L'AUTRE QUOTIDIEN

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Réduction à l'agent, mais sans circulation: le grrrr de Grégoire Courtois

Au ras de la moquette d’un World of Corporate Warcraft insensé, une étonnante métaphore dystopique, poussée à l’extrême, pour réinterroger nos rapports au travail.

L’endroit où nous vivons est l’endroit où nous travaillons. Nous sommes des agents. C’est notre statut, notre identité et notre fierté.
Nous exécutons un travail, devant des machines d’un autre siècle ronronnant comme des animaux domestiques, pendant que, derrière les vitres teintées de notre bureau, une épaisse couverture nuageuse rampe de l’est vers l’ouest.
Nous sommes armés.
C’est le temps et l’expérience qui nous ont fourni la poudre et la grenaille? Nous en avons un stock et nous nous en servons aussi souvent que nécessaire.
Contre les autres, contre nous-mêmes, contre le temps immobile, nous livrons le combat éternel du quelque chose contre le rien et, quand l’un de nos ennemis s’écroule sans vie sur le sol, nous nous réjouissons d’avoir été choisis par le hasard pour porter quelques jours encore la flamme de l’activité.
Sans les combats, nous pourrions ignorer que notre présence ici est nécessaire. C’est pourquoi toujours nous combattons.
Nous avons cinq pauses par jour et nous avons une nuit.
Ces moments sont les champs de bataille temporels de notre guerre.
De 5 heures à 8 heures, nous travaillons.
De 8 h 15 à 11 h 15, nous travaillons.
De 11 h 30 à 14 h 30, nous travaillons à nouveau.
De 14 h 45 à 17 h 45, nous travaillons encore.
De 18 h 45 à 21 heures, nous continuons de travailler.
Et de 21 h 15 à 0 h 15, nous travaillons.
En dehors de ces horaires, nous sommes libres, et nous luttons pour tenter de le rester.
Notre bureau, c’est notre vie.
Personne aujourd’hui ne se souvient du temps où les humains habitaient hors de leur lieu de travail, pas plus que des siècles reculés où le travail consistait en une activité quelconque.
Ce que nous savons, c’est que les jours morts s’étirent désormais sans qu’il y ait rien d’autre à faire que porter de l’eau à ébullition, la boire, tuer et éviter d’être tué.
C’est ce monde que nos prédécesseurs nous ont laissé, parce qu’eux-mêmes en avaient hérité.
Ces box sont nos demeures, cette moquette notre terre, ces collègues nos concitoyens, et malheur à qui renonce à ces principes fondamentaux, car pour celui-là, il ne restera que la rue, tout en bas. Même si aucun de nous n’y a jamais mis les pieds, même si nous ne pouvons la distinguer en nous approchant des baies vitrées, nous savons qu’aussi rude soit notre condition, aussi pénible notre existence, il n’y a rien de pire que la rue.

Solveig, Théodore, Laszlo, Clara et Piotr travaillent dans une tour de bureaux, préposés à la surveillance des ordinateurs qui gèrent et tirent profit de l’économie du monde. Ils vivent là, aussi, car depuis des temps désormais immémoriaux, il est apparu beaucoup plus rationnel de vivre sur son lieu de travail plutôt que de perdre tant de temps, d’argent et d’environnement, éventuellement, à circuler entre un domicile et un bureau. Lorsque leur travail programmé leur en laisse le loisir (bien qu’ils n’exécutent que d’authentiques bullshit jobs, les machines qu’ils sont censés superviser ne commettant jamais d’erreurs, leur emploi du temps est étroitement encadré par l’organisation à laquelle ils appartiennent), ils doivent en permanence, au sein de leur (toute petite) guilde de collègues s’employer à survivre face aux convoitises d’autres collègues, dans cette jungle de bureau, ce World of (Corporate) Warcraft où les couteaux sont tirés en permanence, et pas de manière purement métaphorique. Dans les interstices de leur vie de labeur, ils échafaudent des plans, travaillent des rêves obscurs, élaborent des divertissements obsessionnels, cultivent leurs psychopathologies de la vie quotidienne, ou s’adonnent à d’étranges complotismes de machine à café, de vive voix parfois, sur leurs canaux réputés privés (jusqu’à un certain point) le plus souvent. Jusqu’à ce que, prise dans l’étau de forces plus puissantes qu’elle, la micro-guilde qu’ils forment tant bien que mal se mette en mouvement, transgression après transgression de la règle et de l’habitude, en direction volontaire et involontaire de révélations inimaginables…

Les milieux de mois sont les plus propices aux attaques contre les guildes.
C’est la période rouge, pendant laquelle chaque geste, chaque mouvement doit être étudié, utile et nécessaire, où le moindre déplacement risque de se terminer en affrontement mortel. En cette période critique, un seul de ces affrontements peut entraîner la destruction totale d’une guilde.
Lorsqu’on appartient à une guilde, mourir en milieu de mois, c’est mourir deux fois. Une première fois réellement, disparaître de son box pour toujours, être jeté à la rue, ou bien mourir pour de bon, ce qui revient au même ; et puis une seconde fois, car sa place revient à un autre, plus jeune, qu’on nomme remplaçant, tout juste sorti de l’institut, et qui à la fin du mois ne recevra qu’un demi-salaire, souvent insuffisant à sa survie.
Le remplaçant de milieu de mois, avec son demi premier salaire, est un demi-remplaçant. À ce titre, il est à demi vivant, et par conséquent déjà à moitié mort.
Ignorant les règles du bureau qu’il intègre, ignorant les noms et les visages à éviter, le remplaçant de milieu de mois se doit d’être fin, intelligent et tactique pour espérer conserver son box un mois de plus et gagner assez d’argent pour s’installer vraiment. Le remplaçant de milieu de mois tient normalement une petite semaine, avant d’être éliminé. S’il est malin, il peut tenir jusqu’à dix jours avant de succomber, mais dans quatre-vingt-dix-neuf pour cent des cas, les remplaçants de milieu de mois ne vivent pas assez pour voir le mois suivant et disparaissent simplement, fugitives lueurs de jouvence innocente dans la nuit infinie de notre monde.
D’une manière générale, milieu de mois ou non, un remplaçant est déjà une proie, aussi frêle qu’un oiseau tombé du nid, sans moyens de se nourrir ni armes pour se défendre, maigre et condamné à le devenir encore plus si aucun agent ne se charge de sa protection.
Une guilde venant de perdre un membre a pourtant coutume de prendre sous son aile le remplaçant fraîchement arrivé, de le former et de le protéger autant que possible. Dans ce cas, les efforts investis doivent l’être utilement, afin que le jeune agent intègre la guilde et défende l’intérêt collectif.
Rares sont les guildes à former un remplaçant de milieu de mois. Elles préfèrent se renforcer ou mettre en place une riposte rapide plutôt que de perdre temps et argent à entretenir un néophyte incapable de s’acheter une goutte d’eau.
Car les attaques de milieu de mois réussies ont la particularité de handicaper une guilde pendant deux semaines au moins. Une attaque de milieu de mois menant à la perte d’un membre de la guilde cible n’est souvent qu’un prélude à la tentative de destruction complète de la guilde visée, assaut après assaut, ses membres décimés un par un, leurs cadavres décomposés par les nuages acides, renvoyés dans les ténèbres d’un monde qu’ils auront encore moins choisi que celui-ci. Si la guilde visée est détruite avant la fin du mois, la guilde attaquante se charge de former les remplaçants arrivés durant cette période, élargissant ainsi son parc de box et par là sa suprématie territoriale.

C’est le grand Julien Campredon, venu jouer les libraires d’un soir chez Charybde en décembre 2013 (une soirée à écouter ici), qui nous avait le premier parlé des « Travaillants » de Grégoire Courtois, publié dans la collection Les Lunatiques de Presque Lune en 2009. Retravaillé depuis sous le titre « Les agents », au Quartanier en 2020 et chez Folio SF en 2022, ce roman de 300 pages illustre parfaitement la capacité de l’auteur à projeter une métaphore ramifiée dans ses ultimes retranchements, pour notre plus grand plaisir éventuellement vertigineux : on se souvient notamment de son « Suréquipée » de 2015, inquiétante fable science-fictive autour d’une voiture intelligente à caractère animal prononcé, ou de son « Les lois du ciel » de 2016, qui explorait avec brio le potentiel résolument cauchemardesque d’une « classe verte » scolaire a priori anodine.

Télescopant avec force les situations et images anodines, à la limite du cliché contemporain, de « The Office » ou de « Caméra Café », voire les cases les plus joliment fielleuses des cartoons de « Dilbert », en direction d’une utopie méticuleusement dégénérée jouant avec les motifs des « Monades urbaines » de Robert Silverberg, « Les agents » propulse les visions amoindries du travail contemporain (on songera sûrement à la belle anthologie « Au bal des actifs » de La Volte) en direction de l’un de leurs aboutissements logiques, outré et terrifiant, naturellement. Calculant une superbe tonalité au plus juste, juxtaposition de petitesse calculée et de lyrisme épique, entrechoc rusé de manuels de gestion des années 80 et de Tables de la Loi (du Profit ou de la Shareholder Value), enchevêtrant le récit officiel et les récits officieux, les faits vérifiés et les légendes les plus folles, se nimbant de tout le cynisme incrédule et triomphant de ces cadres et employés à qui « on ne la fait pas », « Les agents » manie le souterrain et l’inexorable, l’évidence proclamée et l’absurde des processus automatisés au dernier degré, l’ambiance si spéciale du jeu de rôle « Paranoïa », pour aboutir à une fiction noire, désespérée en diable, mais étrangement phosphorescente ces temps-ci, à l’heure où une partie du capital voudrait une fois de plus contraindre les forces productives à « travailler » plus longtemps pour mieux entretenir le taux marginal de profit accumulé, jugé un peu menacé à la longue.

L’histoire du travail est la première histoire qu’un agent apprend quand il devient agent.
C’est l’histoire première, celle qui lui enseigne qui il est, et pourquoi il est là.
Dans cette histoire qui remonte aussi loin que le travail lui-même, il est dit qu’il n’exista pas d’époque où le travail ne fut pas la seule et unique raison d’être en vie.
Le travail, et le combat pour le conserver.
Lorsque, sortis de l’institut, survivants incrédules au deuxième mois de notre existence adulte, nous avons commencé à poser des questions à nos collègues, toujours nous avons reçu les mêmes réponses et toujours entendu la même histoire, si bien qu’à notre tour, bien plus tard, toujours nous l’avons répétée aux remplaçants qui nous ont questionnés.
Il faut travailler, car notre travail est notre dignité, l’unique chose qui puisse nous différencier des sauvages que la rue a dévorés et dont la vie n’est pas même utile à elle-même, électrons impassibles lancés sur l’orbite chaotique de leur propre inconsistance.
Le travail est une foi, une évidence ultime qui nous rend humains et qui répond à la seule question que nous aurions pu nous poser : pourquoi ?
Le travail est cette réponse, et cette réponse porte en elle la graine gonflée du reste : si jamais nous cessions de travailler, que nous resterait-il à faire ?
Dès que les premiers rayons du soleil changent l’obscure épaisseur nuageuse en masse cotonneuse striée de pluie noire, nous nous postons devant nos écrans afin de suivre l’évolution de l’inimaginable réseau de machines qui gère notre monde. Disposés sur quatre-vingts lignes, cent six colonnes et trente-deux niveaux de netteté, les lots d’information défilent à rythme variable en fonction de leur importance et de leur urgence. Nos yeux balaient les données brutes que les formatrices nous ont appris à décoder à l’aube de notre vie, dans les quatre sens : du haut vers le bas, du bas vers le haut, de gauche à droite et de droite à gauche, selon un maillage que chacun personnalise en fonction de son humeur.
Nous surveillons les flux de capitaux.
Nous surveillons les cours des actions.
Nous surveillons la valeur des indices, les rapports de fonctionnement, les bilans trimestriels, les fusions-acquisitions, les krachs, les embellies, les naissances et les morts. Cet enchevêtrement fluide de chiffres et de mots, qui passent devant nos yeux comme une nature vivace en perpétuelle croissance.
Nous jouons tous un rôle, le même, et ce rôle est garant du bon fonctionnement du monde. L’agent surveille, et cette surveillance garantit sa condition d’agent.
Lors de nos premières journées de travail, si la fortune nous a permis de rencontrer un collègue assez amical pour nous répondre, nous ne manquons pas de demander la marche à suivre en cas de problème. Que faire si une anomalie est détectée, si un système se dérègle, ou si une erreur est commise ?
Le collègue amical apporte alors à notre question la réponse que tous les agents connaissent :
Il n’y a jamais d’erreur dans le système.
Nous ne travaillons pas pour surveiller. Nous surveillons pour travailler.
Sans travail, nous serions laids et sauvages, inutiles et indignes.
C’est ce que nous raconte l’histoire première, et chaque jour nous confirme son exceptionnelle pertinence.

Hugues Charybde le 6/02/2023
Grégoire Courtois - Les Agents - Folio SF

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