L'AUTRE QUOTIDIEN

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Mélanie Fazi enquête sur sa sortie de l'autisme dans l'Année suspendue

À propos des troubles du spectre de l’autisme (et du parcours du combattant de leur diagnostic à l’âge adulte), un témoignage d’une finesse et d’une sensibilité rares – dont la pertinence s’étend bien au-delà des personnes se sentant directement concernées.

Avant-propos
Bien qu’ayant la conviction qu’un texte devrait se suffire à lui-même, il m’est apparu nécessaire, suite aux échanges avec les premiers lecteurs du manuscrit, de replacer ce livre dans son contexte temporel. J’ai entrepris sa rédaction fin août 2019, alors que j’effectuais les démarches nécessaires pour passer les tests visant à déterminer si je me trouvais ou non sur le spectre de l’autisme ; je l’ai finalisé en mars 2020, alors que je connaissais la réponse. Il a, pour ainsi dire, été commencé et terminé par deux personnes différentes. Toute l’étrangeté de ce projet tenait pour moi à ce que je n’étais pas sûre de le mener à terme, tant sa pertinence me paraissait liée à ce que serait l’issue du diagnostic.
En résulte, à certains endroits, un aspect flottant qui reflète assez bien le trouble qui était le mien tout au long de cette expérience, et que j’ai souhaité conserver en l’état. À l’inverse de mon précédent témoignage, Nous qui n’existons pas, rédigé avec davantage de recul sur son sujet, L’Année suspendue trouve à mes yeux son identité dans le fait d’écrire sur une traversée alors même que je suis en train de la vivre et en ignore encore l’issue, qui en est pourtant le sujet.
Bien sûr, je ne savais pas davantage en commençant ce livre qu’il paraîtrait dans un monde transformé par la survenue d’une pandémie, mais ceci, comme on dit, est une autre histoire.

Pour toute personne qui s’intéresse aux troubles du spectre de l’autisme, que ce soit de manière vitale, y étant confronté pour soi ou pour des proches, ou de manière plus simplement curieuse, pour mieux pouvoir faire société avec toutes et tous, cet ouvrage sera extrêmement précieux. Un peu plus de deux ans après « Nous qui n’existons pas », « L’année suspendue » (publié chez Dystopia en avril 2021) est le deuxième récit non fictionnel de Mélanie Fazi, autrice que l’on a longtemps connue uniquement (si l’on ose employer cet adverbe-là, en l’occurrence) comme l’une des plumes les plus acérées et vertigineuses du fantastique contemporain – si vous ne l’avez pas déjà fait, plongez-vous sans tarder dans ses trois recueils de nouvelles, « Serpentine » (2004), « Notre-Dame-aux-Écailles » (2008), « Le jardin des silences » (2014), et dans ses deux courts romans, « Trois pépins du fruit des morts » (2003) et « Arlis des Forains » (2004) – et comme l’une des rares chroniqueuses musicales capables de rendre compte avec intelligence et émotion de ce qui se passe face à un concert rock (au sens large) sans recourir à l’anecdote extra-musicale comme tant (trop) de ses consœurs et confrères en la matière (consultez ses textes sur Le Cargo, ici, pour vous en convaincre aisément). Et l’on pourrait bien entendu consacrer au moins autre billet entier de blog à son travail de traductrice (mentionnons seulement Lisa Tuttle et Brandon Sanderson).

Cette sensibilité et cette intelligence qui font merveille dans les deux domaines (fiction fantastique et chronique musicale), Mélanie Fazi les met ici à nouveau au service d’un parcours de questionnement initiatique, d’une absolue sincérité, qui ne prétend pas se substituer le moins du monde à la littérature technique et scientifique existant sur le sujet, ni au travail de fond des associations ayant pignon sur rue en la matière (l’ouvrage fournit au fil du texte certaines lignes d’orientation dans cet univers touffu), mais bien de fournir une expérience de première main et une réflexion concrète sur ce que signifient aujourd’hui au quotidien certains troubles du spectre de l’autisme, sur la manière dont s’y tracent démarcations et délimitations, sur certaines confusions douloureuses possibles, sur les écueils qui jalonnent l’obtention d’un diagnostic solide, et sur certaines conséquences, positives et éventuellement négatives, d’une telle démarche.

Ça ne va jamais s’arrêter. Ce fut, je crois, ma première pensée quand les mots furent prononcés.
C’était au festival des Utopiales de Nantes, rendez-vous annuel de la littérature de genre que je fréquente depuis bientôt vingt ans. J’étais venue y présenter Nous qui n’existons pas, mon premier livre de non-fiction, sorti le mois précédent – non sans goûter l’ironie d’être invitée là-bas pour la première fois depuis plus de dix ans avec un livre qui s’éloignait non seulement du fantastique, mais de la fiction tout court. Un livre nourri de mon expérience personnelle, qui parlait de quête d’identité, d’une vie passée à me colleter avec les questions de la norme et de la différence et à chercher comment expliquer aux autres, en quelques mots simples, ce que je suis : une personne qui aime profondément la solitude, ne connaît pas la pulsion qui pousse les autres à se mettre en couple, à chercher les relations amoureuses et les rapports sexuels. Un livre qui parlait du soulagement d’avoir enfin trouvé les mots pour me dire aux autres, sans avoir à m’excuser ou à me justifier, sans avoir à changer ce que je suis.
Les premiers retours sur le livre étaient encourageants. Comme le billet de blog qui lui avait donné naissance, il semblait résonner chez des gens. Un certain nombre étaient venus me voir en dédicace ou m’avaient écrit pour me dire qu’eux aussi étaient comme moi, ou qu’ils avaient, pour d’autres raisons, connu ces tâtonnements pour se définir et s’accepter.
Pendant ces Utopiales, nombre d’amis et de collègues m’avaient témoigné leur soutien par rapport à ma démarche ; certains d’entre eux s’étaient reconnus dans mes mots. Ce jour-là, au bar du premier étage de la Cité des congrès où nous nous retrouvions en fin de journée, une conversation a pris un tour très personnel. Puis elle a glissé peu à peu vers un terrain nouveau pour moi, au moment où je l’attendais le moins. Avec une grande délicatesse, mon interlocutrice, qui me connaissait depuis des années et venait de lire mon livre, a prononcé ces mots : « Je crois que tu es peut-être sur le spectre de l’autisme. »
À nouveau, le monde a basculé.
Je me rappelle avoir vaguement fait bonne figure une heure ou deux le temps du dîner, puis, une fois seule, je suis allée m’enfermer dans les toilettes pour pleurer un long moment. Un cocktail avait lieu ce soir-là, je me suis réfugiée dans un coin de mezzanine pour l’observer de loin, complètement sonnée ; je voyais mes amis s’activer à une dizaine de mètres de moi, et la barrière me séparant des autres paraissait plus infranchissable que jamais. Spectre de l’autisme. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Que faire de ces mots-là ? Et pourquoi là, précisément, quand je pensais enfin m’être trouvée, acceptée, quand je croyais avoir enfin la paix ?
Non, ça n’allait jamais s’arrêter.

Nous avions déjà évoqué, à propos du remarquable roman « Marcher droit, tourner en rond » du psychiatre Emmanuel Venet, la percée relativement récente des représentations fictionnelles (en littérature, en bande dessinée – la superbe « La différence invisible » de Julie Dachez notamment –  ou sur les écrans – tout particulièrement la belle interprétation de Sofia Helin dans la série télévisée dano-suédoise « Bron ») des troubles du spectre de l’autisme, et tout particulièrement de ceux anciennement rassemblés sous le terme de syndrome d’Asperger (connu depuis 1945, mais réellement étudié seulement depuis 1990) : Mélanie Fazi évoquera avec habileté, en s’appuyant aussi bien sur certaines de ces représentations que sur des expériences directement vécues par elle, le véritable choc de malentendus sociaux, d’impairs réciproques et d’attentes déjouées qui entoure ces troubles pour lesquels la vulgarisation demeure récente, la connaissance encore peu précise jusqu’à bien récemment, et les présupposés du « grand public » souvent approximatifs. Tirant judicieusement parti de son travail précédent sur elle-même raconté dans « Nous qui n’existons pas », à propos (en simplifiant à l’extrême) d’identité sexuelle, elle parvient à nous faire partager intimement les doutes et les craintes de celle qui doit, à l’âge adulte, faire confirmer ou infirmer des symptômes qu’elle a appris pendant des dizaines d’années à dissimuler dans le conformisme social minimum attendu, à gommer au mieux de ses capacités et de sa compréhension instinctive, sans jamais résoudre le malaise intime résultant de ces frottements entre perceptions disjointes du jeu social ou inter-individuel.

À sa façon, ce texte est un récit de voyage. Après ma prise de parole, plusieurs personnes ont parlé de « quête » pour décrire mon parcours. Une quête initiatique m’a dit quelqu’un ; « Le Trône de fer sans les dragons », a ironisé quelqu’un d’autre. Un voyage intimiste sans bouger de sa chambre ; l’idée m’amuse assez. Je suis allée là où se rendent aujourd’hui, en 2020, les adultes qui entreprennent une démarche de diagnostic d’autisme. Voilà ce que j’ai vu ; voilà ce que j’ai vécu ; voilà les souvenirs que j’en rapporte et les leçons que j’en ai tirées.
Asseyez-vous en cercle, écoutez-moi si vous le souhaitez ; j’aimerais vous parler de ce pays-là. Je n’en suis pas revenue tout à fait la même ; mais au cours de cette année de doute, cette année suspendue, j’ai voyagé au plus proche de moi et compris un peu mieux comment rejoindre les autres et parler leur langue.
Et c’est, par-dessus tout, ce que je souhaite en retenir.

Avec humilité mais avec fermeté, avec empathie et avec justesse, Mélanie Fazi propose aussi, discrètement, un questionnement qui s’adresse de facto aussi bien aux neurotypiques ou s’estimant tels qu’aux neuroatypiques diagnostiqués, questionnement sur la notion même de « trouble », bien entendu, piégeuse en diable par les processus et les comportements qu’elle induit, questionnement sur la normalité et la conformité, aussi – et sur la présence ou non d’espaces de liberté ou de restriction provoqués presque automatiquement par certains neuroatypismes -, questionnement de toute beauté, surtout, sur l’appropriation et la mise en œuvre, par chacune et chacun, des fonctionnements nécessaires aux autres en société (commençant à deux personnes) pour exister tranquillement, sans crainte de rater et sans inconfort cruel : c’est ainsi que « L’année suspendue », lecture intense et d’une étrange beauté à suspense, devient une lecture nécessaire à toutes et à tous, et pas uniquement en temps de « troubles » – comme le souligne d’ailleurs en creux l’addendum final, « Vous vivez ma vie », qui matérialise l’irruption du Covid-19 et de ses conséquences sanitaires et sociales pendant l’écriture de l’ouvrage.

Hugues Charybde le 28/05/2021
Mélanie Fazi - l’Année suspendue - Dystopia éditions

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