L'AUTRE QUOTIDIEN

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“84 K” de Claire North nous prédit une terrible justice comptable

Une dystopie mélancolique, maligne et sarcastique, sortant résolument de l’ordinaire du genre.

Au commencement et à la fin de toutes choses…
Elle n’avait pas vu l’homme appelé Theo dans les cartes, et celles-ci n’avaient pas non plus prédit le sens de ce qu’elle ferait. Quand elle appela l’ambulance, ils lui dirent qu’ils arriveraient bientôt, et une demi-heure plus tard elle attendait encore au bord de l’eau.
Quand elle rappela, ils n’avaient gardé aucune trace de son appel, et ils lui donnèrent le numéro du service des plaintes.
Le soleil était couché, les lampadaires distants tournaient le dos au chemin de halage. De l’autre côté de l’eau : une zone industrielle où, avant, des hommes du hachoir remplissaient des camions de bikinis et de soutiens-gorge, d’oreillers et de plaids, de draps-housse en percale, de bracelets de cheville plaqués or et de la nouvelle collection de pyjamas rayés une pièce tendance pour le consommateur averti. Avant, les hommes qui s’épuisaient ici au travail portaient un bracelet à la cheville ; on s’assurait ainsi qu’ils ne marchaient pas trop lentement, ou qu’ils ne mettaient pas trop de temps à pisser. Si c’était le cas, ils pouvaient être envoyés dans des endroits pires que celui-là. Il y avait toujours pire ailleurs.
À présent, les murs étaient couverts de coulures noires, et l’odeur du plastique fondu flottait encore dans l’air hivernal.
Quelques lumières blanches éclairaient encore la zone de chargement, leur éclat sinuant sur les hautes clôtures barbelées avant d’arriver au canal. Au passage, il faisait scintiller le givre de la berge comme autant d’yeux de sorcière, avant d’être englouti tout entier par la noirceur de l’eau.
Neila songea à appeler à l’aide, au cas où il y aurait quelqu’un dans la nuit, mais elle n’en eut pas le courage et se dit que personne ne répondrait. Les gens avaient leurs propres problèmes à gérer, les choses étant ce qu’elles étaient. Elle se contenta donc d’envelopper l’homme de son mieux dans de vieilles serviettes qui ne lui manqueraient pas, cachant ses belles serviettes toutes douces sous le lit. Elle se sentit un peu coupable, du coup, et apaisa ses doutes en lui préparant un thé chaud, qu’il fut à peine capable de siroter. Ne sachant pas quoi faire d’autre, elle s’assit à côté de l’homme sur l’herbe rare et gorgée de boue près de l’écluse et composa une nouvelle fois le 999. Elle tomba sur quelqu’un qui lui dit :
– Oh là là oh oui bien sûr en sang près du canal avez-vous une adresse à fournir – pas une adresse – peut-être un code postal alors, non je ne vous vois pas sur ma carte avez-vous le service d’assistance premium ou standard pour 4,99 £ de plus par mois vous pouvez passer à la prise en charge immédiate et aux thérapies de réadaptation pour la – oh, vous n’êtes pas assurée…
L’appel se termina ici. Peut-être qu’un minuteur les avait coupés. Peut-être que la réception était mauvaise à ce moment-là. Deux canards se dandinaient péniblement sur la glace fine comme une crêpe, puis glissaient dans l’eau, puis réapparaissaient d’un bond sur la surface transparente, puis battaient des ailes au cri d’une mouette avide en quête d’un casse-croûte, puis retombaient dans le silence sous le ciel épais d’un brun bleuâtre, barbotant en cercles léthargiques.
à la fin et au commencement Neila tourne elle aussi en cercles
L’homme marmonna entre des lèvres qui avaient viré au bleu :
– Vous avez été bien aimable bien aimable je vais bien j’en suis sûr tout ira bien c’est juste que je vais bien…
Il avait déjà essayé de dire cela, avant de s’évanouir pendant quelques secondes, puis il s’était réveillé et avait repris là où il s’était arrêté, et elle n’avait pas eu le cœur de lui dire qu’il s’était évanoui en pleine démonstration de stoïcisme ; elle le laissa donc parler jusqu’à ce qu’il arrête, puis elle resta là, à attendre, et personne ne vint.
Elle décida de l’abandonner.
Au moment précis où elle parvint à cette décision, elle sut comme un camion qui fonce dans un mur de béton qu’elle ne le ferait pas. L’univers se froissa, éclata en morceaux, et depuis son centre elle s’exclama :
– C’est complètement débile. (Elle se releva en craquant et tira sur son bras mou.) Ramène tes fesses dans le putain de bateau.
Elle dut l’aider à marcher, et il faillit se cogner la tête contre la porte basse à la poupe de la péniche alors qu’elle le faisait entrer, et il était inconscient, en sang sur son canapé en faux cuir blanc, avant même qu’elle ait retiré ses bottes.

Tout commence au bord d’un canal, lorsqu’une batelière, découvrant un blessé que nul service médical ne vient secourir, finit par le prendre à bord de sa péniche puis par le retaper et l’écouter. Mais ce chemin de halage et cette écluse ne sont situés ni n’importe où ni n’importe quand : ils se trouvent dans cette Angleterre d’un futur pas si éloigné, où, peu à peu, mais en accélération constante, l’ensemble des services publics, y compris ceux jadis jugés les plus « régaliens » ou « sociaux », ont été privatisés, et gérés avec une logique exclusive de génération de profit, entraînant leur lot de « dérives » jugées justement parfaitement normales dans l’unique perspective désormais retenue par la société. Le gouvernement et la plus grande des entreprises, la Compagnie, vivent en étroite et harmonieuse symbiose, tandis que la vie entière de tout un chacun a été réorganisée autour de l’efficacité marchande et de la survie monétaire.

Theo est auditeur interne chargé avec ses collègues de déterminer le « coût » de crimes et de délits divers : bien entendu, la valeur marchande de la victime et du criminel en puissance sont devenues les variables - clé d’ajustement des amendes judiciaires, seules peines désormais envisageables -, le défaut de paiement entraînant la mise à disposition du contrevenant auprès d’entreprises spécialisées pour lesquelles il travaillera jusqu’à effacement de ses dettes, entreprises collectivement surnommées « le Hachoir » puisque que la première d’entre elles était précisément un fabricant de viandes prêtes à consommer). Theo a un secret, il n’est pas celui que ses papiers d’identité disent qu’il est. Theo se retrouve brutalement déstabilisé lorsque qu’une amante issue de son enfance ressurgit soudain, et menace de facto la tranquillité effacée de sa vie clandestine « officielle ».

À son corps défendant ou presque, Theo va devoir mobiliser des ressources imaginatives insoupçonnées pour survivre, en gardant ou retrouvant un peu de son humanité, dans un monde qui ne s’y prête plus guère – alors même que ses objectifs iront se précisant parmi les improvisations, à travers un système qui ne pense guère, mais qui croit compter beaucoup.

L’homme dont le nom était parfois Theo Miller avait vingt-deux ans quand ils avaient aboli les droits de l’homme. Le gouvernement assura que c’était nécessaire pour contrer le terrorisme et apporter de la stabilité à la tête du pays. Il avait voté pour l’opposition et se sentait très fier de lui, en partie parce qu’il avait le sentiment que c’était là l’intagible bonne chose à faire, mais surtout parce que c’était la première fois que son nouveau nom était testé au bureau de vote, et soumis à un examen approfondi.
L’opposition n’avait pas le moindre financement, bien entendu, et tout le monde savait que la Compagnie soutenait le camp des vainqueurs. Mais toute déception passagère qu’il aurait pu éprouver quand ils se délitèrent vers une défaite écrasante et quand le Premier ministre déclara : « Depuis trop longtemps, nos ennemis se cachent derrière les droits de l’homme, comme si ces derniers étaient valables pour tous ! » fut allégée par le fait que sa fausse identité avait tenu bon. Il avait voté en tant que Theo Miller, et cela n’avait fait aucune différence, et personne ne l’avait démasqué.
À l’époque, il avait le vague sentiment que tout finirait par s’arranger.
Quand ils avaient fermé les journaux parce que ces derniers avaient publié des histoires de corruption et de marchés louches, il avait signé les pétitions.
Quand ils avaient fermé les universités sous prétexte qu’elles prévoyaient une catastrophe économique et sociale imminente, il avait envisagé de participer aux rassemblements, puis il s’était ravisé en se disant que la boîte verrait sans doute ces choses d’un mauvais oeil, et qu’il y avait des gens là-bas qui vous prenaient en photo et postaient votre visage en ligne – saboteurs et ennemis du peuple – et en plus, il plut beaucoup ce mois-là et il avait juste besoin d’une matinée de repos.
À ce moment-là, bien sûr, il était un peu trop tard pour les pétitions. Les hommes de la Compagnie étaient candidats au Parlement, les journaux de la Compagnie encensaient haut et fort leur excellence, les chaînes télé de la Compagnie diffusaient leurs promesses de campagne et soulignaient à quel point ils étaient merveilleux. Ils gagneraient, c’était inévitable, ils effectueraient leurs sept années au pouvoir puis ils repartiraient dans les domaines de la banque ou des assurances, heureux d’avoir rempli leur devoir civique, et voilà tout. C’était pour le mieux, disaient les publicités. C’était ainsi que fonctionnait la démocratie : l’intérêt privé et l’interêt public œuvrant enfin main dans la main, pour le bien commun.
Quand il devint légalement obligatoire d’avoir sur soi une pièce d’identité, 300 £ pour la carte d’identité authentifiée, 500 £ en cas de non-présentation de la carte, il savait qu’il était témoin d’une injustice qui enverrait des milliers de gens innocents au hachoir, trop fauchés pour acheter, trop fauchés pour payer le fait d’être trop fauchés pour acheter. Quand il devint impossible de voter sans cette carte d’identité, il sut qu’il vivait dans une tyrannie, mais à ce moment-là il ne savait plus trop ce qu’il était encore possible de faire pour protester. Il s’en tirerait. S’il faisait profil bas. Il s’en sortirait.
Il ne se souvenait pas exactement du moment où le Parlement avait décidé de changer d’image et de se rebaptiser « Forum de l’Engagement Populaire », mais il se souvenait d’avoir trouvé que le logo était très bien fait.

Trois ans après sa superbe « Trilogie de la Maison des Jeux », le cinquième roman de Claire North est publié en 2018, et traduit en français en 2021 par Annaïg Houesnard chez Bragelonne. Hommage évident, dès son titre, au « 1984 » de George Orwell, il déploie sa franche dystopie sur le terrain le plus favorable à la dérive totalitaire, celui de l’ordo-libéralisme, poussé ici à un extrême fort logique, dans le cadre britannique qui a connu, davantage qu’ailleurs depuis la violente percée thatchérienne, la mutualisation des pertes et la privatisation des profits. Une lutte des classes 2.0, qui ne s’incarne pas tant dans l’usage des technologies de surveillance (même si elles sont mises à contribution lorsque nécessaire – et rentable) que dans la marchandisation poursuivie jusque dans ses dernières outrances, et dans le rétablissement de facto d’un suffrage ultra-censitaire, préservant (plus ou moins) la façade démocratique pour mieux livrer le monde aux appétits de ceux qui en ont les moyens.

Braquant son objectif sur une dérive assumée bien différente de celle du grand « Gnomon » de Nick Harkaway, mobilisant plutôt des mécanismes socio-économiques issus de la fausse évidence managériale (et de l’avidité ordinaire des déjà bien servis), du type de ceux que l’on avait vus à l’œuvre dans la superbe satire « À l’aide ou le rapport W » de Emmanuelle Heidsieck, par exemple, Claire North ne dédaigne pas le maniement rusé de tropes littéraires ou cinématographiques qu’elle maîtrise à la perfection, avant de les subvertir en beauté, tels ceux du « Fugitif » de Roy Huggins ou du « Peaky Blinders » de Steven Knight (son point d’orgue situé dans un haut lieu de l’équitation commerciale britannique, comme son réseau de « résistance » des gueux et des truands, est diablement drôle – avec le même genre d’humour légèrement sarcastique que l’on trouverait dans le « V pour Vendetta » d’Alan Moore), ou même ceux du « London Orbital » de Iain Sinclair, mais peut-être davantage encore ceux de John King (on songera certainement par moments à son « White Trash » de 2002), voire, par quelques détours inattendus, à ceux du magnifique « À la ligne » de Joseph Ponthus. Développant son superbe scénario de thriller mélancolique, où la péniche fluviale (comme chez Fabrice Capizzano, d’ailleurs) vient tenir lieu de métaphore distinctive chargée de brouiller certaines pistes, elle nous propose une dystopie sortant résolument de l’ordinaire, où le « de proche en proche » du capitalisme tardif radicalisé montre bien toutes ses dents aiguisées.

Une fois, il avait entendu le ministre de la Responsabilité civile expliquer : « Le crime fait peser un coût financier énorme sur nos communautés. Il est bien normal que nous prenions en compte son impact économique dans une dynamique de pensée prospective visant à remettre la société aux commandes. »
Theo se souvenait clairement de cette phrase – « remettre la société aux commandes » – parce qu’il l’avait trouvée intrinsèquement déroutante. « Il est temps d’héroïser la narration de la responsabilité personnelle ! »
Sept ans environ après que les droits de l’homme avaient été estimés obsolètes, le Bureau d’audit des crimes était né des cendres du monolithe désuet qu’était le Service des poursuites judiciaires de la Couronne. À cette époque, la Compagnie opérait encore sous une myriade de noms différents, un imbroglio de prêts et d’investissements, de dettes et de comités, mais elle avait déjà commencé à investir dans la sécurité. La prison était profondément inefficace en matière de réhabilitation des criminels, étant donné le nombre d’entre eux qui étaient clairement incorrigibles, et malgré la rentabilité de la privatisation, la surpopulation et les récidives restaient un problème constant. La réhabilitation par le travail était un moyen aussi excellent que scientifiquement prouvé d’instiller de bonnes valeurs sociétales. Le premier Institut de réforme commerciale fut inauguré quand Theo avait sept ans, et produisait des steaks hachés pour les hamburgers.
Descendrons-nous ensemble au hachoir ?
J’ai embrassé ma douce, elle a juré de me revoir,
Mais ils m’ont emmené au hachoir.
Theo fredonne une mélodie à moitié oubliée de son enfance, ne s’en aperçoit pas, lit un rapport.
Du sperme a été découvert, mais la victime a refusé de payer 315 £ pour le test ADN ; il nous est donc impossible de déterminer si le sperme provenait de l’accusé. Au vu de ces éléments, nous suggérons une peine réduite à une inculpation pour harcèlement sexuel.
Theo consulta la base de données. Le harcèlement sexuel comprenait plusieurs sous-catégories, mais le montant le plus élevé qu’il était possible de réclamer pour une première infraction était de 780 £.
Au début, beaucoup de gens avaient été emballés par le système d’indemnités, jusqu’à ce qu’il s’avère que les profits générés par le traitement des crimes étaient presque entièrement engloutis par les coûts administratifs facturés par les diverses compagnies qui géraient les dossiers.
La Police privée, bien plus fiable que les derniers vestiges de la police civile que les personnes non assurées pouvaient encore se payer, parfois grâce aux financements caritatifs d’ONG, devait prendre en considération ses actionnaires quand elle facturait une enquête. La télé montrait toujours le côté glamour, jamais la paperasse – chaque intervention de la police scientifique coûtait cher, et on n’y faisait appel que pour des affaires vraiment rentables.
Les centres de réhabilitation privés connaissaient le même problème. À mesure que les grands groupes rachetaient les communautés locales, transformant des villes en Winchester-par-Visit-the-Soul ou Bath-Spa-Deluxe, la justice locale tombait sous leur joug et de grandes économies purent être réalisées à tous niveaux et il y eut de grandes réjouissances, sauf pour les parasites qui étaient incapables de payer leur impôt de communauté privée, ne contribuaient en rien à la société et ne pouvaient donc demander à la société de leur venir en aide.
Augmenter le tarif de l’homicide involontaire pour tenir compte de l’inflation…
… une déduction en lieu et place d’une carrière prometteuse dans le privé…
Frais supplémentaires : 480 £ pour avoir supprimé le chat de la victime.
48 912 £ pour la première infraction, réduite à 38 750 £ pour paiement anticipé…
Il s’avère que la victime, qui détenait un visa étudiant, était en situation de séjour irrégulier ; l’indemnité doit par conséquent être réduite de 4 500 £ afin de correspondre à une agression sur ressortissant étranger plutôt que sur citoyen du Royaume-Uni.
Empalé sur une fourche, entraînant des frais d’hospitalisation supplémentaires de…?
Theo audita le coût du meurtre, du chaos et de la destruction, et quand arriva 17 h 15 il rentra chez lui à vélo dans le coucher du soleil, se prépara des macaronis au fromage, mangea dans sa chambre en écoutant la drum and bass de Marvin à travers le mur, et attendit que les hommes viennent l’embarquer.
Et personne ne vint.
Après les trois premiers jours, l’incapacité des pouvoirs en place à lui tomber dessus pour l’arrêter commença légèrement à contrarier Theo. Le minimum auquel on serait en droit de s’attendre, quand votre vie est sur le point de basculer, serait que ces choses-là se règlent rapidement, et qu’on ne vous laisse pas vivre dans le suspense.

Hugues Charybde le 8/05/2023
Claire North - 84K - éditions Bragelonne

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