L'AUTRE QUOTIDIEN

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Gnose plus fort avec le quartet d'Ethan Philion

Si cela rappelle évidemment Mingus, c’est dire la haute teneur du propos, on distingue quand même la voie qu’il trace avec le saxophoniste alto Greg Ward, le trompettiste Russ Johnson et le batteur Dana Hall. Pour faire simple, on dira que les souvenirs évoqués, aussi bien de Dolphy que de Curson et Richmond, s’offrent un bain de jouvence actualisé de frais. Et non, on ne rase pas gratis, mais on écoute avec attention.

Sans vouloir mettre une pression démesurée sur Ethan Philion, il y a des moments sur Gnosis où il est tentant de le considérer comme l'héritier présomptif de Charles Mingus. En effet, le bassiste de Chicago apporte à ses performances le même type d'attaque formidable et robuste que la légende défunte, et Philion ne cache pas l'influence de Mingus. Le nouvel album comprend un traitement de son "What Love" (lui-même un riff personnalisé sur "What Is This Thing Called Love" de Cole Porter), et Philion a donné à ses remarquables débuts le titre de Meditations on Mingus. D'une manière générale, Philion dirige ses ensembles, qu'il s'agisse de l'unité de dix membres de ses débuts ou du quartet épuré de Gnosis, avec une autorité qui n'a rien à envier à celle de son prédécesseur. Même lorsque ses partenaires hurlent avec véhémence sur le nouvel album, il n'y a pas de doute sur le fait que c'est lui qui commande.

Cela dit, il serait faux de le considérer comme un clone de Mingus. Comme tout bassiste de jazz, il a été influencé par l'homme mais, tout en le reconnaissant volontiers, il est aussi quelqu'un qui s'est engagé à tracer sa propre voie. L'accent mis sur le matériel original que Philion, le saxophoniste alto Greg Ward, le trompettiste Russ Johnson et le batteur Dana Hall insufflent à l'album Gnosis en est la preuve. Les quatre musiciens se connaissent bien, les deux derniers faisant partie de l'ensemble Mingus et Ward étant l'un de ceux avec qui Philion a joué dans de multiples contextes.

Enregistré le 10 octobre 2021 au Palisade Studios de Chicago, l'album montre que les quatre musiciens sont en pleine forme. Complétant le leader, Ward investit son jeu avec le feu incendiaire qu'il apporte à ses performances de Rogue Parade, Johnson s'élève à un niveau tout aussi élevé, et Hall est un tourbillon d'invention. Philion n'est pas dupe, il a conçu les morceaux de manière à laisser une large place à l'expression individuelle et à exploiter pleinement les talents de ses partenaires. Pour s'en convaincre, il suffit d'écouter le furieux morceau d'ouverture. "The Boot" a peut-être été intitulé d'après une botte de marche que le bassiste a dû porter pour une blessure à la cheville il y a quelque temps, mais il n'y a rien d'handicapant dans la performance. Les quatre musiciens rugissent dès le début, leur énergie est légèrement contenue lorsque le thème est prononcé, mais reste volcanique. L'écoute attentive et la réactivité sont toujours évidentes, le bassiste et le batteur attisant le feu sous les musiciens de premier plan et les poussant agressivement. Bien que le jeu puisse apparemment flirter avec l'abandon, ces musiciens maîtrisent si bien leurs instruments que les choses ne dérapent jamais.

L'enregistrement de Mingus de 1960 avec Eric Dolphy, Ted Curson et Dannie Richmond est irremplaçable, mais la version aventureuse de Philion sur "What Love" a beaucoup de choses à recommander. Après l'avoir introduit avec un swing sulfureux, le quartet s'aventure loin dans un territoire plus libre qui comprend des changements rapides de tempo et de tonalité exécutés avec fluidité. L'exploration du solo bluesy du leader témoigne de ses prouesses, mais on prend tout autant de plaisir à observer l'expertise avec laquelle Hall fait de l'ombre aux changements rapides du bassiste. Il faut aussi considérer la façon dont les deux soutiennent fabuleusement les extemporations variées de Johnson dans "Sheep Shank". Après que Philion a introduit le plus calme "Nostalgia" avec des "pinch harmonics", une technique étonnante qui permet de jouer plusieurs harmoniques à la fois en doigtant et en pinçant des notes séparées avec la même main, la mélodie, couronnée par un thème magnifique, s'installe dans une ambiance à la fois nostalgique et mélancolique. Elle n'est cependant pas statique, comme le montre la montée d'énergie qui se produit lorsque Ward prend son envol. Pendant ce temps, on pourrait imaginer que Don Cherry et Ornette Coleman sont entrés en studio lorsque "Comment Section" commence par une fanfaronnade et le genre de gémissement dont le saxophoniste texan était spécialiste.

Terme familier aux étudiants en philosophie de la Grèce antique, la gnose fait référence, selon Philion, "à la connaissance intangible, aux choses que nous apprenons grâce aux qualités d'une expérience plutôt qu'à un enseignement explicite". Pour concevoir cet album exceptionnel, le bassiste s'est clairement appuyé sur ses études au Conservatoire d'Oberlin et à l'Université DePaul, ainsi que sur les nombreuses expériences qu'il a vécues en travaillant et en jouant avec des musiciens tels que Rufus Reid, Mark Feldman, Jason Moran, Gary Bartz, Geof Bradfield, et bien d'autres. Les performances de Philion et de sa troupe sur son deuxième album sont urgentes, convaincantes et parfois impressionnantes.

Jean-Pierre Simard, le 11/12/2023
Ethan Philion Quartet - Gnosis - Sunnyside Records