Avec Khalab & M’berra Ensemble, l'Afrique interdite des réfugiés au Mali
Ethno à chaud, le M’berra de Khalab & M’berra Ensemble est un peu électro, mais surtout en quête des racines présentes sur place dans le camp. A la suite de Tinariwen, un arc en ciel de nuances et d’influences qui parlent d’aujourd’hui à partir des mots et des sons collectés sur place. Entre dessous des cartes et empathie multi-culturelle, une réjouissance sonore inédite.
Le camp de réfugiés de M'berra existe depuis le début des années 1990, lorsque les gens ont fui la violence dans le nord du Mali voisin. Sa population a fluctué en fonction des périodes relatives de paix et de guerre dans la région, mais récemment, il y a eu jusqu'à 60 000 personnes vivant dans la colonie du désert. Khalab s'est rendu à M'berra en 2017 pour rencontrer ses habitants, enregistrer ses sons et, il s'avère, créer un ensemble de quatorze musiciens touaregs et hassaniyya, jouant ensemble leur propre musique dans leurs propres styles. Parmi les musiciens figurent des membres de groupes tels que Tartit, Tafalawist et Imarhan Timbuktu. Un supergroupe issu de la population d'un camp de réfugiés.
La musique touareg qui parvient à se faire entendre en dehors du Sahara est souvent celle du tishoumaren, une musique à base de guitares, de blues et de mouvements lents, dont Tinariwen a été le pionnier et qui est devenue très cool avec des artistes comme Imarhan, Mdou Moctar et Bombino. Il serait facile pour Khalab de se concentrer sur les styles de guitare, mais au lieu de cela, il gravite vers les racines plus profondes. Sur cet album, les sons de M'berra sont les souches acoustiques du luth tehardent, semblable à un banjo, du violon monocorde imzad et du tambour tinde. La guitare tishoumaren a toujours sa place, mais en tant qu'égale dans le panthéon de la musique plutôt que d'en être la définition suprême.
Ces sons emblématiques des Touaregs sont mêlés aux voix des musiciens et au brouhaha quotidien de M'berra. De retour en Italie, Khalab crée des boucles et des atmosphères à partir des enregistrements originaux, en les découpant, en les modifiant et en les superposant à des vagues de synthétiseurs, des basses profondes et des effets déformés. Les mélodies touaregs trouvent leur place dans ce désert numérique mouvant, flottant comme une brise fraîche au-dessus du ton plus sombre donné par l'électronique. L'album atteint son apogée là où l'instrumentation et la production ne font qu'un : sur le morceau "Curfew", où la basse synthé pulsée crée des polyrythmies avec la téhardent, ou sur "Moulin Shakur", où le luth est glitché et surdistorsionné, frappant les oreilles un peu comme un Konono No. 1 d'Afrique de l'Ouest.
De retour dans le monde réel, la question à se poser pour toute collaboration interculturelle est la suivante : la fusion des styles apporte-t-elle un plus ou un moins ? L'album serait-il meilleur si la collaboration avait été réduite au minimum ? La collaboration est-elle organique ou artificielle - est-elle "réelle" ? Dans le cas de M'berra, ce n'est pas si clair. Le dernier morceau de l'album, "Skit Guit", est le domaine d'un seul guitariste électrique, dont la mélodie éparse va jusqu'au fond de l'âme, sans être entravée par une production lourde. C'est sans doute le morceau le plus émouvant du lot. Ensemble, Khalab et l'ensemble M'berra créent des formes fantastiques qui racontent l'histoire des camps de réfugiés à travers un objectif numériquement inversé.
L’album, qui décline un son allant du plus roots jusqu’à Ammar 808, est vraiment intrigant dans son rendu. On adore.
Jean-Pierre Simard le 7/05/2021
Khalab & M’berra Ensemble - M’berra- Realworld