leurs envies... Le jazz joué par l'association Byard Lancaster / Clint Jackson III est rare : créatif ET récréatif. "We the blessed", s'impose en réécoutant cela aujourd'hui !

De plus, cela offre un voyage dans le temps accompagné par un guide virtuose, polyinstrumentiste épatant qui mérite d'être (re)découvert. Il semble aussi à l'aise au piano, à la flûte, à tous les saxophones, à la clarinette basse, qu'il joue en solo, en trio ou dans de plus grandes formations.

L'enregistrement de "Exactement" a nécessité deux sessions en studio : 1er février et 18 mai 1974 - entre les deux dates, Lancaster a enregistré, aux côtés de Clint Jackson, l'excellent Mother Africa.

Deux noms apparaissent sur la pochette de l’album : Lancaster (Byard) et Speller (Keno). Byard Lancaster se veut précis, passant régulièrement d'un instrument à l'autre : d'abord au piano, qui est le premier instrument qu'il a appris. Sur "Sweet Evil Miss Kisianga", son inspiration est d'abord Coltrane (même s'il penche plus vers Alice que John), cela annonce la tempête à venir.

C'est le jeu de cuivres de Lancaster qui se distingue : aux saxophones alto (dont le son est transformé par un octavoice sur un titre, "Dr. Oliver W. Lancaster") ou soprano, ainsi qu'à la flûte ou à la clarinette basse, le musicien marche sur une corde raide en tirant le meilleur parti de tous les risques qu'il prend. Utilisant tout le registre de ses instruments, il s'amuse avec les possibilités.

Puis, Lancaster invoque ou évoque Ornette Coleman, Eric Dolphy ou encore Prokofiev, avant d'entrer dans une danse aux côtés de Keno Speller aux percussions. Il a surtout un son unique. Byard Lancaster, quel que soit l'instrument dont il joue et en cherchant continuellement, finit toujours par toucher la bonne note... finit par jouer exactement la note qu'il devait jouer. Un peu comme Don Cherry.

"Funny Funky Rib Crib" est un enregistrement inoubliable (composé de plusieurs sessions datant du milieu de l'année 1974) de jazz créatif submergé par le funk et la soul.

Si Lancaster avait déjà réalisé des albums à succès dans le même genre - notamment New Horizons, sous le nom de Sounds Of Liberation qu'il codirigeait avec Khan Jamal -, celui-ci est un hommage à James Brown et Sammy Davis en compagnie d'une pléiade d'invités dont François Tusques (piano électrique), Clint Jackson III (trompette), François Nyombo (guitare), Joseph Traindl (trombone)...

La pochette de l’album est un portrait de trois-quarts du saxophoniste (que l'on entend aussi à la flûte, au piano et même au chant), mais sur le disque, c'est tout le groupe, inspiré et frénétique, qui teste les mélodies de "Just Test", "Dogtown" ou "Rib Crib" - dont les deux versions témoignent de l'art de la nuance du leader Lancaster. Sur les deux faces de l'album, le groupe évolue également vers un groove plus calme, imprégné de blues et de soul, "Work And Pray" et "Loving Kindness" sont des titres méditatifs où l'auditeur peut s'allonger et se détendre avant d'en redemander : Funny Funky Rib Crib !!!

Le magnifique "Love Always" a été publié à l'origine sur le quatrième (et dernier) volume de la série Jef Gilson Anthology parue en 1975.

Enregistré le 8 mars 1974, il s'agit d'un magnifique morceau de jazz modal d'une durée de 15 minutes. Quatre notes de la basse (l'implacable Jean-François Catoire, qui constitue la section rythmique avec le batteur Jonathan Dickinson et le percussionniste Keno Speller), et le groupe est lancé !

Au piano, Gilson fait preuve du tact subtil d'un sideman, laissant la part belle aux cuivres. Cela permet d'entendre la trompette de Clint Jackson III et l'alto (qui sonne parfois presque comme une flûte) de Byard Lancaster s'imposer chacun dans une longue marche hallucinatoire qui passe de moments d'exaltation directe à un jeu collectif d'une profonde sensibilité. Et s'il fallait une preuve supplémentaire de la confiance qu'inspirent Byard Lancaster et Jef Gilson, "Love Always" la fournit sur cette version unilatérale exclusive au coffret.

Pierre Crépon pour Souffle Continu, le 14/10/2024
Byard Lancaster, The Complete Palm Records (1973-1974), 4 CD Bundle (Us, Mother Africa, Exactement and Funny Funky Rib Crib) 45€ ou coffret deluxe 5LP+12”+7” 139€, Souffle Continu records