L'AUTRE QUOTIDIEN

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Ru et comment envisager la vie autrement

Comment habiter Ru ? Ou comment la métaphore science-fictive combattante invite à interroger nos anciennes manières, encore beaucoup trop présentes hélas, d’habiter la Terre. Une redoutable expérience de pensée conduite en thriller socio-scientifique.

Il ouvre les yeux, la tête sur le sable. Étourdi, le garçon se redresse péniblement. L’écume mouille encore un peu plus ses chaussures détrempées. Par réflexe, pour se débarrasser de ses baskets et de ses chaussettes, il pousse avec la pointe de ses pieds. Ils sont bleus de froid. Il attrape une grosse poignée de sable et les frotte vigoureusement. Il plie chacun de ses orteils, l’un après l’autre. Puis, d’un mouvement d’épaule, il se défait du gilet de sauvetage jaune fluorescent qui pend à son cou, misérablement dégonflé. La toile en est déchirée. Il l’abandonne sur la grève, certain qu’il ne doit pas garder cet habit qui le désigne à coup sûr comme venant d’accomplir la traversée. Le vent d’est perce alors son maigre sweat-shirt. L’air autour de lui est gris, comme la mer qui l’a recraché. Il se rend compte que le matin est venu. La dernière étape de son voyage, à peine trois dizaines de kilomètres à franchir, aura duré toute la nuit.
Y porte son regard autour de lui. La plage, à marée basse, s’étend sur plus d’un kilomètre. Y sait pourtant qu’il ne doit pas rester là. La mer frémit à l’horizon et commence à grignoter le sable. D’ici quelques heures, toute la crique sera remplie. Un peu plus bas près de l’eau, ce qu’il reste du bateau l’a suivi. Rendue légère par l’absence de passagers, l’embarcation flotte, incertaine, portée dans une direction puis dans une autre. Le garçon pense qu’on dirait qu’elle l’a suivi mais n’ose pas le rejoindre. Pourtant, il n’essaie pas d’aller la récupérer. Il a réussi à traverser. C’est une chose du passé, oubliée déjà, comme tout le reste du monde sur l’autre rive. Y sourit, satisfait. Il est du bon côté.
Autour de lui sur la grève sont éparpillés des corps munis de gilets de sauvetage jaunes ou orange. Aucun ne se relève. Le garçon détourne les yeux. Ce ne sont pas les premiers morts qu’il a vus au cours de son voyage.

Publié chez L’Atalante en mars 2021, le quatrième roman de Camille Leboulanger commence comme un récit terriblement contemporain, comme la mise discrète en fiction de ces convois souvent mortuaires qui hantent les mers, en Méditerranée ou en Atlantique, lorsque des réfugiés aux abois tentent de rejoindre, quel qu’en soit le prix – le plus souvent extrêmement élevé, à tous points de vue -, quelque terre promise, le plus souvent la forteresse Europe dans le monde réel : c’est ce chemin de larmes-là que mettent en fiction de manière si juste et si poignante le « La nuit nous serons semblables à nous-mêmes » d’Alain Giorgetti ou le « Le dernier voyage de Sindbad » d’Erri de Luca, ou que viennent documenter de près le « La Loi de la mer » de Davide Enia ou le « En mer, pas de taxis » de Roberto Saviano.

Ici, la terre promise, celle sur laquelle s’échoue vivant, de justesse, le protagoniste amnésique Y, qui sera bientôt, d’autorité, renommé Youssoupha, s’appelle Ru. Et là, passées les douze premières pages de « Traversée », le roman s’installe avec force et fracas dans la grande – très grande – métaphore fantastique et science-fictive : l’île de Ru, à quelques kilomètres du rivage, est le cadavre d’une gigantesque créature (dont la taille s’évaluerait vite en dizaines de kilomètres) qui s’est effondrée là, quelques générations plus tôt, après avoir dévasté de son pas lourd les régions avoisinantes, et que des humains, constatant l’habitabilité de l’endroit et toujours aussi preneurs de terres, ont rapidement entrepris de coloniser intégralement.

Le principal attrait de cette zone, exploitée seulement lors de la troisième phase d’urbanisation de Ru, est le conduit d’excrétion qui perce la carapace de la bête. Malgré ses dimensions approximativement égales à celles d’un terrain de football, celui-ci n’apparaît, vu du sol, guère plus grand qu’un timbre-poste. Refermé par une membrane transparente et étanche, il laisse entrer directement les rayons du soleil de l’extérieur tout en repoussant les pluies venues du large. En levant la tête vers le midi, on pourrait croire à un astre du jour, miniature et toujours fixe. Les habitants de Cumiga l’appellent d’ailleurs tout simplement le Soleil. Afin de renforcer cette impression, l’architecte du quartier a eu la lumineuse idée de faire peindre l’intérieur de la carapace d’une couleur azurée et adaptative. Quand vient le soir et que le Soleil ne laisse plus passer beaucoup de lumière, les pigments photosensibles réagissent et le plafond fonce pour prendre une profonde couleur de nuit ponctuée seulement de lampadaires blancs. L’illusion est telle qu’à la différence de nombreux endroits de Ru, et parmi eux certains de ses quartiers les plus courus, un observateur inattentif pourrait ne pas percevoir l’absence d’horizon. Tous les dix ou quinze ans, il est nécessaire de passer une nouvelle couche de pigment sur le « ciel », dont le coût est répercuté sur les charges de copropriété. Personne ne se plaint jamais non plus des périodiques frais de rénovation des murs et des purificateurs d’air qui protègent le quartier des pollutions sonores et aériennes causées par l’A-FMG – autoroute fémorale milieu gauche – dont le tracé fait une large courbe afin de ne pas déranger Cumiga. Pour y parvenir, il a été nécessaire de contourner le conduit sanguin déjà existant, comme à de nombreux autres endroits de Ru.

On songera naturellement, dès ces premières pages, au magnifique travail réalisé entre 1984 et 2014 par le si regretté Lucius Shepard avec son « Dragon Griaule » et l’entrelacement de nouvelles voire de romans courts qui prenaient place dans le cadavre minéralisé (mais l’était-il vraiment ?) d’un ancien dragon particulièrement maléfique, dont les influences psychologiques, longtemps après sa mort, continuaient régulièrement de hanter sournoisement les humains qui vivaient là. Mais bien au-delà de cette ressemblance aussi évidente que finalement superficielle, la métaphore travaillée en profondeur par Camille Leboulanger au long de ces presque 300 pages est tout autre. À travers les pérégrinations de Y, déjà nommé, de la rebelle gosse de riche Agathe qui deviendra Coré, égérie du mouvement contestataire appelé le Regard Rouge (pour des raisons ayant joliment trait davantage à la physique qu’à la politique), ou d’Alvid Persner, artiste cinéaste venu s’incruster in extremis dans un prestigieux festival officiel pour tenter de retrouver la trace de son mari Sandro Kostas, chanteur et musicien mondialement célèbre, mystérieusement disparu au cœur de Ru, en des lieux qui auront pour noms Université du Rein Gauche, Gare Occipitale, Foyer de la Paroi Intestinale ou encore Quartier Pariétal Droit, c’est bien toute une mythologie pratique des « Maîtres et possesseurs » que l’auteur nous invite à explorer et à tester contre certaines adversités en cours de développement.

Utilisant méticuleusement les ressources de l’expérience de pensée science-fictive (et de son travail inlassable des mondes en grandIain M. Banks, pour ne citer qu’un seul précieux exemple – ou des mondes en petit – pensons, tout récemment, au superbe « Mécaniques sauvages » de Daylon), n’hésitant pas (à l’image du grand Kim Stanley Robinson, dans « La trilogie martienne » bien entendu, mais sans doute davantage encore dans le trop méconnu « S.O.S. Antarctica ») à mettre en scène des discussions politiques et sociales, au risque, comme chez le maître californien, d’enchanter ou d’agacer lectrices et lecteurs selon leurs pentes préalables, Camille Leboulanger nous offre, sous le sceau de l’imagination – largement débridée pour amener à saisir l’impensable – et des métaphores subtilement imbriquées en plusieurs couches, une rare occasion romanesque de confronter la notion toujours à réinventer d’habiter le monde aux frénésies de domination capitaliste (qui masquent encore aujourd’hui plus ou moins habilement leurs avides tentations sous divers oripeaux sensibles ou anodins). Comment donc habiter Ru ? Et comment, de facto, habiter réellement le monde ?

Coré dit :
« Le plus douloureux, ce ne sont pas les coups. Ce ne sont pas les bras cassés ou les nez brisés. Ce ne sont même pas les yeux aveuglés. »
En prononçant cette troisième phrase, on croit voir un sourire presque amusé illuminer son visage borgne.
« Le plus douloureux, ce ne sont pas toutes les portes renversées, les policiers dans les appartements, les perquisitions injustes. Ce n’est pas l’interdiction de se rassembler sans autorisation préalable. Ce n’est pas la suspicion permanente. Ce ne sont pas les arrestations préventives sans raison valable, à part pour quelque chose que l’on a dit ou écrit et qu’une caméra ou un téléphone a rapporté même s’ils ne sont pas censés le faire. On sait tous comment ça se passe. Personne n’est dupe. Il n’y a plus aucun de nos gestes ou aucune de nos paroles qui nous appartienne vraiment, tant qu’ils sont faits ou prononcés à portée d’œil des réseaux. On sait bien qu’on est surveillés dès qu’on décide de faire partie de Ru. »
Plusieurs d’entre eux portent encore des lentilles teintées, mais la majorité voit rouge. Coré parle à un auditoire conquis.
« Le plus douloureux, reprend-elle, ce n’est même pas que la seule façon de vivre presque libre soit de se mettre au ban des réseaux, au ban des rues, au ban de Ru entière. Nombreux sont ceux qui le font déjà. Nous ne sommes vus, et entendus, que lorsqu’il n’y a pas le choix. Comme ce soir. »
Quelques ricanements hésitants. Les auditeurs ne se dévisagent même pas les uns les autres à la recherche de l’espion, de la taupe. Ils lancent un regard par la fenêtre, vers le « ciel », le plafond sur lequel on soupçonne que sont installés des caméras et des microphones, malgré les dénégations de la préfecture. Ils savent que ce sont les murs, le sol, les arbres et même l’air de Ru qui les écoutent et les observent. Des murmures rampent d’un énorme centre dans la Tête ou dans le Cœur Sud, un hangar ou un souterrain de la taille d’une petite ville rempli de serveurs et de calculateurs dédiés au traitement et à l’analyse de millions de térabits de données de surveillance : le royaume d’algorithmes qui comparent, compilent et configurent les flux pour dessiner le parcours de chaque habitant de Ru. Bien sûr, ces chuchotis tiennent de la légende ou d’un conte horrifique et rassurant. Il est bien plus probable que ces données soient traitées dans des centaines de banques de serveurs disséminées à travers la totalité de Ru.
« Le plus douloureux, c’est le mensonge. »

Hugues Charybde le 9/06/2021
Camille Leboulanger - Ru - éditions de l’Atalante

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