L'AUTRE QUOTIDIEN

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Deux ou trois choses que l'on sait de Wang Bing, l'œil qui marche

Homme de télé tourné vers la cinéma en récupérant une caméra sonorisée, Wang Bing est un cinéaste qui tente de saisir le réel dans sa continuité et n’hésite pas à en saisir les subtilités/modalités en tournant des œuvres qui font jusqu’à 15 heures. Qu’il s’intéresse à un asile psychiatrique, un complexe industriel ou une simple famille déplacée, il ne demande jamais d’autorisation de tournage et sa façon de filmer plein cadre est assez stupéfiante. C’est le cinéaste chinois de ces dernières années.

Père et fils, 2014, vidéogramme Wang Bing / Galerie Paris-Beijing

Présentation de l’expo par les curateurs Dominique Païni et Diane Dufour:

Un jour de 1999, dans le Nord-Est de la Chine, un homme de 32 ans ayant étudié la photographie dans une école d’art, se saisit d’une petite caméra vidéo amateur et filme seul, durant presque 2 ans, la disparition du plus grand complexe sidérurgique chinois. En résulte À l’Ouest des Rails (2003), un film magistral de 9 heures, vécu par beaucoup d’entre nous comme l’avènement d’un cinéaste et d’une manière unique de faire corps avec le cinéma. Ainsi commence l’événement Wang Bing.

Depuis, Wang Bing ne nous a pas quittés. En vingt films réalisés en autant d’années, avec une humilité et un acharnement hors du commun, une œuvre-monument est née. Cohabitent en son sein, comme les deux faces d’une même pièce, les films anthropologiques où le cinéaste s’attache à suivre les pas des exclus du miracle économique chinois et les films historiques où est recueillie la parole des derniers survivants des campagnes anti droitières de Mao Tsé Toung. Dicté par la nécessité de tailler dans une œuvre gigantesque pour en révéler la singularité, notre parti pris a été de n’explorer que les premiers.

C’est par des fragments découpés dans la matière vivante de 6 films, les plus emblématiques à nos yeux de cet « être au monde » qui lui est propre, que nous avons choisi de pénétrer dans l’œuvre de Wang Bing. Là s’invente une forme, là s’imprime la présence obstinée de Wang Bing sur les pas de l’Autre, là éclate la virtuosité du cadre dans un monde en perpétuel mouvement, là irradie l’humanité de cet œil qui marche.

Pour Wang Bing, filmer relève de l’urgence, de la nécessité d’interroger son temps, son pays, séance tenante, d’établir un hors-champ de la couverture médiatique officielle, entre propagande et censure. Le cinéma de Wang Bing est traversé par cette question : comment montrer la vie des anonymes, ceux que l’économie socialiste de marché ignore, méprise ou exploite?

La portée politique du cinéma de Wang Bing, jamais ouvertement revendiquée, s’exprime par une éthique de la patience, de la concentration, de la persistance. Etre là, ni trop loin, ni trop prés, attendre, ne pas partir, ne pas intervenir, ne pas savoir à priori, laisser la vérité des personnages advenir d’elle-même : ce dispositif minimal traduit bien la volonté de se soumettre à ce qui arrive. S’il s’en remet à l’autre, Wang Bing pour autant ne disparait pas. Tout est vu et entendu depuis sa camera, unique point de captation. Son souffle haletant perceptible, le bruit de ses pas ou l’apostrophe d’un ouvrier (« tu filmes ? ») attestent de l’omniprésence invisible, tel un filtre sensible, de son corps filmant.

À la folie, 2013, vidéogramme Wang Bing

Ce cinéma documentaire, largement tourné hors du système traditionnel, se vit comme un travail de longue haleine fondé sur l’observation et la captation d'un milieu qui est raconté par la manière dont il est vécu et habité. Le sujet de chaque film, c'est le lieu et le moment choisis par le cinéaste, remarquables pour ce qu'ils racontent de la Chine contemporaine et de la façon dont les Chinois anonymes, pauvres, rarement « visibles », y survivent.

Ce travail est le fruit d'un cinéaste modeste et solitaire. Ce caractère hors système, hors institution, Wang Bing l'a toujours choisi et assumé. En étudiant la photographie puis le cinéma, alors qu'aux Beaux-Arts de Shenyang, c'est plutôt la peinture qui était considérée la matière noble, il creuse déjà un sillon bien distinct des autres étudiants. En s'intéressant à la vie prosaïque des ouvriers d'une usine alors qu'ailleurs c'est la modernité qui attire l'attention, il rompt avec les tendances du moment et se rapproche de la démarche d’artistes qu’il admire, comme Hong Dong ke, éminent photographe du monde rural chinois. Cette marginalité a un coût économique, et pèse évidemment sur les conditions de ses tournages.

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Ce qui étonne alors, c'est la grande précarité de ce cinéma, et la persévérance et l'art du contournement et de la récupération déployés par le cinéaste pour le faire exister. Chaque projet est bricolé, porté par une énorme volonté et l'espoir, souvent déçu, de petits coups de main de « relations » (« guanxi »). Alors qu’il est encore étudiant, Wang Bing dort dans la chambre noire de l'école. Pour A l'ouest des rails, le montage a été effectué sur des machines empruntées à des amis. L’équipe, ultra réduite, est assemblée au gré des besoins et des connaissances. Les sous-titres ont ainsi été bricolés à la dernière minute, lorsque Wang Bing réalise qu'il en a besoin pour présenter un film compréhensible au Festival de Berlin. Sans être officiellement censuré lors du tournage par les autorités chinoises (même si ses films ne connaissent pas de sortie officielle ou sont interdits), Wang Bing est contraint de travailler dans une semi clandestinité afin de ne pas attirer l’attention. Pour le tournage de sa seule fiction à ce jour, Le Fossé, la présence d’une petite équipe est plus contraignante qu’à l’accoutumée ; heureusement, le film est tourné à l’écart, dans le désert de Gobi.

Le résultat est un cinéma paradoxalement hors normes : par la patience de la démarche de documentariste, par la durée des films qui en résultent, par leur dureté aussi. Paradoxalement, puisque le sujet de Wang Bing, depuis le début, est la Chine normale, pauvre, celle de la majorité : une femme prise dans la révolution culturelle dans Fengming, une famille pauvre rurale dans Les Trois Soeurs du Yunnan, des pauvres et marginaux internés dans A la folie. Mais la singularité et la cohérence de cette démarche dans le paysage cinématographique mondial (et particulièrement chinois) placent Wang Bing dans un espace à part.

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L’enjeu difficile de ce cinéma hors normes, c'est de trouver et tisser des fils narratifs à partir d'une matière réelle. Bien que certain de son sujet avant le tournage, Wang Bing ne trouve véritablement ses histoires qu'en les filmant. Le film se fait au fil du tournage. Le cinéaste raconte qu'il a toujours ce moment de doute, après des semaines de tournage, où il a du mal à savoir s'il a assez de matière, s'il peut s'arrêter, ou si au contraire la bonne histoire ne va pas se dérouler sous peu. Quand il sent que différentes histoires existent et ont été capturées, le tournage se termine, et le montage et l'organisation de ces heures de rushs n'est plus si compliqué. La linéarité du temps de tournage est conservée, par souci de conformité au réel.

La difficulté à raconter la multiplicité, le tout, en partant du particulier, pose la question de la bonne distance de ce cinéma. Ni trop près, ni trop loin, Wang Bing se place précisément dans l'intimité de la Chine. Il s’approche des hommes, prend le temps de les décrire, les place dans leur environnement, et alterne avec d’autres personnages. La longueur de tous ses films permet à chacune de leurs parties de se développer dans le temps qui leur est nécessaire, et l’assemblage du tout au montage permet de constituer la fresque recherchée. C’est le sens des trois parties de A l’ouest des rails (Rouille, 4h ; Vestiges, 2h56 ; et Rails, 2h15), et, à une échelle moindre, de chaque personnage-chapitre de A la folie (3h47,). C’est parce qu’il prend le temps de les filmer et de les montrer dans toute leur épaisseur que Wang Bing peut tant s’approcher de leur intimité, et c’est ce qui rend son cinéma si profondément humain et incarné.

Wang Bin, le cinéaste au corps verra ses films présentés dans l'exposition projetés dans leur intégralité à l’occasion de la rétrospective Wang Bing à La Cinémathèque française du 9 au 21 juin.

Wang Bing, l’œil qui marche est le catalogue de l’exposition qui vient de sortir en co-édition (Delpire & co, Roma Publications et LE BAL). Présentant 170 séquences, issues de huit films réalisés au tournant du siècle (1999-2017), le livre met en exergue la singularité du langage cinématographique de Wang Bing et l’ampleur colossale et inédite de son projet anthropologique à l’échelle d’un pays-continent ayant connu une transformation radicale de sa société. Au fil des pages, se précisent l’attente, le doute et la concentration au travers d’un certain nombre de motifs temporels. Loin des grands récits magistraux ou des films de dénonciation, le livre traduit par l’accumulation des images, des détails, des gestes, la manière dont Wang Bing enregistre, lentement, patiemment, la précarité de ces vies dans l’intimité de leur corps-à-corps quotidien avec la réalité.

Dr Mabuse le 27/05/2021
Wang Bing, l’œil qui marche -> 14/11/2021
Le BAL 6, impasse de la Défense 75018 Paris