L'AUTRE QUOTIDIEN

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Lucien Raphmaj : Une météorite nommée désir

Quand la métaphore météoritique de la destruction à venir, l’obsession potentiellement amoureuse, le crypté et le spectre si visible s’unissent pour tenter une véritable désidération. Attention : vous dérivez dans une zone de chef d’œuvre.

Cette longue chaîne vivante de pixels noirs du Serpent doit être composée de très vieux pixels, et certains proviennent sûrement de rayonnements de trous noirs fossiles, d’univers fantômes, litanie de pixels, d’étoiles, de désirs qui s’assemblent en un corps de cobra labyrinthique de plus en plus long, prié par qui sinon par moi, faisant des prières à angle droit pour ce Serpent géométrique traversant l’écran vert du téléphone à des vitesses qui ne se calculent pas si ce n’est peut-être, toujours, jamais, dans des échelles puantes de stress me transportant dans cet univers avec des astéroïdes pleins de soufre et de calcifications douloureuses. Moi-même mutante. Moi-même polluant tout le cosmos avec ma transpiration d’angoisse. Avec dans les oreilles le bourdon de milliers de pixels effrayés. Par qui ? Par quoi ? En attendant, le Serpent défie le Temps, l’Espace, dévorant l’écran qui, une nuit, une longue nuit, dévorera l’univers peut-être, peut-être sûrement, peut-être jamais. Je débloque. Peut-être. Toujours. Jamais. En attendant, ce Serpent s’accroît à toute vitesse sur la minuscule lucarne glauque de l’écran, où pixels noirs, cobra désir, étoiles brûlantes se cristallisent dans mon sang dans une même panique, oui, tout se mélange sous mes doigts poisseux, comme s’il fallait être à la démesure de l’univers, du désir et de l’impossible – l’angoisse, quoi. Alors que tout ça ne peut qu’échouer. Parce que l’univers c’est moi, c’est cet écran, c’est ma maladresse.

Dans un monde en perte de sens et de signes qui ne soient pas ceux d’une devise ou d’une religion révélée, se pourrait-il qu’il y ait soudainement trop de signifiant ? C’est peut-être bien ce à quoi est confrontée l’héroïne de ce roman flamboyant comme une comète maligne : alors qu’elle tend déjà à interpréter (qui a murmuré « sur-interpréter » ?) les dessins et tracés (qui n’auraient donc rien d’aléatoire) créés par certains jeux pourtant réputés simples voire antédiluviens (justement ?) sur l’écran de son ordinateur (le Serpent de toutes les tentations), voici qu’elle reçoit un, puis plusieurs, SMS d’un genre particulier, puisqu’adressés, à elle et à elle seule, par une météorite lancée, inexorable, vers la Terre, pour une extinction qui dès lors ne semble plus faire aucun doute, à terme (en vingt-trois ans, la foi de charbonnier anthropique qui habitait l’« Armageddon » de Michael Bay, où rutilaient, sous leurs barbes de travailleurs de luxe à la fois si sérieux et si désinvoltes, les regards pénétrés de Bruce Willis, de Ben Affleck, de Steve Buscemi ou de Peter Stormare, ou celle du « Deep Impact » de Mimi Leder, où le même motif convoquait Robert Duvall, Jon Favreau ou Mary McCormack, semble bien avoir cédé le pas – définitivement ? – à l’incrédulité généralisée et à l’ironie doublement post-moderne du « Don’t Look Up – Déni cosmique » d’Adam McKay, où les sourires de plus en plus désabusés de Leonardo DiCaprio et de Jennifer Lawrence tiennent seuls lieu de viatique).

Mais est-ce vraiment du mystère improbable de la communication d’un anéantissement à venir dont il s’agit ici ? Rien n’est moins sûr.

Énervée et dégoulinante, recouverte de cette mue liquide et pestilentielle de la défaite, je rêve de combustions, de combustions toujours plus vives tandis que je fixe la tête osseuse du ventilateur qui me dit non avec un calme déprimant et mécanique. Non, non, non, dit-il en m’envoyant par bouffées son haleine tiède pleine des moiteurs de l’appartement. Que je me consume avec tout le cosmos. Moi, je ne voudrais toujours rien de moins que l’ergol enflammé des fusées quand je n’ai dans la bouche et dans le crâne qu’une pâte amère de quoi vomir l’univers.

Voilà ce que je suis, toujours une enfant, toujours à recommencer cette vie de ratée, je suis une de ces petites rates attardées d’un pixel de large que bouffe le Cobra désir, voilà, à devoir me contenter des souffles lents des fiascos amenés par la tête débile d’un ventilateur produit à l’autre bout du monde.
Je dois me contenter de ça, de cette vie perdue et jamais récupérée, sans aucun bonus ni cheatcode pour m’enfuir d’ici. L’appartement est sans climatisation et je crois qu’il ne l’aura jamais, même dans un futur lointain, même dans des mondes parallèles. J’attends un futur lointain avec une patience de bête le vent sauvage de la gueule d’Artémis venu depuis les noirceurs du fin fond de l’espace. Mais ici c’est toujours l’été, l’été de béton, moi-même enfermée dans un de ces fours empilés les uns sur les autres, à attendre qu’on fasse des cendres à l’intérieur de ces cimetières verticaux, et qui sont plutôt, si tu veux mon avis, des boîtes de Pétri abandonnées, à ciel ouvert, bientôt recouverts d’un océan d’étoiles de moisissure faite de la transpiration de chaque chose, de nous-mêmes et du monde.

J’ai besoin de la fraîcheur d’un autre monde. La porte du frigidaire m’ouvre cet autre monde. Je regarde à l’intérieur comme d’autres regardent un tableau au musée, je m’aperçois. Une hypnose au Fréon. Un tableau froid. Un miroir aux natures mortes hypermodernes. Non, même pas. Je referme la porte. Je la rouvre. Je respire avec ces poumons artificiels que j’actionne. Peut-être. Parce que je sens qu’il y a quelque chose d’aussi inexplicable que l’espoir. Quelque chose, je ne sais pas, aussi simple qu’une idée, oui, une idée qui a besoin du froid pour s’ouvrir, contenue dans l’obscurité et apparaissant au moment où j’ouvre le frigo et disparaissant du même mouvement.

Je voudrais tout virer à l’intérieur et m’installer dans ces ténèbres glacées jusqu’à me momifier dans ce froid. J’écoute la ventouse se fixer et se détacher avec le bruit des grosses berlines polluant le monde entier. J’ouvre et je ferme. Le monde meurt, je ferme les yeux. J’ai un peu moins chaud.

En quelques textes flamboyants d’intelligence et de poésie subtilement concentrée, au premier chef son « Blandine Volochot » de 2020 (qui mixe intimement et logiquement le silence des espaces sidéraux qui serait celui de Maurice Blanchot et l’imprécation carcérale à géométrie si variable qui serait celle d’Antoine Volodine et des ses hétéronymes) et son « Capitale Songe » de 2020 également (qui explore, en détournant tous les codes du thriller, de l’espionnage et de l’exploration science-fictive, une nouvelle cohabitation complexe et ambiguë du machinique, de l’animal et de l’humain), Lucien Raphmaj a conçu un espace romanesque bien particulier, qui résonne subtilement de cette désidération qu’il construit sur d’autres terrains avec l’artiste Smith, l’astrophysicien Jean-Philippe Uzan et le studio Diplomates. « Une météorite nommée désir », publié chez L’Ogre en 2023, en offre une démonstration particulièrement éclatante.

Je parle dans ma tête avec du venin plein la bouche, parce que j’ai les crocs coupés et que je ne peux que gargouiller des réflexions noyées qui se voudraient des mots d’esprits redoutables quand je ne fais que suinter une bave opaque, très épaisse et très acide, presque noire.
Que la nuit me pardonne.

En un ballet fiévreux et subtilement orienté où l’on retrouvera aussi bien le radiotéléscope d’Arecibo et la Jodie Foster de « Contact » (1997) que le Spoutnik et la papesse Kircher, Indiana Jones et ses adversaires nazis favoris que la chamane ombre de banlieue qui fut Kree, des flagelleurs mentaux d’époque (à moins qu’il ne s’agisse de ceux remis au goût du jour par « Stranger Things ») que la psychogéographie la plus subtilement métaphorique (car « la dérive est un art délicat »), ou encore « Die Hard » dans ses différentes incarnations musclées de la chute libre terminale (« Yippee-ki-yay, motherf*cker ») que les révoltes sur la Lune de Robert Heinlein ou de Ian McDonald, et tant d’autres signes à recevoir en pleine face ou à imaginer patiemment, Lucien Raphmaj dessine les contours rusés d’une poésie qui inverserait les postulats du si beau « Aniara » (1956) du prix Nobel de littérature Harry Martinson : non pas une poussée centrifuge et infinie en direction de l’espace profond, mais un appel centripète à prendre (enfin, avant qu’il ne soit vraiment trop tard) soin de cette planète-ci (on songera sûrement, en filigrane, au magnifique « Aurora » de Kim Stanley Robinson), au-delà des paradoxes apparents (car il y a bien ici, d’emblée, « une bête qui criait en moi au centre du monde », soeur jumelle et potentiellement maudite de celle « qui criait amour au cœur du monde » chez Harlan Ellison).

Loin, très loin du surplomb vaguement condescendant du récent ouvrage de Martin Hirsch (dont on vous parlera néanmoins prochainement sur ce blog), Lucien Raphmaj, au carrefour mouvant de la poésie expérimentale (mais ô combien accessible) et de la science-fiction la plus spéculativement pure, invente une solastalgie bien personnelle, avec un sens de l’obsession (amoureuse ou autre) digne de David Peace, et nous approche fort joliment de la zone du chef-d’œuvre à lire et relire.

C’est ça, pour atteindre les étoiles de Grande Californie sous la forme d’un scénario, il faudrait que je brûle ma vie, que je trahisse ma vie en un de ces romans-photos affreux que je raconterai sous des lumières trop fortes, si fortes qu’elles exigent de mettre des lunettes noires d’extraterrestre et puis là je raconterai la substance de cette histoire. Serpent, Solitude, SMS. Tous interminables. Comme l’été. Alors que la vérité, interminable elle aussi, la vérité acide, amère, le poison réel c’est cette vie perdue à attendre, à n’attendre rien sinon l’angoisse de cette histoire qui n’arrive pas, toujours la même histoire, finissant par se transformer en ville pétrifiée à l’abandon, en fusée en jachère, en téléphone télépathe impossible à contacter.

Pense-bête : se souvenir de maintenant pour le raconter lors d’interviews où je raconte comment tout a commencé. Le téléphone, moi, la météorite destructrice, cette histoire. C’est ça qui allait plaire, les objets qui s’animent dans une société animiste qui s’ignore. Nos superstitions. Notre besoin astronomique de raconter. C’est cette vérité cachée sous le scénario qui plaira au plus grand nombre, qui fera le succès planétaire de cette fable à la Stephen King. Un Stephen King moins horrifique, je voudrais éviter ça à Jodie Foster. Car elle sera présente. Je ne négocie pas ce point. Qu’elle soit présente, avec moi, le téléphone, et l’astéroïde. Parce que c’est ensemble que l’on devra suivre les oracles délirants délivrés par SMS et éviter l’apocalypse humaine toujours déjà en cours.


Alors on nous enfermera, elle et moi, mais nous nous évaderons du scénario jusqu’à atteindre un observatoire coincé sous des mètres et des mètres de terre, dans une obscurité chaleureuse parsemée de lumière. Dans cet observatoire pointé vers l’intérieur de la Terre, on se mettra à l’écoute des grands Vers qui susurrent au téléphone les prophéties les plus exactes. mais rien ne se passera comme prévu. C’est le secret. Hollywood manigance.

Fuir encore, fuir toujours, gardant contre soi le téléphone – et Jodie si possible – pour l’amour des vers qui se sont glissés jusqu’en nous, nous initiant à des lenteurs fabuleuses. À d’autres de spéculer, de faire des scénarios sur les abris anti-météorites, sur les armes qui passent comme des rêves dans nos cauchemars trop réels. On ne se glissera pas dans des complexes militaires par des portes dérobées. On ne décodera pas avec le numéro spectral envoyé par le téléphone. Non, notre révélation prendra la forme d’une vieille chamane de banlieue, de ces banlieues éternellement lumineuses semblables à la mienne. Et c’est elle qui nous conduira dans notre quête.

Hugues Charybde
Lucien Raphmaj : Une météorite nommée désir (Éditions de l’Ogre)