L'AUTRE QUOTIDIEN

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Avec Claro, Si et seulement si

[…] si et seulement si vérité était chose transparente, s’il suffisait d’y plonger une main modestement honteuse afin de presser, à tâtons, le reflet intact de la chose réelle, s’il suffisait de dire le nom des choses pour qu’elles s’ouvrent comme des fruits pourris et emplissent nos palais de sucs amers, s’il était possible d’entrer en la matière comme un corps naïf dans la peau d’un vêtement neuf inusable et veiné d’or, un vêtement cousu décousu recousu solide étirable qui de loin ressemblerait à une peau dont on détacherait lentement de fins lambeaux dès qu’il s’agirait de donner un peu de soi – faire preuve de générosité ?

© Craig La Rotonda

–, de fines lanières élastiques que chacun pourrait utiliser à sa guise, s’en faire des bracelets, des ceintures, des sangles de chair — puis étrangler tendrement l’avant-dernier amour avant qu’il rue dans la pourriture, si et seulement si un peu d’évidence suintait des pierres des maisons en pierre dès qu’on entre dans ces maisons, s’il en sourdait une espèce de rosée à écoulement vertical ni trop liquide ni trop épaisse, à peine un voile, presque un second mur impalpable sur lequel il suffirait de poser la main pour qu’on ressente au fond de soi l’immense indifférence des pierres mais également leur vaine complicité, cette façon qu’ont les murs de tout voir et savoir de nous sans jamais nous trahir à l’instar des amis deux fois morts et pourtant présents à leur manière, si et seulement si il était possible de ne pas tout dire, de ne pas tout révéler, de taire une chose sur deux, de n’écrire qu’un mot sur deux, de ne décrire qu’une chose sur deux un peu comme on le fait dans sa tête quand tout choit par intermittences, chaque chose détournant volontairement notre attention de l’autre chose, s’il était possible d’ouvrir les sentiments afin d’y déposer des grappes d’idées en exerçant une pression mesurée sur ces sentiments, on verrait alors ces sentiments céder doucement, se fendiller puis écarter leurs lèvres fines afin que les idées ayant déclenché leur ouverture s’en extraient une à une, idée après idée enfin lavée dissoute par les fibres du sentiment, s’il ne tenait qu’à nous de déchiqueter les pires intentions, les intentions les plus noires, d’en faire une sorte de charpie à laquelle on n’aurait plus qu’à mêler un peu de salive bienveillante puis une fois ces deux éléments mélangés il suffirait d’étaler le tout sur la langue et de déglutir comme on ravale une pensée de trop, si et seulement si vivre était aussi simple qu’essuyer des assiettes en dentelle, aussi simple que de gravir l’être convoité pour chanter à sa cime, aussi simple et parfait que d’écraser avec le pied l’ombre d’une ombre insupportable, si et seulement si au moment de sauter dans l’inconnu on le reconnaissait, le reconnaissait indubitablement tel un jumeau dont on a toujours douté de l’existence mais qui faisait le guet derrière chaque geste involontaire, si on découvrait que tout ce qu’on croyait ignorer était d’une familiarité étourdissante et qu’en sautant dans l’inconnu on se retrouvait soudain plongé dans une routine merveilleuse et désirable, plongé immergé nageant fendant l’onde de plus en plus coutumière de plus en plus surprenante, s’il était envisageable de dévorer sans bruit le ventre hors duquel on a osé s’aventurer et celui où l’on tente tant bien que mal de laisser une trace un souvenir, s’il était permis d’effacer un à un les regrets qu’on a amassés avec un déplorable constance, de les isoler un à un et de les gratter, de les frotter avec n’importe quoi à portée de main sans que ça laisse la moindre traînée, sans que la surface des jours et des nuits en conserve l’embarrassant souvenir, si l’on savait être seul sans se trancher les veines, seul et heureux de voir couler le sang dans son corps sans que jamais l’envie nous prenne d’interrompre le flux, de libérer tout ce rouge pour former des taches indéchiffrables sur le carrelage, si l’on savait aimer entièrement sans décevoir l’être aimé dès qu’on bouge une idée ou dénonce une parole, le lit deviendrait alors le monde, les draps des continents qui bien sûr un jour s’écarteraient l’un de l’autre en une inéluctable et déchirante dérive et tout serait à recommencer, si seulement on ne se déplaçait plus qu’en glissant sans éprouver à tout moment des heurts des chocs des désagréments dans le corps dans l’esprit, glisser lentement vers le fond le trou, une cime ayant trouvé refuge à l’intérieur des terres humaines, si parler était non pas interdit mais réservé aux choses muettes, uniquement consacré à l’élévation de choses indicibles qu’on se contenterait de caresser comme des animaux fragiles, des animaux que la parole s’interdirait d’empailler, si passer n’était que ça, passer, jouer à l’ombre et sur le mur du temps filer en comète en fil de soie dans l’attente de la douce la tendre l’impensable déflagration, si tomber pouvait s’accomplir en douceur au ralenti, tout le corps basculant en une honnête parodie d’amour, s’étalant sans se blesser sur le sol indifférent où aussitôt s’assoupir, si se blesser était agréable, une faille du corps par laquelle non le sang mais l’amour même, la joie d’être en vain fuirait loin de nous, si chaque entaille le moindre bleu la plus petite contusion pouvait se traduire en notes de musique en cris mélodieux et emplir ainsi le vide de notre souffrance l’aider à résonner autrement, si notre famille était soudain la famille d’un autre et cet autre nous-même enfin méconnaissable, si les morts prenaient la place d’un meuble que plus jamais on ne déplacera ou alors avec d’infinies précautions et une certaine appréhension sans jamais dessiner dans la poussière qui les recouvre autre chose que des signes ne renvoyant à rien de précis, si pleurer perdre tomber pouvait s’inverser à tout moment et par un prudent sabotage de leur mécanisme proposer l’inverse de leur terrifiants effets, si toucher l’autre courbait subitement le désir, lui permettait au terme d’un discret arc de cercle de rentrer en nous, notre main devenant la peau touchée et la peau touchée cette main désirée que nous ne savons pas lâcher, si traverser nous unissait, un fil tendu qui serait à la fois nous et ce qu’ensemble nous n’avons jamais osé transpercer même les yeux fermés, si le lendemain s’invitait d’avance dans l’aujourd’hui en faisant la roue, défaisant nos plus intimes prédictions, taillant dans le vif qu’est l’instant un peu trop présent, si le père la mère formaient une barque funéraire sur les eaux floues du souvenir où poser un papillon imitant la cendre imitant semence, si travailler la douleur s’apprenait en rêve, se façonnait avec les mains du rêve, la douleur délicatement roulée en boule entre les paumes du rêve puis aplatie puis posée sans rien dire sur la langue de l’éveil, si et seulement si je pouvais voyager au pays des morts sans jamais m’arrêter ni regarder autour de moi, seul béat comblé n’écoutant que le bruit admirable des derniers vivants, si les massacres perpétrés chaque jour ne l’étaient ne serait-ce qu’un jour sur deux, les bourreaux occupés un jour sur deux à boire un lait mystérieux dans les yeux de leurs victimes, si au lieu d’ouvrir sa soif au plus doux des poisons on taillait cette soif dans du cristal puis la maladresse et la dureté du sol feraient le reste, si je n’avais pas, jamais, ou alors une seule fois, par mégarde, si dans le meilleur des mondes on était obligé de vivre sans savoir que sous nos pieds babillent les habitants de tous les charniers passés présents et à venir, si l’enfant à naître ne voulait pas, refusait tout net, hideux mais libre, si quelque part dans le ciel un nuage devenu pierre s’arrogeait le droit d’écraser l’eau censément accueillante, si tout ce qui est possible s’avérait interdit et qu’un homme un seul décrétait que la réalité c’est ça, et qu’on le croyait, et qu’il nous aimait esclaves, si prenant les transports en commun un inconnu m’abordait et me révélait entre deux rots alcoolisés le secret des gluons, si tenu par une promesse impossible je parvenais à mes fins et contentais le monde entier, si la science découvrait le moyen de réduire la bêtise à une simple anomalie génétique et qu’un programme bien intentionné nous envoyait tous à la chambre à gaz, si le ciel bas et lourd comme un couvercle se soulevait enfin, dévoilant dieu sait quels os sans cesse brisés, si un chien parvenait à ne mordre que le mot « mollet », si traduire n’était pas aussi, si mes enfants étaient les enfants d’un dieu et moi le rocher que ce dieu roule en haut de la montagne en riant et sachant la pente infinie, si tout ça toutes ces choses tout ce monstrueux agrégat cette nasse ce cloaque parfumé au réel, si sur la vitre du temps je promenais hilare le diamant de la vérité mais sans trop y croire, si de tous les êtres croisés aimés perdus retrouvés oubliés vraiment aimés contrariés redécouverts méconnus un seul me frappait au visage de tout son anonymat familier, si enfermé dans une cave accroché à un radiateur dans le noir le plus complet des bleus partout sur le corps la langue sèche les yeux bandés j’entendais le bruit ténu d’un ange venu me désavouer, si mes parents avaient eu mais non, si troué de toutes parts j’entendais mieux le faux paraclet des idées, si à chaque fois le sang séchait, chaque fois, si blessée piétinée crachée cette chose que très jeune j’ai cru possible n’était qu’un prétexte à continuer de vivre, si une fois entrée en l’autre j’apercevais un tunnel et qu’au bout de ce tunnel je découvrais l’entrée d’une grotte au fond de laquelle à peine passé le difficultueux boyau de corne et d’ivoire j’entrais dans le plus délicieux coma, si le regret ne dévorait que la partie inférieure de ma pensée, si au pied du mur j’avouais n’être que pierre, si au chevet de la mère agonisante on pouvait entendre les berceuses qui ont fait d’elle la promise des ombres voraces, si nu devant le miroir je pouvais voir le spectre du père tout habillé, si et seulement si tu me laissais à moi-même, je serais obligé de ronger mes pattes pour échapper au piège que mes dents ont refermé sur ma médiocrité, si brûler seul sur un trottoir devant des pommiers en fleurs, si me levant matin enfant j’apprenais ce qu’adulte je cache au quotidien, si tous les nombrils de tous les mort-nés, si premier en tout j’échouais au plus profond du pire, si les chants d’oiseaux au lieu d’être des chants d’oiseaux étaient des hurlements de fœtus, heureux de vivre et souffrir dans l’arbre du vide, si demain j’écris la petite peur d’hier évanouie, si ma peur de mourir était une barque chargée de victuailles, et qu’une faim digne de ce nom m’aidait à moins trembler, si et seulement si les miracles pouvaient nous voir tels que nous sommes, recroquevillés au pied d’un mur qui n’attend que l’infime séisme d’un sanglot issu de nous pour s’écrouler, si au lieu d’articuler le nom des morts on les notait sur des bout de papier puis qu’on frottait ces papiers sur les photos des morts, jusqu’à ce qu’il se passe quelque chose, n’importe quoi, si et seulement si ce carnage de papier que nous piétinons en riant pouvait réinventer l’idée d’allumette, si dans la rue où nos pas carnivores nous rejettent une porte timidement entrouverte laissait s’échapper un pur motif d’évasion, si tu vas à Rio ne t’étonne pas d’avaler, au fond des nuits, le lait de misère, si revenu de tout, ton corps comme plié de l’intérieur, tes pensées désormais des taches nicotine, si son corps penché sur toi à cinq heures du matin, si le sable entre tes doigts, ou ce que tu crois être du sable entre ce que tu aimerais être tes doigts, et l’écoulement invisible de tes dernières forces, si mal attaché mal ceint de toutes parts tu confonds envol et expulsion, si dans l’eau du bain qu’aspire inlassablement un trou invisible les reliefs de ton corps émergent en continent perdu, si et seulement si je perds chaque morceau de sens, si le cancer si cette photo abîmée sur laquelle on ne distingue plus que d’impertinents cadavres est bien celle où tu te sais présent, si je touche, vivant, ce creux, là, sien, à l’aine, la nuit, quand elle dort, si d’aventure la foudre tombait sur chacun de nos proches au même instant, si ce cauchemar dans lequel on me tranche la langue était la fin des métaphores, si et seulement si […]

Claro, le 4/12/2023
Si et seulement si