L'AUTRE QUOTIDIEN

View Original

Bruno Remaury : Demain, mais sans rien …

Méditations saturniennes, érudites et poétiques, sur l’accélération et la déréalisation du temps. Captivant.

Les chroniques intranquilles du « Monde horizontal » (Corti, 2019), récit du nivellement de la verticalité mystique au profit d’un expansionnisme économique horizontal et mortifère, démarraient au tournant du XXème siècle, en 1906, avec la découverte archéologique des grottes de Gargas par Félix Régnault, juste avant la catastrophe des mines de Courrières.

« Rien pour demain », paru en 2020 aux éditions Corti, débute également en ce point de chavirement du monde, dans l’affolement de l’accélération du temps et les fracas de la Grande Guerre, semblant faire écho au texte de Marcel Cohen, « À des années-lumière » (Fario, 2013), qui s’ancre dans cette rupture de 14-18, de l’abattage de masse « industrialisé » et de l’avènement du règne sans égal du calcul économique, entraînant le monde à des années lumières d’une civilisation ancestrale et semblant presque immuable. Marcel Cohen rappelle dans ce livre qu’on trouve sur les murs du Panthéon à Paris les noms de cinq cent soixante écrivains français tués à la guerre entre 1914 et 1918, et que nos bibliothèques comportent de grands trous invisibles, suites de ces pertes immenses. Réunissant personnages réels et fictifs dans son récit, Bruno Remaury plonge le lecteur dans l’évocation des désastres de la Grande Guerre en puisant dans les lettres de guerre du poète Jean de Mirmont. « On se demande s’il restera encore de l’acier sur cette terre quand tout cela sera fini écrit Jean. » La violence des orages d’acier mais aussi la longueur de cette guerre, à la fois infiniment étirée et hachée, redéfinit la notion même de temps.

L’avènement du monde horizontal est aussi l’avènement du temps unidirectionnel, qui ne s’écoule que dans une direction unique et irréversible, propriété du temps énoncée en 1927 par l’astrophysicien Arthur Eddington. Avant le précipice ouvert par la Grande Guerre, le temps avait d’autres visages, celui de la lenteur circulaire « des cycles, de la giration des astres, de la ronde sans cesse recommencée des jours et des saisons, de l’alternance du labeur, des fêtes, de la prière » et celui de la finitude et des grands effondrements, du deuil et des guerres.

Le texte de Bruno Remaury s’affranchit de la flèche du temps et, reprenant la structure narrative du « Monde horizontal », poursuit cette méditation prolongée sur la nature de notre modernité, composant une marqueterie de situations et de personnages universels de la petite et de la grande histoire, admirable montage littéraire sous le signe de la mythologie et des contes, dans les ombres tutélaires de Walter Benjamin et de Charles Baudelaire.

près la boue et les champs de cadavres de la Grande Guerre, débâcle inoubliable sous la plume de Claude Simon, comment reprendre le fil du temps pour ceux qui en sont revenus ? Le fil de la vie se renoue et ils trouvent à s’embaucher chez Renault pour Valentin, ouvrier fraiseur à Boulogne Billancourt, ou dans un garage de la Porte des Ternes pour Émile, spectateur émerveillé des éclairages au néon, du flot des passants et des beautés fugitives de Paris. Mais « la guerre et le commerce sont deux moyens d’appropriation et les deux faces d’une même rapacité » (Claude Simon, La route des Flandres) et l’industrie brise les rythmes anciens et la joie de vivre, le quotidien laborieux abimant les « corps courbés qui répètent les mêmes tâches, les mêmes gestes » avec la mise en place de la taylorisation dans les années 1910, événement emblématique de l’avènement du tout-économique.

L’expansion de la photographie consacre la fin du temps long et le triomphe de l’instant. La deuxième partie de « Rien pour demain » opère un retour aux sources de cette invention depuis le premier portrait de Daguerre en 1837, autour de la personnalité fascinante de John Herschel, astronome et pionnier de la photographie.

La temporalité ancestrale s’ancrait dans l’observation des astres et quand John Herschel observe l’explosion d’une étoile au Cap en 1837, il ne peut comprendre qu’il est le témoin de la fin d’un monde, et que l’invention photographique à laquelle il va plus tard donner un nom va marquer l’effondrement de la conception ancienne du temps. « Quand il ne baptise pas les lunes de Saturne, Sir John donne son nom à la photographie et là encore ce n’est pas le moindre des cailloux blancs que Saturne et la photographie soient ainsi, par lui rattachées. » En écho aux « Anneaux de Saturne » de W.G. Sebald, Bruno Remaury évoque les portraits et la chronique de la fin du règne de l’Impératrice chinoise Cixi dans un empire millénaire agonisant.

W.G. Sebald assemblait les boucles narratives des « Anneaux de Saturne » telles des fils de soie ; Bruno Remaury place ici son récit sous le signe de Chronos, de Saturne et des parhélies comme celui rapporté en 1908 par un fonctionnaire français en poste dans le Yunnan et interprété par les chinois comme le signe annonciateur de la fin d’une dynastie. Profané trente ans plus tard, les os blanchis de l’Impératrice Cixi étaient jetés aux chiens tandis que son portrait était voué à voyager éternellement dans des palanquins dorés, allégorie de la destruction du monde et de la sacralisation des images à l’œuvre, la société de consommation moderne transformant à partir des années 1950 les femmes et les hommes en camés des images sur papier glacé pour reprendre l’expression de Susan Sontag, alors que la marchandisation du temps gagne du terrain depuis les heures de travail jusqu’à celles des loisirs.

Charybde 27 : le Blog

☀︎

accueil

Latest Post

Note de lecture : « Rien pour demain » (Bruno Remaury)

Posté par Marianne ⋅ 19 juin 2021

Méditations saturniennes, érudites et poétiques, sur l’accélération et la déréalisation du temps. Captivant.

x

Les chroniques intranquilles du « Monde horizontal » (Corti, 2019), récit du nivellement de la verticalité mystique au profit d’un expansionnisme économique horizontal et mortifère, démarraient au tournant du XXème siècle, en 1906, avec la découverte archéologique des grottes de Gargas par Félix Régnault, juste avant la catastrophe des mines de Courrières.

« Rien pour demain », paru en 2020 aux éditions Corti, débute également en ce point de chavirement du monde, dans l’affolement de l’accélération du temps et les fracas de la Grande Guerre, semblant faire écho au texte de Marcel Cohen, « À des années-lumière » (Fario, 2013), qui s’ancre dans cette rupture de 14-18, de l’abattage de masse « industrialisé » et de l’avènement du règne sans égal du calcul économique, entraînant le monde à des années lumières d’une civilisation ancestrale et semblant presque immuable. Marcel Cohen rappelle dans ce livre qu’on trouve sur les murs du Panthéon à Paris les noms de cinq cent soixante écrivains français tués à la guerre entre 1914 et 1918, et que nos bibliothèques comportent de grands trous invisibles, suites de ces pertes immenses. Réunissant personnages réels et fictifs dans son récit, Bruno Remaury plonge le lecteur dans l’évocation des désastres de la Grande Guerre en puisant dans les lettres de guerre du poète Jean de Mirmont. « On se demande s’il restera encore de l’acier sur cette terre quand tout cela sera fini écrit Jean. » La violence des orages d’acier mais aussi la longueur de cette guerre, à la fois infiniment étirée et hachée, redéfinit la notion même de temps.

L’avènement du monde horizontal est aussi l’avènement du temps unidirectionnel, qui ne s’écoule que dans une direction unique et irréversible, propriété du temps énoncée en 1927 par l’astrophysicien Arthur Eddington. Avant le précipice ouvert par la Grande Guerre, le temps avait d’autres visages, celui de la lenteur circulaire « des cycles, de la giration des astres, de la ronde sans cesse recommencée des jours et des saisons, de l’alternance du labeur, des fêtes, de la prière » et celui de la finitude et des grands effondrements, du deuil et des guerres.

Le texte de Bruno Remaury s’affranchit de la flèche du temps et, reprenant la structure narrative du « Monde horizontal », poursuit cette méditation prolongée sur la nature de notre modernité, composant une marqueterie de situations et de personnages universels de la petite et de la grande histoire, admirable montage littéraire sous le signe de la mythologie et des contes, dans les ombres tutélaires de Walter Benjamin et de Charles Baudelaire.

Eugène Atget, Paris, 1922.

Après la boue et les champs de cadavres de la Grande Guerre, débâcle inoubliable sous la plume de Claude Simon, comment reprendre le fil du temps pour ceux qui en sont revenus ? Le fil de la vie se renoue et ils trouvent à s’embaucher chez Renault pour Valentin, ouvrier fraiseur à Boulogne Billancourt, ou dans un garage de la Porte des Ternes pour Émile, spectateur émerveillé des éclairages au néon, du flot des passants et des beautés fugitives de Paris. Mais « la guerre et le commerce sont deux moyens d’appropriation et les deux faces d’une même rapacité » (Claude Simon, La route des Flandres) et l’industrie brise les rythmes anciens et la joie de vivre, le quotidien laborieux abimant les « corps courbés qui répètent les mêmes tâches, les mêmes gestes » avec la mise en place de la taylorisation dans les années 1910, événement emblématique de l’avènement du tout-économique.

L’expansion de la photographie consacre la fin du temps long et le triomphe de l’instant. La deuxième partie de « Rien pour demain » opère un retour aux sources de cette invention depuis le premier portrait de Daguerre en 1837, autour de la personnalité fascinante de John Herschel, astronome et pionnier de la photographie.

La temporalité ancestrale s’ancrait dans l’observation des astres et quand John Herschel observe l’explosion d’une étoile au Cap en 1837, il ne peut comprendre qu’il est le témoin de la fin d’un monde, et que l’invention photographique à laquelle il va plus tard donner un nom va marquer l’effondrement de la conception ancienne du temps. « Quand il ne baptise pas les lunes de Saturne, Sir John donne son nom à la photographie et là encore ce n’est pas le moindre des cailloux blancs que Saturne et la photographie soient ainsi, par lui rattachées. » En écho aux « Anneaux de Saturne » de W.G. Sebald, Bruno Remaury évoque les portraits et la chronique de la fin du règne de l’Impératrice chinoise Cixi dans un empire millénaire agonisant.

W.G. Sebald assemblait les boucles narratives des « Anneaux de Saturne » telles des fils de soie ; Bruno Remaury place ici son récit sous le signe de Chronos, de Saturne et des parhélies comme celui rapporté en 1908 par un fonctionnaire français en poste dans le Yunnan et interprété par les chinois comme le signe annonciateur de la fin d’une dynastie. Profané trente ans plus tard, les os blanchis de l’Impératrice Cixi étaient jetés aux chiens tandis que son portrait était voué à voyager éternellement dans des palanquins dorés, allégorie de la destruction du monde et de la sacralisation des images à l’œuvre, la société de consommation moderne transformant à partir des années 1950 les femmes et les hommes en camés des images sur papier glacé pour reprendre l’expression de Susan Sontag, alors que la marchandisation du temps gagne du terrain depuis les heures de travail jusqu’à celles des loisirs.

Tissant des chroniques érudites et poétiques du passé, la mélancolie de l’écrivain n’est pas ici de l’ordre du regret mais la figuration par l’écriture du temps moderne comme course à l’abîme, « un présent permanent qui a oublié la notion de recommencements pour se transformer en une suite ininterrompue d’instants, un temps dans lequel nous sommes tout entiers occupés à cultiver l’oubli et, tel le lapin blanc, à courir plus vite, toujours plus vite afin de nous maintenir sous le jour permanent de l’événement. »

Tandis que la télévision, les vidéos sur Internet et le déferlement des images ont transformé le statut de l’image, consacrant la disparition de l’aura définie par Walter Benjamin, « l’image moderne est bizarrement devenue une machine à fabriquer de l’amnésie, images sans passé ni futur qui, telle la jeunesse dont parle Mishima, se contentent de passer d’un moment à l’autre ». Personnifié dans l’antiquité grecque par le dieu Kairos, l’éternel présent prend les traits de Peter Pan au XXème siècle sous la plume de J.M. Barrie, instant triomphant ayant définitivement et tragiquement vaincu le capitaine Crochet.

Une manière de résister à l’immersion du monde dans l’instant tyrannique et à la marchandisation croissante des heures est de recréer du temps long dans le geste artistique, à la manière de Claude Monet qui dans ses séries se remet cent fois sur le même paysage, « meules de foin, pont de Londres, vallée de la Creuse, cathédrale de Rouen, nymphéas ». Bruno Remaury réussit aussi à fabriquer du temps, à recréer une circularité foisonnante du temps au cours de la lecture, avec ce livre qui forme un diptyque admirable avec « Le Monde horizontal ».

Hugues Charybde le 23/06/2021
Bruno Remaury - Rien pour demain - éditions José Corti

l’acheter chez Charybde ici