L'AUTRE QUOTIDIEN

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Carmen Maria Machado déserte la maison rêvée

Le rêve virant au cauchemar, l’emprise de la violence dans le couple en général, et dans le couple lesbien en particulier, en un impressionnant tour de force littéraire à facettes techniques et à beautés humaines.

La Maison rêvée à la manière d’une non-métaphore

Je présume que tu as entendu parler de la Maison rêvée ? C’est, comme tu le sais, un lieu qui existe réellement. Elle se tient debout non loin d’une forêt, à la lisière d’une étendue d’herbe. Elle a des fondations, mais si le bruit court que des morts y ont été enterrés, il faut sans doute n’y voir qu’une fiction. Il fut un temps où une balançoire pendait à une branche d’arbre mais il n’en reste rien à présent, hormis une corde pourvue d’un nœud solitaire qui oscille au gré du vent. Tu auras sans doute entendu des histoires au sujet du propriétaire, crois-moi, c’est un tissu de mensonges. Après tout, le propriétaire n’est pas un homme, mais une université tout entière. Une minuscule ville de propriétaires ! Peut-on imaginer une chose pareille ?

La plupart de tes hypothèses sont correctes : elle possède des planchers, des murs, des fenêtres et un toit. Si tu imaginais qu’il y a deux chambres, tu as raison, et tort. Qui peut dire qu’il n’y en a que deux ? Toutes les pièces peuvent être une chambre : pour cela il suffit d’un lit, et encore. Y dormir suffit. Seul l’habitant décide de la fonction d’une pièce. Nos actes ont plus de poids que les intentions des architectes.

Si je parle de tout cela, c’est parce qu’il est important de se souvenir que la Maison rêvée existe bel et bien. Elle est aussi réelle que le livre que tu tiens entre tes mains, en revanche elle est nettement moins terrifiante. Si je le voulais, je t’indiquerais l’adresse et tu pourrais t’y rendre en voiture, t’asseoir devant cette Maison rêvée et imaginer les événements qui se sont déroulés entre ses murs. Je te le déconseille. Mais libre à toi. Personne ne t’en empêchera.

Sept ans après la publication de sa toute première nouvelle, et deux ans après la publication de son premier recueil, « Son corps et autres célébrations », couronné par le prix Shirley Jackson et nommé à plusieurs autres prix littéraires prestigieux (dont le National Book Award), Carmen Maria Machado publiait en 2019 « Dans la Maison rêvée », traduit en français en août 2021 par Hélène Cohen chez Christian Bourgois. Bien que sobrement sous-titré « A memoir » dans sa version originale américaine, ces 350 pages représentent bien davantage qu’un « simple » récit autobiographique. Pour aborder avec une puissance inouïe le sujet doublement brûlant de la violence à l’intérieur du couple (avec tous les mécanismes tragiques et connus, mais si difficiles à auto-diagnostiquer en temps et en heure, d’acceptation de l’emprise et de culpabilité mal placée) d’une part, et de la violence à l’intérieur du couple lesbien d’autre part (dont elle documente avec minutie la monstrueuse difficulté supplémentaire que représente le simple fait de pouvoir penser cette violence, là où précisément la relation se construit individuellement, collectivement et socialement en rejet des scories les plus meurtrières du patriarcat), elle a construit un véritable thriller psychologique et intime, en utilisant toutes les ressources de son art de conteuse, de nouvelliste et de formatrice en création littéraire.

Elle nous offre ainsi une formidable progression de chapitres courts ou très courts « à la manière de », tous placés sous le signe d’une forme ou d’une inspiration littéraire particulière (ouverture, prologue, non-métaphore, picaresque, machine à mouvement perpétuel, exercice de point de vue, élément perturbateur, palais de la mémoire, voyage dans le temps, inconnue arrivant en ville, classique lesbien culte, célèbre mot de la fin, confession, rêve incarné, question de chance, road-trip à Savannah, roman sentimental, déjà-vu, roman d’apprentissage, classification des contes de fées, texte érotique, roman noir, utopie, fantasy, roman lesbien de seconde zone, pour n’en citer que quelques échantillons), fournissant chacun par leur titre un programme en soi, pour exorciser en beauté (et avec un art paradoxal du suspense) le calvaire vécu par elle, et pour le rendre exploitable par les lectrices qui seraient directement concernées, mais aussi par tous les autres, lectrices ou lecteurs, pour lesquels le déni des emprises de toute nature demeure si souvent d’actualité, même bien cachée. Et pour démontrer au passage, et de quelle manière, que l’art du récit sophistiqué constitue, maîtrisé comme ici, un medium ô combien plus puissant que n’importe quel essai jouant en trace directe et explicative. Du grand art, intelligent et bouleversant, jouant à merveille de la détonation produite entre humour noir, violence, sensibilité et amour serein reconstruit ailleurs.

La Maison rêvée à la manière picaresque

Avant de rencontrer la femme de la Maison rêvée, je vivais dans un minuscule trois-pièces à Iowa City. La maison était foutraque : appartenant à un propriétaire peu scrupuleux, elle se dégradait lentement, était pleine de détails hétéroclites et cauchemardesques. Il y avait une pièce au sous-sol – que mes colocataires et moi avions baptisée la salle des meurtres – peinte en rouge sang du sol au plafond, équipée d’une trappe secrète et d’un téléphone fixe hors d’usage. Ailleurs au sous-sol, un système de chauffage lovecraftien projetait ses longs tentacules dans le reste de l’habitation. Par temps humide, la porte de l’entrée gonflait dans son cadre et refusait de s’ouvrir, pareille à un oeil au beurre noir. Le jardin était immense, piqueté d’un brasero et bordé de sumac vénéneux, d’arbres et d’une barrière pourrie.

Je vivais avec John, Laura et leur chat, Tokyo. Ils formaient un couple ; anciens Floridiens aux jambes longues et au teint pâle qui étaient passés par une fac hippie et avaient débarqué dans l’Iowa pour leur second cycle universitaire. L’incarnation de la démesure et de l’excentricité de la Floride et, au bout du compte, la seule chose qui dans l’après-Maison rêvée sauverait la Floride à mes yeux.

Laura ressemblait à une ancienne starlette de cinéma avec ses yeux écarquillés et son style éthéré. Elle était sèche, dédaigneuse et férocement drôle ; elle écrivait de la poésie et poursuivait ses études en science des bibliothèques. Elle se sentait une âme de bibliothécaire, de sage passeuse d’un savoir public capable de vous conduire là où vous deviez être. Quant à John, il ressemblait à un prof excentrique aux faux airs de rocker grunge qui aurait découvert Dieu. Il préparait du kimchi et de la choucroute dans d’énormes bocaux qu’il surveillait sur le plan de travail de la cuisine avec la maniaquerie d’un savant fou ; un jour il m’a raconté l’intrigue d’À rebours avec force détails, notamment sa scène préférée, celle où le vil et excentrique antihéros incruste de bijoux exotiques la carapace d’une tortue et la pauvre bête, « qui n’avait pu supporter le luxe éblouissant qu’on lui imposait », meurt sous le poids de sa chape. La première fois que j’ai rencontré John, il m’a dit : « J’ai un tatouage, tu veux voir ? » J’ai acquiescé. « OK, tu vas peut-être penser que je vais te montrer ma bite mais, promis, c’est pas ça. » Il a soulevé son short haut sur sa cuisse, révélant le tatouage artisanal d’une église, dessinée à l’envers. « C’est une église à l’envers ? » ai-je demandé. Il a souri en haussant plusieurs fois les sourcils – non pas lascivement, mais par pure espièglerie – et a répondu : « À l’envers de quel point de vue ? » Un jour, alors que Laura sortait de leur chambre vêtue d’un short en jean et d’un haut de bikini, John a posé sur elle un regard où se lisait un amour simple et véritable, puis a déclaré : « Toi, je veux creuser un puits en toi. »

Tel un picaro au féminin, j’ai passé l’âge adulte à aller de ville en ville, me liant à des âmes attentionnées à chaque étape ; un groupe de protecteurs qui ont pris soin de moi (les plus doux des protecteurs, les plus précieux des protecteurs). Ma copine Amanda de l’université, qui fut ma colocataire jusqu’à mes vingt-deux ans et dont l’esprit aiguisé et logique, le caractère imperturbable et l’humour pince-sans-rire accompagnèrent mon passage d’adolescente compliquée à jeune adulte perturbée. Anne, une joueuse de rugby à la chevelure rose, la première fille végétarienne et lesbienne que je rencontrai, qui chaperonna mon coming out en bonne fée gay. Leslie, qui m’aida à traverser ma première rupture douloureuse grâce à du brie, du vin pas cher et de bons moments avec ses animaux, notamment un pitbull trapu au pelage marron nommé Molly qui me léchait le visage jusqu’à ce que je sois prise d’un fou rire incontrôlé. Celles et ceux qui ont lu et commenté mon blog sur LiveJournal, tenu consciencieusement de mes quinze à mes vingt-cinq ans, déballant mes états d’âme à une improbable bande de poètes, de queers paumés, de programmeurs, de rôlistes et d’auteurs de fanfiction.

John et Laura étaient ainsi. Toujours présents, intimes l’un avec l’autre d’une certaine façon et intimes avec moi d’une autre, comme si je faisais partie de leur famille. Ils ne veillaient pas sur moi, pas vraiment ; ils étaient déjà les héros de leurs propres histoires.
Mais cette histoire-ci ? Celle-ci n’appartient qu’à moi.

Carmen Maria Machado - Dans la maison rêvée - éd Christian Bourgois
Hugues Charybde le 6/09/2021
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Carmen Maria Machado