Le lundisque en trente-trois détours et quatre albums
Du Mali électronique de Rokia Koné à la chanson électro de Jacques, en passant par les guitares enchantés d’Eric Chenaux, pour terminer sur le rock toujours prenant d’Alt-J, c’est lundi.
Découverte via les Amazones d’Afrique d’Angélique Kidjo, Rokia Koné taille la route solo, en s’associant ici avec le producteur irlandais Jacknife Lee. Et la Rose de Bamako d’envoyer pour l’occasion un somptueux Bamanan qui a joué à saute-mouton sur trois continents. Koné a enregistré quelques chansons dans sa ville natale de Bamako, mais une partie de cette musique est restée sur un disque dur dans la maison de son agent au Portugal pendant la pandémie, avant d'arriver au studio de Lee en Californie. Mais vous ne le sauriez pas en écoutant les montagnes russes de tambours électroniques et de basses lancinantes qui alimentent "Kurunba", car Koné s'adapte à cette vitesse avec une confiance totale. Alternant ronronnement, chant et gémissement sur tous les contours du morceau, elle dénonce les coutumes patriarcales qui diminuent le rôle des femmes dans son pays. "Mayougouba" place le discours de Koné dans un flou de synthétiseurs néon et de coups de pied prêts pour le club. Les fans des incursions de Kidjo dans la musique house au début des années 90 trouveront ici de quoi s'amuser, mais la chanson s'adresse spécifiquement aux femmes : "Bouge, danse/ Tu es parfaite comme tu es", chante-t-elle en bamana.
Pourtant, c'est lorsque Lee accentue le silence inhérent aux chansons de Koné qu'elle est la plus touchante. Le premier morceau, "Bi Ye Tulonba Ye", est à la fois déclaratif et downtempo, rempli de paysages chatoyants qui l'entourent. Les accords rêveurs et les volutes filtrées de "Bambougou N'tji" donnent à chaque souffle de Koné tout l'espace nécessaire pour l'enchanter. Et Lee sait quand disparaître complètement, comme dans la méditation dépouillée de "N'yanyan". Avec un seul piano électrique pour l'accompagner, Koné a enregistré la chanson en une seule prise, juste avant que la ville ne soit privée d'électricité et qu'un coup d'État ne secoue le Mali. Son message est clair : cela aussi va changer.
Parti au Maroc après s’être fait cambrioler son matos en 2015, Jacques revient en ayant changé de formule, adoptant pour l’heure le format chanson… Vous avez vu sa tête partout depuis de nombreuses années. Il s’agit bien sûr du Jacques qui a détonné sur la scène hexagonale avec ses expérimentations décalées lui ayant permis de connaître une autre stature. En ce début d’année, il présente enfin son tout premier album solo intitulé L’importance du vide.
On pensait que Jacques allait continuer dans ces expérimentations foutraques à travers ce premier album. Sauf que pour L’Importance du Vide, ce n’est pas vraiment le cas. Le bonhomme strasbourgeois qui avait passé trois années au Maroc au sein d’une montagne surplombant le petit village de Taghazout nous offre une version plus pop de sa musique toujours aussi bricolée et expérimentale avec des titres plus accessibles tels que « Arrivera » ou bien encore « Ça se voit » et « Avec les mots ».
L’importance du vide affiche une facette plus accessible et attachante de Jacques sans jamais oublier ce côté absurde qui lui va comme un gant. Que ce soit sur «Qu’en avez-vous fait ? » ou encore sur « Pourquoi c’est comme ça ? » et « Kick ce soit », on sent cette fusion entre William Sheller, Flavien Berger, Sébastien Tellier et Myd avec toujours cet aspect DIY plus ensoleillé que jamais. Telle est la richesse des arrangements de Jacques qui continue sa poésie enchanteresse avec « Partout » et « C’est » nous enivrant jusqu’au bout. Une plutôt bonne surprise qu’est ce premier album qui est loin d’être vide. En boucle !
La musique du guitariste/chanteur Eric Chenaux est construite sur des chocs inattendus et agréables entre figures de guitare déformées fortement traitées et voix douce et glissante. Les cinq morceaux (et la piste répétée éditée en bonus) de Say Laura ajoutent à la formule un piano électrique discret et des rythmes implicites subtils, ce qui donne lieu à un doux brouillard d'atmosphères printanières qui transmettent une beauté détendue malgré leur confusion inhérente. La voix de fausset de Chenaux et quelques notes pulsées minimales ouvrent l'album sur "Hello, How, and Hey". Au fur et à mesure que la chanson s'étoffe au cours de ses neuf minutes d'existence, l'accompagnement instrumental passe par divers changements de tonalité et applications d'effets, avec des lignes de Wurlitzer scintillantes jouées par Ryan Driver qui zigzaguent entre des flots de pistes recouvertes de wah-wah de Chenaux et des mélodies vocales romantiques directes. La composante rythmique de Say Laura ne se présente pas sous la forme de sons de batterie traditionnels, mais de battements programmés de boîtes à rythmes que Chenaux a utilisés comme déclencheurs pour activer des portes de bruit sur certaines pistes de guitare, créant ainsi l'impression d'une pulsation en arrêtant et en démarrant le son à temps.
Cette technique est utilisée sur le langoureux "There They Were" et sur les pirouettes rouillées de la particulièrement belle "Hold the Line", ces rythmes fantômes servant de point d'ancrage à l'audacieuse flexion des hauteurs et aux expérimentations bruitistes de Chenaux. De longues vallées de méandres s'intercalent entre les sections plus stables de l'album, notamment sur "Your New Rhythm", mais ces passages font partie intégrante du flux de l'album et soulignent à quel point la frontière entre la structure et l'absence totale de forme est mince pour Chenaux. Il y a des parallèles superficiels entre Say Laura et l'avant-pop minimale d'Arthur Russell, mais il y a aussi des similitudes plus subtiles avec l'ambiance flottante de Talk Talk, les sessions les plus dépouillées de Sun Ra, et la curiosité sans limite et la volonté de poursuivre les impulsions que Gareth Williams de This Heat a explorées avec l'écriture latérale de son obscur projet parallèle Flaming Tunes. Dans des mains moins attentives, la combinaison de l'exploration libre de la guitare et de la voix de crooner pourrait paraître maladroite ou décousue, mais les conseils patients de Chenaux rendent doux même les moments les plus perturbants de l’album. Chouette dérive !
Après un silence de cinq ans et une pandémie, Alt-J revient en trio - Gus Unger-Hamilton, Thom Sonny Green et Joe Newman - rejoint par le producteur Charlie Andrew, et délivre une pop indé expérimentale de 40 minutes, immédiatement aussi reconnaissable qu’agréable : The Dream. L'album s'ouvre sur une ode au Coca : "Bane", qui est un peu longuette (un peu plus de cinq minutes), et présente des couches de guitare vitreuse et des chants presque choraux. C'est une ouverture douce et légère qui donne le ton au reste de l'album. "Hard Drive Gold", un numéro convenablement stupide sur la montée et la chute du marché des crypto-monnaies. Ailleurs, vous avez des histoires sur les tueurs en série ("Losing My Mind"), l'amour ("Powders"), et la pandémie ("Get Better") - le tout sur une palette brillante habituelle de guitares acoustiques, de textures électroniques propres et d'atmosphères floues. Le point culminant de l'album est sans conteste "U&ME", aux accents de Beck, qui se caractérise par un skronk de guitare rauque et un rythme percussif insistant et addictif. Cette chanson résume ce qu'Alt-J fait de mieux, et démontre leur capacité à créer des accroches à partir de sources improbables.
L'album est, as usual , une œuvre soniquement impeccable. Ce qu'il manque de cœur (comme dans tous leurs albums, il y a très peu d'humanité dans le son ou les paroles) est plus que compensé par le style et la finesse, et cet album poursuit la série de disques de qualité du groupe. À ce stade, il est de plus en plus difficile de considérer le groupe autrement qu'en ses propres termes, car il ne ressemble vraiment à personne d'autre qu'à lui-même. Et c’est justement qui nous botte, la singularité…
Jean-Pierre Simard
Rokia Koné & Jacknife Lee - Bamanan - Realworld
Jacques - Limportanceduvide - Recherche & Développement
Eric Chenaux - Say Laura - Constellation
Alt-J - The Dream - BMG