L'AUTRE QUOTIDIEN

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Élévation 3 : interstellaire, interspéciste avec vue sur la guérilla

En parallèle ou presque à “Marée stellaire”, David Brin offre avec “Élévation 3” une variation approfondie sur les mécaniques de cohabitation et d’adaptation entre espèces différentes – dans une galaxie redoutable aux non-initiés – et sur les écueils de la sclérose intellectuelle. Et un roman d’aventures et de guérilla en prime.

Qu’il est étrange qu’un seul monde, en soi insignifiant, puisse prendre une telle importance !
La circulation grondait entre les tours de la Capitale, juste au-delà du dôme de cristal hermétique du palanquin officiel, mais l’habitacle était insonorisé et aucun bruit ne venait incommoder le bureaucrate de l’Économie et de la Circonspection. Son esprit se concentrait sur l’image holographique d’une petite planète qui poursuivait ses lentes révolutions à portée d’un de ses bras duveteux. Des mers bleutées et des îles évoquant une poignée de gemmes apparurent dans son champ de vision, rendues miroitantes par l’éclat réfracté d’une étoile invisible.
Si j’étais une de ces divinités dont parlent les légendes des « jeunes loups »… s’imagina le bureaucrate. Ses rémiges se bandèrent. Il n’aurait eu alors qu’à tendre les serres pour s’emparer de…
Certainement pas ! Cette idée folle lui démontrait qu’il avait consacré un trop grand nombre d’heures à étudier l’ennemi. Les concepts absurdes des Terriens contaminaient son esprit.
Ses deux aides hérissèrent leur duvet pour traduire leur irritation, sans cesser pour autant de lisser les plumes et le torque de couleur vive du bureaucrate qui ne tarderait guère à arriver à destination. Il n’en fit pas cas. Glisseurs particuliers et aérobarges défilaient sur les côtés du palanquin, et les files de véhicules s’écartaient devant le fanal lumineux de l’appareil officiel. Seuls les membres de la famille royale bénéficiaient habituellement d’un tel privilège, mais le bureaucrate dont le lourd bec s’abaissait vers l’holo-image ne voyait rien de ce qui se passait à l’extérieur.
Garth, de nouveau victime.
Sur le pourtour des mers bleutées peu profondes, les contours des continents bruns étaient estompés par des nuages tourbillonnants à la blancheur trompeuse. Ils paraissaient aussi doux que le plumage d’un Gubru. Le long d’un archipel et à l’extrémité d’un cap, sur la côte du plus grand continent, brillaient les lumières de petites agglomérations. Partout ailleurs, ce monde paraissait encore vierge, et seuls les éclairs de quelques orages troublaient son repos.
Des rangées de symboles codés révélaient cependant une autre réalité. Garth était un monde appauvri, un enjeu sans valeur. N’était-ce pas pour cette unique raison que les jeunes loups humains et leurs clients avaient obtenu l’autorisation de s’y implanter ? Les Instituts galactiques l’avaient biffé de la liste des planètes colonisables depuis longtemps.
Et à présent, pauvre petit monde, te voici choisi pour servir de théâtre à une guerre.
Dans l’intention de parfaire son entraînement, le bureaucrate de l’Économie et de la Circonspection pensait en anglique, cette langue bestiale dont l’usage était réservé aux créatures de la Terre. Si la plupart des Gubrus assimilaient l’étude de tout ce qui se rapportait aux races étrangères à un passe-temps malsain, l’intérêt du bureaucrate pour ce langage semblait sur le point de porter ses fruits.
Finalement. Aujourd’hui.
Le palanquin s’était glissé entre les grandes tours de la Capitale, et un édifice démesuré de pierre opalescente se dressait devant lui. L’Arène du Conclave, siège du gouvernement de la race et du clan des Gubrus.
Des frissons d’impatience et de nervosité parcoururent sa crête et redescendirent jusqu’aux vestiges atrophiés de ses pennes, provoquant les pépiements de protestation de deux Kwackoos. Comment pourraient-ils achever de lisser ses belles plumes blanches ou de polir son long bec crochu s’il ne restait pas un seul instant immobile ?

Quatre ans après le succès planétaire de « Marée stellaire » et son triple sacre par les trois plus grands prix littéraires d’imaginaire de l’époque (Hugo, Nebula et Locus), David Brin récidivait en 1987 avec « Élévation », se présentant en partie comme une « suite » du précédent, mais se déroulant en réalité presque en parallèle, pour obtenir immédiatement à son tour les prix Hugo et Locus (et être « seulement » nommé au Nebula).

Je vous encourage vivement à lire « Marée stellaire » (on peut toutefois parfaitement lire « Élévation » en premier) mais en tout cas à parcourir la note de lecture qui lui est consacrée sur ce même blog (ici), afin – sans spoilers – d’obtenir les éléments de contexte de cette civilisation galactique, fondée en grande partie sur l’élévation d’espèces dites clientes (concept développé par David Brin en résonance forte avec le travail parallèle de Doris Lessing dans son cycle science-fictif « Canopus dans Argo : Archives », et tout particulièrement dans son troisième volume, « Les expériences siriennes »), jeu à échelle gigantesque dans lequel les Terriens, avec leurs protégés néo-dauphins, néo-chimpanzés (et néo-chiens, même si ceux-ci ne semblent pas être mentionnés dans ce volume), ont été plongés quasiment sans préavis, et sans accompagnement ou protection d’une espèce plus ancienne.

Uthacalthing entendit derrière lui les lamentations des deux Ynnins. Ces êtres grands avec des jambes comme des échasses compatissaient mutuellement à leur triste sort. Mais au moins avaient-ils pu s’installer dans les sièges de l’appareil tymbrimi, contrairement à leur maître auquel sa forte corpulence interdisait de s’asseoir.
Et Kault ne restait pas en place : il faisait les cent pas dans la cabine exiguë alors que sa crête turgescente heurtait le plafond à chaque pas. L’humeur du Thennanin était exécrable.
Pourquoi, Uthacalthing ? marmonna-t-il pour la centième fois. Pourquoi avoir tant attendu ? Nous sommes les derniers à évacuer la capitale ! (L’air sifflait en sortant de ses évents respiratoires.) Vous m’aviez pourtant dit que nous partirions l’autre nuit ! Je me suis hâté de réunir quelques biens pour être prêt à temps, et vous n’êtes pas venu ! J’ai attendu. J’ai laissé échapper des occasions de m’embarquer sur d’autres appareils en raison des messages que vous m’adressiez pour m’exhorter à la patience. Et ensuite, quand vous êtes finalement arrivé, nous avons décollé sans plus de précautions que si nous partions visiter l’Arche des Progéniteurs !
Uthacalthing le laissait grommeler. Il avait déjà présenté des excuses protocolaires à son collègue et versé la dîme diplomatique d’usage. L’étiquette n’exigeait rien de plus de sa part.
En outre, tout se passait exactement comme il l’avait prévu.

Pour faire pression sur le gouvernement terrien, les Gubrus, puissante espèce galactique qui s’est toutefois retrouvée distancée dans la course lancée par ailleurs aux trousses du Streaker, le vaisseau spatial néo-dauphin qui aurait mis par inadvertance l’aileron sur un secret d’importance historique et religieuse fondamentale, ont décidé d’envahir Garth, planète convalescente après un immense désastre écologique, confiée aux Terriens et aux néo-chimpanzés parce que jugée ailleurs d’une importance extraordinairement faible. Tandis que la puissante flotte d’invasion s’approche, la minuscule force militaire locale se prépare à résister, tous les ambassadeurs extra-terrestres ayant pris la fuite en temps utile, à part le représentant suprêmement joueur des Tymbrimis, une espèce majeure comptant parmi les rares alliés de la Terre, et celui des Thennanins, résolument hostile mais totalement passionné d’écologie et d’élévation, ce qui jouera son rôle en temps utile.

Athaclena cilla. Chaque fois qu’elle pensait maîtriser l’anglique, Robert cédait à l’étrange amour des humains pour les métaphores. Contrairement aux comparaisons, dans le cadre desquelles on mettait l’accent sur des similitudes, les métaphores voulaient contre toute logique que des choses dissemblables soient identiques ! Nulle autre langue n’autorisait de telles absurdités.

Appuyé sur une narration à points de vue multiples (pour laquelle, en y intégrant plusieurs extra-terrestres radicalement autres, de véritables trésors d’imagination et de technique sont déployés), encore plus performante que celle de « Marée stellaire », David Brin conduit avec grand brio une complexe exploration thématique, mêlant – comme il le déclarera plus tard – les déclics produits chez lui par le Pierre Boulle de « La planète des singes » (1963) ou le Robert Merle de « Un animal doué de raison » (1967), le talent méticuleux dans la construction psychologique et politique aussi bien d’espèces extra-terrestres que de chimpanzés devenus pensants (on songera d’ailleurs certainement, en lisant ou relisant cette patiente entreprise-là, aux travaux anciens de Konrad Lorenz ou à ceux plus récents de Baptiste Morizot), les humoristiques plagiats par anticipation de l’Antoine Bello des « Falsificateurs » ou l’hommage au Iron Butterfly de « In-A-Gadda-Da-Vida » et à ses percussions hors normes de l’époque et au Frank Zappa de « One Size Fits All ».

Leur souci de la pureté écologique rendait fréquemment les semblables de Kault exaspérants, mais au moins était-ce une obsession qu’Uthacalthing jugeait honorable. Raser une forêt par le feu ou bâtir une ville sur un monde répertorié était une chose. Les blessures de ce type finissaient tôt ou tard par se cicatriser. Libérer des poisons chimiques dans la biosphère était autrement grave. L’écosystème planétaire absorbait ces poisons, avec un effet cumulatif. Le dégoût d’Uthacalthing pour les nappes huileuses était presque aussi grand que celui de Kault, mais le mal était fait.
– Les Terriens avaient mis sur pied un service de nettoyage d’urgence efficace, Kault. Tout laisse à supposer qu’il ne fonctionne plus depuis l’invasion. Les Gubrus viendront peut-être réparer eux-mêmes ce gâchis.
Le corps de Kault se tordit, et il cracha sous forme d’éternuement. Uthacalthing savait désormais que les Thennanins exprimaient ainsi leur scepticisme.
– Les Gubrus sont paresseux et hérétiques, Uthacalthing ! Comment pouvez-vous être si naïf et optimiste ?
Sa crête frémissait et ses lourdes paupières battaient. Uthacalthing se contenta de regarder son compagnon d’infortune, les lèvres serrées.
– Ah, ah ! fit sèchement le Thennanin. Je comprends ! Vous vouliez tester mon sens de l’humour. (Sa crête entra en expansion.) Amusant. J’apprécie vraiment. Reprenons notre route.
Uthacalthing se retourna et leva son aviron. Il soupira, et tu’fluk fit son apparition au-dessus de sa tête : le glyphe du regret qu’un trait d’esprit n’eût pas été apprécié à sa juste valeur.
Si Kault a été nommé ambassadeur dans une colonie terrienne, c’est probablement parce qu’il possède ce que ses semblables assimilent à un sens de l’humour très développé.
Les motivations d’un tel choix équivalaient à celles pour lesquelles Uthacalthing avait été désigné par les Tymbrimis : son sérieux relatif, sa retenue et son tact.

Si, particulièrement à la relecture, des longueurs significatives sont manifestes (David Brin ne dispose pas encore ici pleinement de la profondeur de champ d’une Doris Lessing ou de l’art machiavélique d’un Kim Stanley Robinson pour rendre nécessaire chaque centaine de pages dans un volume de forte épaisseur), que ce soit à propos de guérilla ou de menées subversives, de jeux diplomatiques ou de créations d’ambiances, il n’en reste pas moins que, au-delà de l’aventure humaine, guerrière et diplomatique ici contée, il nous est offert une belle leçon de réflexion-en-action à propos d’adaptabilité d’espèces les unes aux autres, de communication réciproque dans des contextes complexes, et de capacité d’innovation au sein de sociétés exposées à la sclérose intellectuelle (avec une singulière irruption, le moment venu, du concept de néoténie et des analogies qui peuvent en découler). Comme le disait le rusé et joueur tymbrimi Uthacalthing, avec son humour pince-sans-rire unique : « Peut-être découvrirons-nous des choses d’intérêt ».  

Hugues Charybde le 3/5/2021
David Brin - La Guerre de l’Elévation - éditions Milady

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