La sacrée Cavalcade débridée de Black Midi
Affaire assez casse-gueule de proposer une nouvelle piste pour le post-punk(-rock), comme c’est le cas avec Black Midi. Mais avec leur premier album, il avaient fait florès et trouvé une joyeuse bande de partisans. La nouvelle étape, Cavalcade, ne fait pas qu’enfoncer le clou. Logiquement, elle défonce, même si le chanteur a failli y perdre sa tête…
Non contents d'ouvrir les portes, ils les ont complètement détruites. Ils ont laissé dans la fumée qui s'en dégageait un espace suffisant pour que des artistes comme Squid, Fontaines DC et Black Country, New Road puissent s'épanouir dans les colonnes et dans la communauté des discussions en ligne et des mèmes musicaux (@Schlagenmemes étant une page de 6 000 followers entièrement consacrée à Midi). Pas mal pour quatre geek diplômés de l'école BRIT de Londres.
La collision anguleuse de Schlagenheim avec le math rock, le surréalisme, les paroles perverses et juste ce qu'il faut d'indie cred. aurait pu facilement permettre au groupe de rester stable pendant encore quelques albums, mais Black Midi n'a pas voulu nous donner cette satisfaction. Au lieu de cela, sur Cavalcade, ils ont trempé leur vision dépravée dans le jazz, en puisant à la fois dans les extrêmes les plus extraterrestres de la fusion et dans la tragédie du cabaret des années 40 et 50, avec de fortes doses de King Crimson, Sun Ra, Tom Waits et The Residents en cours de route.
Il est rare, dans le domaine du rock expérimental, qu'un frontman vole véritablement la vedette, mais la présence de Geordie Greep est impossible à ignorer. Sur chaque morceau, il raconte des histoires de personnages bizarres et leurs malheurs, tous plus gluants et détestables les uns que les autres. Ses performances vocales ne manquent jamais d'énerver, qu'il s'agisse de divagations ou de croonances. Même les moments les plus sereins de l'album, comme la valse dramatique de "Marlene Detrich" et "Ascending Forth", dégoulinent de sordidité et de tension, comme une comédie musicale orchestrée par un sinistre praticien ayant des antécédents de mauvaise conduite.
Inutile de dire que le groupe est toujours aussi génial dans les moments plus agressifs. "John L" s'égraine et s'étrangle avec des violons durs et des riffs mathématiques, "Diamond Stuff" commence avec une section acoustique aussi glaciale et cassante que possible, et "Slow" est peut-être la meilleure chanson que le groupe ait jamais écrite. C'est là que le groupe évoque un jazz rock qui ne se contente pas de poignarder l'auditeur, mais qui glisse et flotte autour de lui en même temps, avec des phrases descendantes au saxophone qui donnent la sensation de se rendre compte que l'on est perdu au milieu de la nuit.
Black Midi a capitalisé sur les émotions exactes qui ont rendu Shlagenheim si spécial sans répéter les mêmes astuces musicales. Cavalcade est un disque qui se complaît dans sa propre obscurité, et qui ne transige pas avec ses excès théâtraux et écœurants. C'est un triomphe de l'underground britannique et la vision singulière d'un groupe complètement détaché des attentes de ses auditeurs. On va dire enfin et déguster ce qui a peu de chances de passer en rotation lourde sur les FM et plateformes de streaming affiliés aux majors…
Morice Cheval-Yeah
Black Midi - Cavalcade - Rough Trade Records