L'AUTRE QUOTIDIEN

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Le bestiaire du crépuscule ou la chasse à quelques flamboyants marginaux

Avec sa couverture constellée d’yeux planqués qui nous observent à chaque fois que nous la regardons, Le bestiaire du crépuscule de Daria Schmitt a ouvert une nouvelle porte vers l’univers de Lovecraft. Une proposition qui n’est ni une adaptation de ses textes, ni une illustration de ses nouvelles, ni une biographie, mais…

À l’image des textes d’Howard Phillips Lovecraft à qui l’autrice rend hommage dans cet album, ce livre est un objet hybride qui joue avec nos habitudes et nos perceptions. Si dans le début du XXe siècle « le reclus de Providence » a passé sa vie à écrire des mythologies impossibles, des créatures indescriptibles et des personnages torturés par ce que l’on ne peut pas voir / comprendre, Daria Schmitt, elle, multiplie les séquences très visuelles, les associations textes-images et donne à voir l’invisible.

Objet hybride, car cet album de bande dessinée renferme aussi une nouvelle de Lovecraft publiée dans son intégralité, L’étrange maison haute dans la brume, sans ruptures avec le récit tout en éclairant sa fin. Un parti pris assez unique en bande dessinée qu’il faut souligner, même si pour ne rien dévoiler je ne vais pas plus loin.

De Providence à Providence

Sur la tombe d’Howard Phillips Lovecraft sont gravés les mots I AM PROVIDENCE. Et comme beaucoup de choses qui touchent à Lovecraft, les mots cachent souvent une réalité complexe. Si l’écrivain qui n’a presque pas quitté sa ville natale de Providence l’a associée à son imagination, ce sont ses fans —bien des années plus tard— qui ont fait graver cette phrase sur une autre stèle.

Dans Le bestiaire du crépuscule, le personnage principal s’appelle Providence utilisant tous les sens du mot, du rappel à Lovecraft au côté symbolique & religieux en passant par le lieu qui regorge de ressources. Providence est le gardien du parc, un parc où viennent familles, ados en quête d’aventures, citadins qui fuient la ville. Mais Providence est aussi le gardien d’un secret, celui de l’invisible. Lui seul voit cette nouvelle frontière, lui seul semble pouvoir enrayer les incursions de ce qui est invisible dans le visible. 

Providence est le gardien du seuil. Si le parc marque une frontière symbolique avec la ville environnante, un livre trouvé au fond de l’étang va marquer celle de l’imagination avec le réel. Un protagoniste à la marge de ce monde qui ne lui correspond peut-être plus. Autour de lui se pressent les promeneurs, mais aussi la directrice du parc un peu trop portée sur la novlangue de la startup nation ou encore les chargés d’études, médecins ou autres inspecteurs qui viennent tout rationaliser… Seules alliées, 3 femmes, qui pourraient être les nornes, avec leurs tricots et leurs habitudes de se mêler du destin des autres, et un chat bavard, Maldoror. Avec ce nom, le félin tire une autre ficelle vers la littérature fantastique, celle de Lautréamont et ses textes surréalistes avant l’heure, ses associations étranges & poétiques. 

Pour évoluer dans ce parc, tout ce petit monde fait face aux perturbations, aux transgressions de la réalité, au léger déplacement de la normalité. Aux auteurs précédemment cités, on peut également associer Lewis Carroll qui contamine le bestiaire présent par des jeux d’échelle et surtout l’idée d’un passage de l’autre côté du miroir. 

Forte de ces références, la dessinatrice a composé un univers nouveau, assemblant de flamboyants marginaux et leurs explorations littéraires des marges. 

Bestiaire graphique

Ce parc, qui semble inspiré des très parisiens Buttes Chaumont ou du Parc-de-Montsouris, donne à la fois un aspect contemporain et hors du temps à cette histoire. Providence le traverse à longueur de journée de long en large —comme beaucoup de philosophes ou d’artistes, il sait que la marche est un excellent stimulant pour l’imagination ou la réflexion— et équipé de son écharpe et parapluie s’en va à la rencontre des créatures du lieu.

La faune & la flore du parc naturellement, mais aussi celle de l’autre monde. Créatures sans contours, aux yeux nombreux, tentacules ou chimères dans la tradition Lovecraftienne ; croisent carpes géantes ou chats magiques qui forment un bestiaire nouveau. En déformant ces créatures paisibles et ordinaires, les poissons deviennent le symbole de cette incursion fantastique. Et la couleur accompagne cette transformation, à la manière d’un filtre, révélant l’invisible. 

Je parlais d’album hybride en ouverture, il l’est aussi dans son approche graphique, la dessinatrice ayant opté pour une combinaison du noir & blanc et de la couleur où celle-ci va avoir une fonction narrative forte. Daria Schmitt travaille ses planches en noir & blanc dans un style très gratté qu’on pourrait rapprocher de Gustave Doré ou Odilon Redon (sans parler du clin d’œil aux yeux) ou encore du trait profond de Bernie Wrightson. Encre de Chine et lame de rasoir, la dessinatrice confie dans plusieurs interviews utiliser la lame pour gratter l’encre et faire entrer le blanc dans le noir, dans le même esprit qu’Alberto Breccia également familier de la technique.

Sur ce trait chargé, hachuré, et omniprésent, elle ouvre des espaces blancs, cisèle et sculpte les masses pour donner cette impression de gravure. Une technique qu’elle complète par l’incursion de la couleur qui vient distinguer certains détails, créatures ou planches. Une couleur numérique pleine de variations entre le rose, le vert et le violet qui semble fluctuer selon un rythme qui lui est propre. 

La partie du livre autour de L’étrange maison haute dans la brume, est elle totalement en couleur et l’autrice joue sur les cernés et les lumières pour créer des images aux couleurs impossibles. Une technique qui prend bien avec ce trait tout en griffures. 

L’écharpe à carreaux  —tout comme les collants de Niniche dans Ornithomaniacs ou les pies de L’Arbre aux pies, les livres précédents de Daria Schmitt— permet à Providence d’être un repère visuel dans cet océan de traits, de formes et de couleurs. Un Charlie noir, un peu plus profond que dans ses aventures d’Où est Charlie, mais parfois aussi difficile à saisir, dans l’onirisme de ce Bestiaire.  

Un livre double à plusieurs niveaux, qui réclame plus qu’une lecture pour en saisir toutes les subtilités. Un très bel hommage à Lovecraft qui questionne son héritage sans l’adapter ou le pasticher, mais qui rend grâce à cet imaginaire très vivant qui a contaminé pas mal d’œuvres contemporaines. Et ne faites pas l’impasse sur la nouvelle au cœur du livre, même écrite en 1926 elle renferme la clef du destin de Providence...

Thomas Mourier le 5/01/2023
Daria Schmitt - Le bestiaire du crépuscule - Dupuis, Coll. Aire Libre

Tous les visuels, toutes les planches sont © Daria Schmitt / Dupuis

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